J – 2 avant la confrontation entre l'Ankor et l'Esclavagiste
Depuis plusieurs semaines que le petit bateau avait pris la mer, rien de notable ne s'était passé. Au matin, tôt, Sélanae descendait dans les cales nourrir les esclaves (ou plutôt ex-esclaves, comme elle voulait qu'on dise), puis le midi chacun mangeait un bout de son côté avant de disparaître l'après-midi, lorsque le soleil tapait fort. Le Gobelin avait pour habitude de nicher dans le nid de pie et on ne le voyait quasi-jamais, l'Orc et sa bande de joyeuses drilles passait leur temps à dormir et Sélanae pour sa part redescendait dans la cale, à l'abri de la chaleur. Phadria songeait qu'elle devait bien se faire chier, là bas. Concernant elle-même, elle barrait tout en humant l'air du large et se délectant du paysage.
Enfin, humer et se délecter ca allait bien deux jours.
Phadria, en tant qu'Officier à bord du
Galion Déité puis matelot sur le
Seigneur Émeraude avec Théoden avait toujours eu de la besogne pour l'occuper. Ainsi, à ce bord, les journées lui semblaient filer deux fois plus lentement.
Phadria Mary Red demeurait penchée au-dessus d'un tonnelet d'eau clair occupant le pont de l'Ankor. La nuit venait juste de tomber. Elle termina de faire un brin de toilette, essuya son visage mouillé puis se saisit de son équipement sous le bras et gagna sa cabine sans un mot. L'Orc dormait en ronflant, il n'avait même pas fait attention à elle. Sélanae devait sans doute se trouver parmi ses esclaves. Depuis leur dernière discussion, il semblait à Phadria que cette dernière l'évitait. Elle haussa les épaules mentalement et, morte d'ennui, regagna sa cabine. Au moins elle pouvait avoir quelques discussions, généralement amusantes, avec la barde le soir. Elle songea également qu'il lui faudrait -question de vie ou de mort- procéder à quelques achats dès lors que l'Ankor toucherait terre. Il lui fallait absolument une veste digne de ce nom, ainsi qu'un tricorne. Et elle ne cracherait point sur de nouvelles bottes. Et un nouveau gainage également ! Ainsi qu'un fourreau. Et puis pourquoi pas un corsetage neuf. Oui. C'était une question de vie ou de mort pour Phadria que celle de renouveler au plus vite sa garde-robe ! Heureusement, la pirate avait pu trouver dans la cabine du Capitaine de l
'Ankor un vieux sabre qu'elle avait adopté sur l'instant.
Phadria songea avec nostalgie aux quelques adresses sympathiques dont elle était la familière à Port-Argenterie, du temps de l'âge d'or, puis entra sans taper dans sa cabine.
Phadria avait laissé le petit lit à la clandestine, elle-même occupant un hamac qu'elle s'était debrouillé afin de dresser à un mètre du sol dans l'un des angles de la pièce. Triss était là, comme à son habitude, discrète au possible, un grain de malice perdu dans son regard se mêlant à la contemplation de son luth. Phadria lui sourit en entrant, ses cheveux demeuraient encore mouillés. Elle referma la porte en un claquement puis se débarrassa de son sabre ainsi que de ses bottes et bondit avec une agilité sans pareil dans son lit d'infortune. Elle ne s'en plaignait pas. Elle avait connu bien pire. La barde ne l'avait pas laché d'un regard. C'est vrai qu'elle était un peu timide, mais Phadria et elle avaient réussi néanmoins à partager de longues discussions la nuit tombée, lorsque partiquement tout
l'Ankor dormait.
- Tu n'aimes tellement pas dormir avec moi ? lâcha d'une voix timide Triss. J'aurais pensé le contraire. J'en suis presque déçue.
- Le lit est petit, répondit simplement la pirate en lui souriant.
- Si ce n'est que ca, je peux me serrer. Cela ne me gêne pas.
Phadria laissa un silence passer toute concentrée qu'elle était à la contemplation de ses ongles. Enfin, son attention redoubla.
- Dis moi la barde, pourquoi tu m'as suivis jusqu'ici ?
- N'ai je pas le droit de suivre une pirate? Où peut être c'est le fait que je ne sois pas marin qui vous gêne?
Phadria nota de nouveau le passage du tutoiement au vouvoiement. Triss s'emmêlait souvent les pinceaux de cette manière-là.
- Bah c'est difficile de répondre que tu es dans ton droit quand tu me menaces à bord de mon propre navire. Meme si l'Ankor a plus une gueule de coque de noix.
- Tu aurais préféré que je te fasse quoi ?
De nouveau le tutoiement. Phadria croisa ses bras derrière sa nuque et ne répondit pas, laissant un temps necessaire afin que s'installe quelques secondes de silence.
- Je n'aurais pas dit non, reprit la barde presque pour elle-seule, mais je ne pense pas que ... Non rien d'important.
Phadria sourit, sans regarder son interlocutrice. Cette petite donzelle venait de se trahir pour la première. Nous y sommes.
- Je dirai ma belle, que soit tu te fous ouvertement de moi, soit tu me fais un plan.
Et avant que la barde ne puisse lui faire don d'une réplique, Phadria ajouta :
- Et par plan, je ne parle pas de ces vieux bornages sur une feuille en peau de bête.
Un nouveau silence, mais cette fois-ci Phadria l'attendait. Triss répondit, mais en prenant grand'soin de ne point la regarder dans les yeux.
- Tu tiens vraiment à que je dise bonjour à tes amis sur le bateau ? Une énorme orc avec un tigre, une peau verte et ... cette fille.
- Tu n'as pas répondu à ma question.
Madame Red sauta là de son hamac et s'approcha de la jeune barde en la regardant droit dans les yeux. Les mains appuyées sur le rebord du lit, penchée vers elle. Cet air railleur qui seyait à merveille à la femme rouge semblait né pour destabiliser ses interlocuteurs les moins avertis. Dès ce moment, Triss ne put plus faire semblant d'ignorer le peu de vêtements qui couvrait Phadria. Elle en parut troublée.
- Je te plais, c'est ça ?
Alors, pour l'une des premières fois depuis leur rencontre, Triss Miders osa soutenir le regard émeraude de Phadria Red. Elles restèrent ainsi quelques secondes, sans que ni l'une ni l'autre n'agisse. Puis, au moment où Phadria allait s'éloigner, avec quelques rictus, de son interlocutrice devenue muette, cette dernière, heureuse d'une sensation nouvelle, l'aggripa sans présage et l'embrassa.
Il aurait été faux de dire que Madame Red n'avait rien vu venir et fut surprise par le geste. En fait elle l'attendait, elle se demandait muettement si son interlocutrice oserait l'aborder de la sorte, et si elle l'eut voulu, il ne lui aurait suffi que d'une seconde pour échapper à cette étreinte-là. C'est en toute connaissance de cause que la pirate laissa durer ce moment, y prenant même, peut être, quelques plaisirs dissimulés. Elles finirent par s'écarter. Phadria se redressa et s'éloigna du lit.
- Tu as rougis.
Triss ne semblait plus en état de répondre quoi que ce soit, alors Phadria prit les devants. D'autant plus que la jeune barde semblait vouloir se fondre dans les draps, dans les murs, dans les planches de l'Ankor, et disparaître sur l'heure. Elle vint s'asseoir près de Triss, sur le rebord du lit, souriante comme à son habitude.
- Ecoute ma belle, c'est flatteur, très flatteur meme, tout ça. Mais c'est un peu embarrassant, tu comprends ? Moi je suis pas trop branchée donzes. Disons que je préfère les beauprés.
Rouge écarlate, Triss Miders prit grand'soin à ne plus recroiser le regard pétillant de son interlocutrice. Elle ne put néanmoins retenir les mots suivants :
- Et aussi pour cette fille...
- Sélanæ ? Putain non, révéla-t--elle en riant, elle peut pas me sentir ! Non, crois-moi, mon cœur n'est pas pris en ce moment !
Cette fois Triss pleurait pour de bon, dans un silence tapageur. Elle leva son visage vers Phadria et lui désigna ses larmes :
- Au pire... Pas grave.
- Ouais, enfin, te mets pas à pleurer pour ça. Ca me fait chier moi, de te voir te foutre dans cet état.
Comme Triss ne parvenait pas à contenir ses larmes, tel un petit ruissant torpillant dans l'attente d'atteindre le fleuve principal, Phadria se leva :
- Allez, sèche tout ça clandestine ! Allons prendre l'air deux minutes, t'en as besoin.
Elle n'opposa aucune résistance à Red. Les deux femmes quittèrent la cabine au cœur de la nuit. Ce fut la première fois depuis son embarquement pour Triss. Phadria fit signe à Triss, d'un index auprès des lèvres, de ne pas faire de bruits. Elles passèrent près de l'Orc ronflant sans confesse, et son matou gigantesque à ses pieds. Le gros chat les vit. Heureusement que cette bestiole ne peut pas parler. Phadria supposa le Gobelin dans le nid de pie et Sélanæ dans la cale. Parfait. La pirate poussa presque Triss jusqu'au Gaillard à l'avant, elles ouvrirent une petite écoutille et pénétrèrent à l'intérieur d'une petite cale amménagée pour le transport des provisions. Phadria avait repéré là une denrée fort interressante, il y avait plusieurs jours, et elle n'avait pas encore eu l'occasion de s'assurer d'un transfert discret jusque dans sa cabine. Elle força une caisse de bois d'apparence âgée à l'aide d'un pied de biche trainant, puis la souleva.
- Allez, retourne à la cabine !
- Viens avec moi ! Se mit presque à supplier Triss. Je ne veux pas y être seule.
- Evidemment morbleu ! Tu ne vas pas la descendre seule cette caisse d'alcool, mmh ?
Phadria ferma la porte de la cabine avant d'en faire le blocage avec le lit.
- Comme ça personne viendra nous faire chier.
Elle s'acharna ensuite à déboucher la bouteille avec ses dents, et en porta une gorgée à ses lèvres.
-Mmmh du rhum ! Il est impec' ! Un arôme sucré et tropical comme je l'aime.
Elle tendit la bouteille a Triss.
- Enfin, fais gaffe quand meme. C'est un peu fort.
La barde observa la bouteille comme si Phadria eût été l'incarnation de Nimen et lui offrait de boire là le pire des fléaux contenu dans un flacon. Néanmoins, elle s'en saisit, en but une gorgée qu'elle avala sans même apprécier, et rendit la bouteille à Phadria qui en poursuivit la mise à sac.
- Bon tu veux parler ? Qu'est ce que tu faisais a Oro par exemple ?
- Je voyageai là où le vent me mène.
- T'es née par là-bas ?
La discussion se poursuivit ainsi presque toute la mi-nuit, effleurant mille-et-un sujets différents. Cependant, il n'était point difficile à Madame Red d'estimer que son interlocutrice avait l'esprit ailleurs. Après que Triss ait parlé vaguement de Prébois à Phadria, celle ci enchaîna tout à tour, tout en prenant une gorgée supplémentaire :
- Et tu faisais quoi là bas ? Joueuse de luth ? Qui t'a apprit à en faire ?
- J'essayai plutôt de survivre. C'était surtout un passe temps, la musique.
- Les Amazones ? J'en ai déjà entendu parler. Tu en as vu ? ajouta Red un sourire élargi aux lèvres, et l'or dans l'oeil.
- J'en ai aussi entendu parler.
- Parait qu'elles valent bigrement cher sur le marché, foi de forban...
- Ce ne sont pas des animaux. Et encore, les animaux, on leur donne plus de respect qu'à d'autres humains.
Phadria sourit tout en buvant de nouveau.
- Si tu veux, je te l'accorde. Tu t'entendrais bien avec Selanae toi, haha.
Elle tendit de nouveau la bouteille à la barde qui en prit à son tour une deuxième lampée.
- Je m'intéresse pas à elle.
- Inutile de prendre la mouche.
- Je prends pas la mouche. Tu exagères.
Toujours le rhum en main, Triss se resserra près de Phadria, posant sa tête sur son épaule tatouée, et l'enlaça de ses bras. Phadria choisit de ne pas la repousser.
- Et c'est moi qui exagère...Bon, allez, je crois que tu as suffisament bu pour ce soir ma belle. Au lit !
Après avoir essuyé quelques refus de la part de sa compagne, Phadria parvint finalement à avoir gain de cause. Aussi s'apprêtait-elle à se retirer de la chambre afin de retourner prendre l'air sur le pont, quand Triss la retint.
- Reste, s'il te plait...
- Je ne coucherai pas avec toi Triss, mais si tu promets d'essayer de dormir un peu ce soir, je veux bien rester.
Elle accepta et se recroquevilla sous les draps. Phadria s'assit en tailleur sur le même lit et lui tira la couverture comme à une enfant. Elle souffla les dernières bougies allumées et laissa l'obscurité envahir la pièce.
- Putain ça craint quand même...
- Quoi ?
- Ben..C'est la première fois que je plais à une donze !
Une autre rasade de rhum. Pour la forme.
- C'est si grave ?
- J'sais pas. C'est un peu la merde en tout cas. Morbleu, on se connaît à peine Triss.
- Et en quoi c'est gênant ? On peut apprendre...
- C'est gênant parce que moi je ne ressens rien pour toi, et je n'ai pas envie comme tu dis "d'apprendre". Navrée, mais je pense que tu t'es trompée de personne.
Malgré l'obscurité, Phadria sentait avec aise que son interloctrice lui dissimulait son visage, ainsi que les larmes qui recommençaient à couler.
- T'inquiète pas. L'amour c'est comme une lame de fond. Ca vient, ca monte, ça te percute puis ça repart. Une autre lame viendra, tu sauras t'en saisir.
Phadria Red quitta la cabine, laissant là Triss Miders. Elle fit très attention à ne point oublier la bouteille. Cette dernière demeurait à demi entamée.
~
Putain, cette folle s'est embarquée clandestinement sans même savoir où nous allions. Et tout ça pour quoi ? Être avec moi ? Putain de blague. Elle continua à titiller sa bouteille, accoudée au bastingage et l'esprit au vent. Peu vêtue, l'air frais lui faisait un bien fou ! Puis elle accomplit un volte-face, appuyant son dos contre le bastingage cette fois. Et le vit. Ses deux yeux jaunes, phares dans la nuit, la scrutaient du haut du nid de pie.
C'était vrai qu'ils ne dormaient jamais ces oiseaux là.
Alors il avait vu Triss tout à l'heure, indubitablement...- Fait chier lui aussi.
Madame Red ne put néanmoins s'empêcher d'esquisser un sourire en enfonçant la bouteille dans l'échancrage de son corset.
Si ça coule, je me mouille. Puis elle grimpa dans les haubans, le long de la mature, et jusqu'à son sommet, nus pieds, afin de rejoindre le Gobelin dans le nid de pie. Ses longs cheveux jais dressés au vent ponctuèrent la vision charmante d'un telle actrice au cœur de ce tableau nocturne.
Madame Red s'assit près du Gobelin, récupéra sa bouteille. Aucun des deux ne se regardèrent, leurs iris dévisageaint l'océan.
- Tu n'as rien vu, rien entendu, attaqua Red.
- Pour une pièce c'est sûr.
Un large sourire vitn fendre le visage de la pirate.
- Salaud.
- Il n'y a pas de petit profit surtout pour ma race.
- Il n'y a de petit profil pour personne, le gobelin. T'en veux, répondit-elle en lui tendant le fond de rhum.
- Pas pendant le travail.
- Ca en fait plus pour moi.
Madame Red termina la bouteille, d'une traite, comme si elle se fut trouvée à l'intérieur de l'un de ces bordels d'Argenterie qui se faisait nommer aussi taverne. Puis elle la balança à la mer. Le mugissement des Grand'Eaux en couvrit la chute.
- J'imagine que t'as pas de donze qui t'attend a la maison toi, railla-t-elle, toujours le regard nageant parmi les étoiles.
Il sembla alors à Phadria discerner un sourire voilé sur le visage de son interlocuteur à sa droite.
- Non, et pas de maison non plus. Et toi ? Il n'y a pas un homme...un "capitaine" qui t'attend ?
Phadria tendit un bras devant elle, désignant la mer.
- C'est ça ma maison.
Puis elle croisa ses avants-bras derrière son crâne, profitant de cette vision qu'offrait le post de vigie.
- Quant au beau capitaine, je l'attend encore. Enfin, je ne crois plus trop à ces conneries remarque.
Le gobelin sortit alors de ses loques un papier plié de façon bien étrange. Les écritures au-dessus demeuraient codées mystérieusement.
- Si tu veux le faire venir, ceci peut t'interresser.
- Qu'est-ce donc que cette merdaille là ?
- Lettres noires. Un language codé du nord, c'est une demande de contrat. La tête de Theoden, un capitaine de navire. Tu connais ?
Phadria laissa un silence passer bien involontairement.
- Peut être bien.
- Pourtant vous aviez l'air assez intime à l'auberge.
- Ca n'est pas mon amant si c'est ce que tu veux savoir.
- Hum. Mais je suppose que si j'accepte le contrat je te trouverais sur mon chemin.
- Rien de moins sûr.
- Vraiment ?
- Mais si tu veux un conseil pour ta petite tête, n'accepte pas ce contrat. C'est un coupe-jarret rien de plus.
- Et je suis un assassin, le boulot paye bien.
Sirk lui tendit alors un second bout de papier du bout de ses doigts crochus. Geste fort inutile de fait, Phadria Red ne sachant pas lire.
- L'adresse du gars : les Marches d'Acier, l'informa-t-il néanmoins. Je te propose un truc.
- C'est non. Je ne m'allierai pas à toi pour la tête de Théoden. Un bon assassin devrait savoir quand un contrat lui coutera la vie.
- Comme tu le dis, je suis pas assez con pour accepter, mais le fric m'intéresse et j'ai besoin d'aide pour le récupérer. Les esclave je m'en fout et encore plus de la gamine qui veut rendre leur liberté à ces humains.
Madame Red le vit sortir une fiole contenant un liquide orangé. Du moins à ce qu'il lui semblait, la nuit enveloppant tout.
Putain mais d'où il sort tous ces trucs ?- C'est du poison , le comanditaire est un vieux lubrique mais il se méfie des gens qu'il engage, il ne paye qu'un quart de la somme totale. Mais si tu m'aide à le plumer on fait cinquante-cinquante sur cinq mille pièces d'or.
- Qui ferait confiance à un assassin qui envisage de trahir son commanditaire ?
- Une pirate en manque d'argent je suppose.
- Sélanæ m'a bien payé pour mes services.
- Mais une cargaison d'esclaves, ça mange. Tu vas bientôt devoir faire escale pour réapprovisionner le bateau, et après ça je doute qu'il te restera beaucoup d'écus à dépenser.
- Tu marques un point. C'est bien beau de naviguer sur une coque de noix et filer leur liberté à deux trois pouilleux, mais contrairement à Sélanæ, je n'aurai bientôt plus un rond. Et puis en fait elle aussi est à court d'argent, de ce que je pense avoir deviné. Marre d'être ruinée.
Le Gobelin sourit de nouveau à la pirate.
- En plus il faudrait déjà que vous surviviez à bord de ce rafiot sans défense, je ne sais pas où elle a trouvé ces esclaves, mais la liberté à un prix. C'est vraiment une jeune humaine pour croire naïvement que les choses s'arrangent aussi facilement.
- Pour ce qui est de la défense du navire je m'en occupe. J'ai une lame au coté et je sais m'en servir. Puis ne juge pas Sélanae trop durement, elle a peut être du potentiel cette gamine. Bon. Deal pour ton commanditaire véreux alors ?
- Deal...rejoint moi devant la demeure du client, quand on arrivera aux Marches.
Sirk adjoignit ensuite le geste aux paroles en confiant à Phadria Red la fiole de verre.
- Garde ça. C'est mon sang. Dilué avec d'autres produits. Une lame enduite de ce poison tue en quelques secondes et le produit reste bien, même après avoir tranché quelqu'un. Ca peut servir, se serrait bête que mon associée meurt avant la fin du voyage.
- Ca m'a l'air fort utile, ouais, répondit Phadria tout en la rengeant sur elle et souriant. Je te paierai ta pièce lorsque nous aurons récupéré ces cinq mille écus. En attendant tu la boucles, je te fais confiance l'ami.
- Ouais, fais-moi confiance. Par contre un truc...si des connards débarquent pendant la traversée, laissez moi intervenir. J'ai l'habitude de traiter avec ces gars, autrement qu'avec une arme. Vous êtes encore des enfants de mon point de vue, mais eux aussi le sont. On roule facilement des gamins turbulents.
- T'as quel âge en fait papi ?
-Cent-vingt-huit Tours. Et toi ? Tu as l'air un peu plus âgée que l'autre humaine.
- Un peu plus, ouais. Vingt-six Tours.
- Les humains n'ont pas de chance. Ils n'ont le temps de ne rien faire.
- Je te remercie.
- D'ailleurs faite gaffe à l'orc. Il est jeune et il peut devenir impulsif, c'est lui le plus dangereux sur ce navire.
- C'est son chat moi que j'aime pas.
- Il a peut être l'air sympathique, poursuivit le Gobelin d'un air de glace, mais quand les humains disent que les peaux-vertes aiment le sang, vous n'êtes pas si loin de la vérité
- Tu sais, de tous ceux qui sont à bord de ce navire la personne qui me cause le plus de tracas c'est surtout la jolie barde qui dort dans ma cabine là.
- Ouais je la trouve un peu naïve, mais bon elle n'a pas l'air capable de devenir vraiment dangereuse.
Une telle opinion portée sur Triss se présenta agréablement à Phadria. Naïve mais pas dangereuse. Une enfant un peu insouciante et impulsive. Un peu comme moi dix Tours en arrière, en fait, songea Phadria Red tandis que Sirk sortait quelques composants de son sac et commençait à bricoler ce qui semblait être une sorte de piège à collet, pour s'occuper. Phadria sourit. En fait elle appréciait bien ce sale Gobelin !
- Dis-le si j'temmerde papi ! le piqua-t-elle en riant.
- Vous pensez tous que je chaume depuis que je suis à bort. J'ai filé des surin au esclave, j'ai fini de fabriquer des poisons, et des pièges peuvent toujours servir.
Ce que Phadria entendait ne lui semblait pas si absurde. Elle en vint à se demander si ouvrir une seconde bouteille ce soir ne serait pas une bonne idée, mais y renonça en songeant que la caisse se trouvait toujours dans sa cabine et que Trss y dormait. Sirk lui jeta une petite sphère en cuivre qu'elle attrapa au vol. L'alcool avait peut être diminué quelques-uns de ces réflexes, mais elle semblait disposer encore de suffisamment d'entre eux.
- Si tu veux faire dormir la barde pour une journée, mets ce qu'il y a dans ce truc dans la bouffe. Indétectable et inodore.
- Ouais, pratique genre pour un viol ta drogue. Mais je prends, on sait jamais.
Le Gobelin la scruta ironiquement, ses yeux luisant dans la nuit étoilée.
- Ca sert à ça à la base. Mais c'est pratique contre les gens encombrants.
- Merci papi !
Phadria se fendit d'un demi-sourire et jugea plus utile de le laisser à ses occupations.
Allez, ne pas se casser la gueule en descendant de là maintenant. Du haut du nid de pie, Sirk s'était de nouveau plongé dans la confection de son piège. Phadria Red regagna sa cabine sans encombres.
~
La journée du lendemain se passa fort gaiement ! Ce fut là l'occasion d'un duel tumultueux et tout en spectacle entre la jeune guerrière Khamsine et la pirate. L'équipage apprit à jouer ensemble des coudes afin d'organiser le rafistolage de l
'Ankor. Phadria passa la soirée à boire avec sa nouvelle bande de matelots et d'amis, riant tant qu'elle songea à peine à Triss. Lorsqu'elle se rendit pour la voir, vers la mi-nuit, cette dernière dormait à poings fermés.
~
- Navire en vue !! cria l'Orc en pointant de l'index une trace au loin.
Tous se précipitèrent au bastingage. Le vaisseau de fort tonnage surplombait de son ombre l'Ankor.
- L'Orc mon ami...J'aime pas ça. Ca pue.
Bientôt une chaloupe fut mise à la mer du côté du trois mât qui les abordait. L'épaisseur de la voilure empêchait Phadria de mettre des visages sur l'équipage. Mais à la vue du pavillon ennemi, elle sut que les ennuis commençaient. Néanmoins, elle ordonna d'une voix ferme de la laisser parler elle, et elle seulement, lorsque leur messager serait monté à bord. Chose que ce dernier ne pris pas même la peine de faire. De sa chaloupe, il leur fit les termes suivant d'un ton qui ne laissait place à aucune contestation.
- Le Capitaine vous incite à jeter l'ancre immédiatement. Il invite le Capitaine de votre raffiot à rejoindre notre bord, sur l'heure. Si vous poursuivez votre route ou bien si vous refusez son invitation, nous vous considérerons comme des ennemis, et vous serez coulés.
Il ajouta d'une voix grasse et criarde.
- Ca ne devrait pas être bien difficile à faire !
Phadria, Argorg, Sirk et Sélanae se réunirent afin de décider d'un commun accord des directives à prendre. De toutes façons, ils ne semblaient guère avoir le choix. Ils acceptèrent l'invitation et montèrent tous les quatre à bord de l'Esclavagiste. Sélanae confit pendant ce temps la garde de l'Ankhor au plus habile et fort des esclaves, un certain Avel, de ce que la pirate en avait entendu. Ne disposant pas d'embarcation afin de rejoindre le pont en face, Phadria dû accepter la proposition des esclavagistes qui consistait à monter à bord d'une de leur chaloupe, qu'ils mirent à leur disposition.
- Ecoute moi Sélanae, ces gars là m'ont l'air de beaux fils de pute. Mais il est important que nous ne les provoquions pas, nous n'avons pas les moyens à bord de l'Ankor afin de nous défendre. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il va falloir que tu réprimes toute envie de leur casser les os. Ne baisse pas le regard non plus, c'est très important. On leur fait comprendre qu'on a besoin de rien qu'ils puissent nous offrir, et on reprend notre route. Pas d'emmerde. Pas de provoc. Pas de provoc. Pas d'emmerdes.
Les quelques minutes que durèrent le passage d'un navire à l'autre, à bord de la chaloupe des esclavagistes, furent particulièrement désagréables. Phadria ne s'était point trompée. Ces gars-là les provoquaient, ils ne semblaient rien avoir dans le crâne, et pas beaucoup plus dans le ventre. Néanmoins, les quatre compagnons surent muer leur frénésie en patience.
- Nous sommes pressés. Je suis la Capitaine de l'Ankor. Je veux juste rencontrer votre commandant conformément à ses exigences, puis nous repartirons.
Les trois esclavagistes à bord de la petite embarcation reluquèrent Phadria Red d'un air lubrique, puis éclatèrent de rire. Elle lança un regard appuyé à Sélanae à deux pas sur sa droite.
Pas de provoc. Pas d'emmerde. Ils mirent finalement pied sur le pont de l'Esclavagiste.
Le Capitaine de ce petit seigneur des mers était un homme qui semblait noble, mais uniquement par ses vêtements riches. Il était hideux, sale et particulièrement vulgaire. Son équipage n'étaiet guère mieux. Ils semblaient tous avides de sang et de viols.
Mais ils sont cent fois plus nombreux que nous. Le capitaine commencea l'échange :
-Bien le bonjour Mesdames ! Je vois que vous avez des esclaves peaux-vertes. Méfiez-vous, ils sont coriaces à briser et aptes à violer vos délicates personnes !
-Merci de vous inquiéter pour nous, mais nous contrôlons ces gars-là, dit Phadria rapidement en sentant l'irritation presque électrique de Sélanae près d'elle ; elle tapota ensuite le torse d'Argorg fermement pour montrer son "dressage". Ils nous sont "fidèles". Ce serait à vous de vous méfiez. Que faites-vous donc en mer ?
- Nous transportons des esclaves, pardis ! Vous en voulez ? dit-il en saisissant la chevelure lumineuse d'une jeune fille qui lui fut livrée comme par enchantement. C'est de la bonne marchandise ça !
Les lèvres distordues non loin de la nuque de sa prisonnière, il humait avec une délectation fort mal dissimulée - ou peut être était-elle volontairement exaltée? - l'odeur de la peur qui devait se dégager de cette dernière.
Putain, elle ne doit même pas avoir l'âge de Sélanae. Phadria se jura mentalement de tuer cet homme au premier sang si un jour leur chemin devaient se recroiser sur la terre ferme.
- Tu ferai mieux de la lâcher sale porc ! cria alors Sélanae au capitaine tout en agrippant la poignée d'une de ses épées.
- Du calme Sélénae. Elle est un peu... émotive. Mais revenons à nos affaires.Vous voyez ça ? C'est notre laissez-passer. Alors ? Vous en dites quoi ?
Suite à ces paroles, prononcée avec toute la détermination dont la Capitaine Phadria Red était capable, son interlocuteur lâcha sa proie. Phadria ne la regarda ni tomber au sol, ni ramper loin des bottes de son bourreau. Elle scrutait les yeux bleus, profonds, du Capitaine.
- J'en dis que tu te fous de ma gueule ! C'est quoi ça ?
- Un précieux sésame, répondit Phadria du tac-au-tac. Je pense que vous savez aussi bien que moi ce que cela est.
- Ouais, je sais ce que c'est, tu as raison beauté ! Une pièce de Huit. Et tu as raison, ça valait une véritable fortune ce bijou-là. Mais du temps de Port-Argenterie ! Je ne pense rien t'apprendre en te disant que Port-Argenterie a été détruite il y a près de trois Tours maintenant. Donc, aujourd'hui, ta pièce ne vaut plus rien.
- Je vous prie de m'écouter, Capitaine, car c'est vous qui ne semblait rien comprendre ! Je connaissais très bien Port-Argenterie, et je pars du principe que vous aussi ! Argenterie étant une cité trop importante aux yeux de ses habitants afin que personne ne daigne la prendre en main, alors a été mis en place pour la diriger le Conseil des Capitaine. Comme un roi dirige son royaume, le Conseil des Capitaine, également surnommé Tribunal, car en plus des décisions politiques, économiques et militaires, il en prenait les judiciaires et bien d'autres, j'imagine, régnait. Dans ce cercle très fermé mais convoité, les Seigneurs Pirates -ainsi les nommait-on- assistaient aux multiples variations de leur ordre. La veille l'un des sièges pouvait accueillir un pirate, qui serait tué par un confrère jaloux, quoique plus habile, le lendemain, et siégerait sur un fauteuil tâché de sang à son tour, avant d'être lui aussi mis à mal, le surlendemain. Mais là je ne vous apprends rien, n'est-ce pas ? Néanmoins, afin de conserver au minima un semblant d'ordre et ce fut de notoriété publique, le Conseil n'outrepassait jamais les treize membres, même s'il est vrai que ce nombre a varié au fil des Tours, selon les racontars. Afin de siéger au Conseil, qui se réunissait dans l'Amirauté de la ville, un massif et vieux fort au centre d'Argenterie, les Capitaines avaient en leur possession une Pièce de Huit, à ne pas confondre avec les Pièces de Huit, monnaie rare circulant parmi les pirates, dont la valeur d'une seule équivalait à plus de dix écus d'or. Les Pièces de Huit du Conseil étaient propres à chacun de ces Capitaines, et pouvaient se trouver en l'état de tout et n'importe quoi, même quelques broutilles. Il était donc logique que les Capitaine appartenant au Tribunal avaient grand' intérêt à dissimuler l'identité de leur Pièce de Huit, car n'importe quel jaloux la leur aurait dérobé : il n'en fallait pas plus afin de siéger ! La Pièce de Huit d'un Seigneur Pirate pouvait très bien avoir la forme d'une pièce de huit particulière, rouillée et amochée, et la Pièce de Huit d'un second aurait très bien pu être l'acte de propriété de son navire.
Le Capitaine, semblant agacé par ce petit discours tout trouvé, arrêta Phadria d'un geste de la main.
- Je sais tout cela, beauté. Au fait !
Cette fois, des deux, c'était Phadria qui demeurait la plus impétueuse et menaçante.
- J'en viens Monsieur ! Cette Pièce de Huit que je tiens devant vous n'est pas une vulgaire pièce de monnaie, l'argent comptant des Pirates ! Comprenez-vous à présent sa réelle valeur, ou dois-je de nouveau tout vous réexpliquer ?
- Tu ne veux pas dire que...
- Aye ! Je veux dire que cette Pièce de Huit est l'une des Treize ! L'une des Treize appartenant aux Treize Seigneurs Pirates régnant sur Argenterie lorsque la ville était encore debout ! Et cette Pièce de Huit est mienne, et a toujours été mienne ! Je sais très bien ce que tu vas me dire, Capitaine : Port-Argenterie est tombée, et le titre qui était le mien à cette époque ne vaut plus rien. Mais comme il faut tout t'expliquer en détail, je vais le faire, malgré le temps que je perds. Penses-tu, lorsque Port-Argenterie a été attaquée par les Elfes Noirs il y a bientôt trois Tours, que l'intégralité des Seigneurs Pirates étaient à terre ? Penses-tu que Brecianne Léocadas, l'Elue Divine de la Déesse des mers, se serait faite tuer par quelques Elfes Noirs, si d'ordinaire elle siégeait à l'Amirauté au moment de l'attaque ? Capitaine, ce qui se fait à bord de ton raffiot me dégoûte, mais il n'est pas de mon obligation de m'en mêler ! En revanche, l'Ankor doit rejoindre les Marches d'Acier, et moi je suis pressée ! Ce que tu me fais perdre là, Capitaine, c'est un temps précieux, à moi et à ma cargaison de Peaux-Vertes que je dois vendre au plus vite à la Gardienne ! Maintenant écoute-moi attentivement, deux possibilités s'offrent à toi : Soit tu nous laisses repartir, de toutes façons nous n'avons rien qui puisse vous interresser à bord de l'Ankor, c'est un navire d'emprunt minuscule et nous n'allons pas tarder à faire escale car les provisions sont quasi-toutes vidées, soit tu nous retiens davantage à ton bord. Mais ce faisant, il risque de t'arriver très vite quelques malheurs ! Que l'on soit emprisonnées, séquestrées, violées, revendues ou que ne sais-je d'autre, tu auras à tes trousses très vite l'intégralité des Seigneurs Pirates de Feu Argenterie. Ou du moins, l'intégralité de ce qu'il en reste ! Et eux ne voguent pas à bord de canot comme l'Ankor, ils te prendront en chasse, un à un, jusqu'à ce que ton cadavre se retrouve crucifié à quelques Misaine, et que ton navire soit coulé ! Port-Argenterie est peut-être tombé, et les Pièces de Huit sont désormais devenues rares, mais le Code n'a pas été perdu, Monsieur !
Un silence marqua cet échange des plus bouillonnant. Phadria Red sentait dans son dos le regard tranchant et étonné des ces trois compagnons. Ils mourraient d'impatience de la questionner, elle le sentait. Pour faire bonne mesure, elle abaissa son bras avec au bout sa fameuse Pièce de Huit, et s'adressa, yeux dans les yeux, à l'esclavagiste.
- Décidez vous Monsieur, je n'ai pas toute la journée !
- Qu'est-ce qui m'prouve que tu faisais bien partie des Seigneurs du Port, et que ta Pièce de Huit n'est pas qu'un vulgaire sou pirate ?
- Rien ne le prouve, c'est vrai. Tu as juste ma parole !
- Donc tu essaies peut être de m'embobiner avec des belles paroles.
- Ou peut être que je dis la vérité ! Prendriez-vous un tel risque ?
La tension avait atteint à son apogée. Phadria Red, tout comme ses camarades, elle le sentait sans les voir, étaient raidis tout entiers. Finalement la voix grave du Capitaine se fit entendre.
- Puis-je au moins savoir ton nom, la pirate ?
- Tu le peux. A condition que tu m'appelles Capitaine, comme tout le monde le fait.
- Comment te fais-tu nommer dans ce cas, Capitaine ?
- Capitaine Phadria Mary Red. Je suis aussi connue sous le nom de Madame Red.
- Et bien, je n'ai effectivement aucune raison de vous empêcher de continuer votre route, Capitaine Red. 'puis vous l'avez dis vous-même, il n'y a rien à bord de votre raffiot qui nous interresse.
Il ajouta néanmoins, un éclair de lubricité sous la paupière :
- Je peux quand même vous inviter à mon bord ? Pour un dîner entre Capitaine.
- Je n'ai pas de temps à perdre, monsieur.
- Dans ce cas mes gars vont vous raccompagner à bord de votre embarcation, Capitaine Red.
- Je n'en attendais pas moins de leur part !
Phadria exécuta un volte face, passant entre Sélénae et Sirk qui la regardaient avec des yeux de merlans frits et archi-frits.
- Qu'Ariel soit bonne pour toi, monsieur. Jusqu'à présent elle l'a été pour moi !
Moins de cinq minutes plus tard, Sélénae la briseuse de chaînes, Sirk la dague verte, Argorg l'Orc malicieux et Phadria Red la
victime de Franziska ''Seigneur Pirate'' foulaient de nouveau le pont de l'Ankor.
- Putain...dit Sélénae en posant une main sur l'épaule de son amie, c'est vrai tout ça ? Tu nous avais caché que tu étais Seigneur pirate.
Argorg, Plagt et Sirk la regardaient aussi avides de réponse. Ils paraissaient presque béats.
Quels airs cons ils ont !- Bah non, vous êtes cons ou quoi ! J'ai jamais mis un seul pied dans l'Amirauté d'Argenterie !
L'Orc, l'Ogre et les deux Humaines éclatèrent de rire. Même Sirk esquissa un rictus acide. L'
Ankor reprit sa course vers l'horizon.
~
Moins de deux semaines plus tard, ils purent mouiller pour leur première escale.
L'Ankor fut réapprovisionné en vivres et en eau douce, le tout pour tenir une distance deux fois plus grande que celle qu'ils venaient de parcourir. Au plus grand regret de Phadria, il ne lui resta plus rien en termes d'écus à dépenser en fanfreluches. Ils ne tardèrent point sur la terre ferme, mais Phadria jugea plus sage de faire caboter
l'Ankor serrant le vent, pour le cas où Ariel sombrerait en un de ces caprices dont elle était familière. Ainsi, ils purent mouiller plusieurs fois au cours de leur voyage. Les esclaves, ou en tout cas certain d'entre eux, semblèrent aller mieux, au point de quitter la cale quelquefois au cours de la journée afin de prendre l'air et participer aux tâches à bord. Triss Miders fut présentée à l'équipage par Phadria Red, et elle fut ravie de la maturité dont fit montre Sélénae en l'acceptant parmi eux. Le petit groupe se souda, bien qu'il demeurât toujours un froid entre Phadria et Triss.
Au fil des semaines, la température chuta, et ils durent bientôt s'arrêter le long d'un village côtier afin de s'approvisionner en couvertures et en vêtements chauds. Ce fut Argorg qui se chargea de cette tractation, le tout à ses frais. Ce fut lors d'une de ces escales que Triss choisit de quitter
l'Ankor, pretextant avoir à faire ailleurs. Phadria lui souhaita bonne route !
Phadria en vint à considérer Sélénae comme l'amie la plus chère qu'elle ait eu de sa vie, les deux femmes se retrouvant souvent la nuit pour bavarder gaiement autour d'une bouteille. Même Sirk, bien que distant, se mêla petit-à-petit à leur repas au coin du feu qu'ils prenaient ensemble. Très vite, Avel, l'ancien esclave, se mêla également à la camaraderie. Ce fut le premier pas d'une longue marche qui devait tous les unir. Petit à petit, quelques esclaves quittèrent d'eux-même les cales. Bien que Phadria les trouvat peu enclin à la discussion, et très mou à la manœuvre, elle ne put que convenir avec Sélénae qu'ils avaient faits de réels progrès depuis le départ de
l'Ankor de Karak-Tur. La plus grande moitié d'entre eux ne quittaient néanmoins pas les cales, tout justes faisaient-ils quelques pas sur le pont afin de se souvenir de comment actionner leurs deux jambes.
- Tu n'as pas peur que la plupart d'entre eux soient foutus ? demanda une nuit de pluie Phadria à son amie, debout au gouvernail se fichant comme d'une guigne des gouttes cristallines tombant des cieux.
Sélénae était assise sur une caisse de bois -en vérité la caisse qui avait contenu les bouteilles de rhum- et avait relevé la capuche de sa veste sur ses cheveux.
- Foutus ?
- Ben..Je veux dire. Sur le plan moral quoi. Ils ne parlent qu'à toi. Ils sortent à peine de leur cale. La dernière fois j'ai voulu établir le contact avec l'une d'eux. J'lui ai demandé de me passer un cordage, sur le pont, à deux pas d'elle, rien de bien compliqué. Elle m'a regardé dix minutes sans mentir, comme si j'étais la putain de réincarnation d'Ariel.
- Tu ne peux pas savoir ce qu'ils ont vécu avant de venir ici, laisse les se réadapter en douceur, je trouve qu'ils ont déjà fais beaucoup de progrès.
- Non, je ne peux pas savoir, c'est sûr. En tout cas, nous mouillerons bientôt aux Marches, Sélénae. Et une fois la bas, tu ne seras plus à leurs cotés chaque heures de chaque jours afin de les aider a se "réadapter".
La jeune femme laissa un silence s'insinuer entre elles-deux.
- Si ils me le demandent, je le ferai.
- Te l'ont-ils demandé ?
- Non.
- Ne crois pas que je désapprouve complètement ce que tu fais l'amie. J'avoue avoir été un peu sceptique au début, et même si j'ai encore quelques doutes, je te souhaite, et leur souhaite à eux-aussi, d'arriver à se reconstruire.
- Dans ce cas tout va pour le mieux. Tu n'es pas obligée de m'accompagner aux Marches, ton travail était de m'accompagner à bon port et c'est ce que tu fais. Je ne t'en demande pas plus.
- J'aviserai à ce moment-là ! Et puis, tu t'emmerderais toute seule aux Marches ! C'est le grand Nord là bas !
Phadria joignit le rire à ses paroles. A chacun de leurs mots, une petite buée blanchâtre se formait au bout de leurs lèvres.
- Je dois d'abord m'assurer de leur trouver une relation stable, ensuite ma mission sera terminée.
- Aye, aye ! Comme tu voudras, c'est toi la chef quand on met pied à terre !
- Tu es déjà allée aux Marches ?
- A bord du Seigneur Emeraude en personne, répondit Phadria le sourire élargissant ses oreilles. Tu connais ? Le navire d'Ariel en personne ! D'ailleurs tu me croirais jamais si je te le disais...
- Les bateaux c'est pas trop mon truc tu sais... Est ce que tu connais une auberge dans laquelle on pourrait se rejoindre ?
- Je propose qu'on organise ça le moment venu. J'en ai bien une en tete mais franchement, je n'ai guère envie d'y reposer les pieds...
- C'est une grande ville on ne pourra pas se rejoindre aussi facilement.
- Il y a de nombreuses auberges et tavernes au niveau des Ports. Nous nous donnerons rendez-vous dans l'une d'elle !
- Ou rendez-vous au bateau avant la fin de la journée.
- Je note ça. Ça nous évitera de nous perdre lorsque nous accosterons !
Les deux femmes passèrent un bout de nuit ensemble à discuter, puis la pluie redoubla et gêna leurs échanges. Finalement, Sélénae avoua que le froid la fatiguait, et s'en alla dormir.
- N'hésite pas si tu veux que je prenne ta place, lança-t-elle à la pirate.
- T'occupe ma sœur. Phadria Red gère !
La pluie gagna en intensité, devint plus drue. Les gouttes faisaient presque mal en tombant. La veste fourrée qu'Argorg avait acheté pour Phadria -rouge en plus ! une petite attention qui avait comblée la pirate- se trouva bien vite trempée.
- Temps de merde. Région de merde. Boulot de merde..
Phadria éternua tout en faisant tourner légèrement le gouvernail.
- Ne vous enrhumez pas, Capitaine.
Elle vit monter de la cale une silhouette encapuchonnée, qu'elle ne reconnut pas de suite. Puis :
- Ah, c'est toi ! Avel.
- Vous ne dormez jamais madame ? demanda-t-il gentiment à Phadria.
- Je dormirai quand je serai morte !
Il esquissa un sourire sous sa barbe et vient se tenir debout près d'elle.
- Je pense que vous avez encore de belles années devant vous.
- Elles seraient encore plus belles si tu me tutoyais, mon garçon.
Mon garçon. Avel n'avait rien d'un garçon en vérité. Il était même plus âgée que Phadria, de quelques tours, peut être. Mais nommer ainsi un aîné était une tentation trop grande pour que Phadria Red y résiste. Elle sourit de sa propre malice. Comme s'il lisait dans ses pensées, l'affranchi lui demanda son âge.
- Vingt-six Tours. Et toi ?
- Je dois en avoir trente-quatre ou trente-cinq, madame.
- Tu n'es pas sûr ?
- J'ai été un esclave durant plusieurs Tours, et j'ai eu plusieurs maîtres.
- Tu m'en diras tant.
- En tant de temps, on oublie vite au fil des Saisons qui on est.
Phadria Red prit le temps d'observer le dénommé Avel dans les yeux.
- Mais tu n'as pas oublié ton nom !
- Ca non, c'est vrai.
- Nous serons bientôt aux Marches, Avel. Tu pourras vivre ta vie comme tu l'entends.
- Je ne saurai jamais comment te remercier, Madame Red.
- C'est pas à moi que devraient aller tes remerciements, garçon.
- Sélénae, oui je sais. Elle a été formidable avec nous, tout le long...
- A mon avis, ça ne lui ferait pas de mal de se l'entendre dire au moins une fois ! sourit Phadria en un clin d'oeil.
- Et vous, reprit Avel, vous a...
- Tu.
- Tu as quelqu'un qui t'attend, quelque part ?
Phadria ne put se retenir de rire.
- Mais qu'est-ce que vous avez tous avec ça, par la Garce !
- Quoi ?
- Et bien non, je n'ai personne ! Je vogue libre comme l'eau et là où le vent me mène ou me malmène !
Avel sourit à son tour. C'était la première fois que Phadria voyait l'un des esclaves de Sélénae sourire.
- Qui sait ? Tu pourrais faire de belles rencontres aux Marches.
- Hé Avel ! Regarde ?
- Oui ?
- La pluie.
- Et bien ?
Red tendit une main ouverte, paume vers le haut, en souriant.
- C'est de la neige.
L'esclave à la peau mate observait à présent le ciel les yeux grands ouverts, l'air totalement submergé, comme s'il ne parvenait pas à y croire. Phadria Mary Red éclata de rire !
- Bienvenue aux Marches D'Acier mon garçon !