Si tu l’abandonnes, la reprends sans la goûter,
La force à se donner dans des temps et des lieux
Qui ne s’y prêtent, la tient de manière forcée,
Dans tous les domaines, comment jamais tu ne veux
Finir par t’attacher à elle [...] ?
Adarien Jadar
Franco Guadalmedina
« Nous semblons arriver à un accord, donc. avança Guadalmedina sans cesser de dévisager la tête haute son interlocuteur sinistre.
- Tout à fait. Souhaitez-vous le sceller d'une quelconque façon ?
- Bwa... J'imagine que j'aurai au minimum ces trucs là que vous appelez...ces machins là...merdailles...Lettre de marque, voila !
Il surjouait à peine.
- Je peux vous en rédiger une, oui.
Un silence suivit cette affirmation du Roy. Franco s'attendait à une suite de la part du vampire, mais manifestement ce dernier n'était pas de nature bavarde. Ou bien simplement pressé de le congédier et classer cette affaire comme telle.
- Et c'est tout ? Genre.. Genre c'est tout ?
- Vous vous attendiez à quelque chose ?
- Vous avez pas peur que je file subitement avec le butin, une fois l'Alvaro chargé des richesses du Nouveau Monde ? lâcha sans ciller le pirate.
- C'est un risque. Et vous n'avez pas peur que je me nourrisse sur votre femme si vous faites cela ?
Guadalmedina parvint à surmonter le frisson impudent qui lui mordilla l'échine de bas en haut.
- Si j'avais pour ambition de vous voler, je ne me serais pas donné tant de mal pour me vendre, hein.
- Parfait.
Tout de même. Guère prudent ce Roy.Franco Guadalmedina se leva, ajustant son chef.
- Je vais regagner mon bâtiment puisque vous n'avez rien à ajouter.
Le Roy y consentit. Franco le pressa tout-de-même afin d'obtenir sans tarder son papier. Prenant un écritoire, une plume visiblement d'oie, un encrier et du papier, Kafkon Samuel se pencha sur son bureau et s'affaira à la tâche. Sans un mot, sans même la consulter, Franco Guadalmedina récupéra le document qu'il fourra dans la poche cousue à l'intérieur de sa veste. Il s'en alla sur le champs en promettant de revenir s'ancrer au port de Teikoku d'ici trois jours. Il n'y eut ni "merci" ni "à bientôt."
~
Franco Guadalmedina ruminait. Au-dehors, sur le Nouveau Monde, la lune brillait, pleine en son premier quart. Phadria avait toujours cette maudite manie de se pâmer devant la lune. Elle pouvait se perdre des minutes durant dans la contemplation d'un ciel étoilé comme si elle fut au service de Finil elle-même. Si j'eusse été un amant passionné, songea Guadalmedina, cette petite chienne aurait laissé chaque nuit à mon impatience le temps de se refroidir. Si. Si. Si. Avec des ''si'' on foutait Argenterie en bouteille, putain. Il avala cul-sec la choppe de bière qu'il tenait serrée entre ses doigts névrosés. Il arrêta d'un claquement de doigt la jeune serveuse qui le resservit avec un : ''la bière est-elle à votre goût, monsieur ? Vous êtes marin, non ?"
Il répondit évasivement par un "ouais, ouais". Libre à la gamine d’interpréter cela comme réponse à la première question, ou bien aux deux à la fois. Franco, immédiatement après avoir pris congé du ''palais'' de Kafkon Samuel, s'était rendu dans la première taverne sur le port qu'il avait croisé. Il en avait plein le dos de tout cela. Suite à son interlocution avec ce vampire, il avait l'impression de s'être lui-même serré une laisse autour du cou. Et cette lettre de marque qui reposait près de son sein paraissait le lui brûler avidement. Il perdait ses repères, ne savait plus trop où il était. La jeune serveuse était repartie. Cette taverne tenait plus d'une bicoque rapidement élucubrée, avec deux trois gourdins, et deux trois bûches, quelques tables, quatre tonneaux pour poser son cul et voilà tout.
N'applique pas à ma douleur un remède douloureux.Pourquoi cette phrase lui venait en tête, bordel ? Il but encore. Il avait beau tenter de se persuader que tout cela était la faute des Peaux-Vertes et du Prêtre, le refrain sonnait faux dans sa tête. La chanson paraissait écrite d'avance. Les instruments, rouillés, l'avaient déjà joués trois fois, compta-t-il mentalement. Trois fois par le passé. Encore une fois, placé près de la fenêtre comme il l'était -si on pouvait nommer ce trou dans la bicoque une fenêtre- il se perdit dans la contemplation de la lune et du ciel. Les nuits étaient chaudes au Nouveau Monde. Qu'aurait dit sa femme, encore ? Un truc genre.
La dépouille des étoiles naissant de la lumière de la nuit. Ouais. Il sourit. Du Red tout craché, ce genre de conneries. Balivernes. Les mots écrits sur la lettre que lui avait offerte le Père Adarien Jadar, il y avait quelques semaines de ça, et qu'il avait machinalement offert en pâture au feu lui revinrent à l'esprit. Enfin, ils ne revinrent pas exactement, vu qu'il avait lu ladite lettre que deux fois, et sans s'attarder. Mais cet emmerdeur, tout comme Red avant lui, semblait vouloir l'avertir d'une sorte de danger qui planait et risquait de tomber sur sa gueule tôt ou tard. La métaphore du geôlier avec le prisonnier était transcendante pour désigner ce genre de merde-là.
Afin de ne pas songer à ce qui l'attendait sitôt qu'il aurait de nouveau le pied sur l'
Alvaro de la Marca, il choisit de s'attarder sur la jeune serveuse qui allait et venait entre les tables et la clientèle. De plus en plus bruyante et hagarde, la clientèle. Composée essentiellement de marins, jugea Franco. Les chiens de Samuel.
Et moi je suis comme eux, putain.Il jugea alors la bière dégueulasse, appela de nouveau la serveuse et ravala les mots orduriers qui lui venaient sur la langue lorsque son regard croisa le sien.
C'est qu'une gamine. La peau mate, les cheveux plutôt longs, noués en une queue-de-cheval à la friponne, les jupons retroussés de la même façons, pieds et chevilles nues sur lesquelles claudiquaient quelques bracelets, elle ne devait pas dépasser treize ou quatorze Tours. Sur son visage se lisait encore tout l'attrait de l'enfance. Elle était jolie, songea le pirate. Des poignets délicats, une poitrine de môme plutôt adorable, un fessier qui ne laminait pas, un sourire de godiche qu'il plaça automatiquement sur le compte de la candeur. Il commanda un alcool local et elle lui proposa une sorte de crème de coco coupée à l'eau, aromatisé avec du rhum et des agrumes.
- Mettez-ça.
Il lui balança un écu d'argent, sans peu se soucier du montant exact de cette merdaille-là. Elle roula de grands yeux noirs étonnés. Sans doute n'avait-elle jamais tenu un écu aussi valeureux dans le creux de sa main. Franco vit la gamine dissimuler l'argent dans le plongeant de son décolleté et se confondre en remerciements.
- Assez, la coupa-t-il, va me chercher ma potion, que je n'attende pas.
- Bien sûr, vous n'attendrez pas Capitaine !
Comment cette nigaude savait-elle qu'il était capitaine ? A moins qu'elle n'ait sorti ça au pif. Il sourit légèrement sous sa moustache. A l'accent de la môme, elle venait du sud de Ram, c'était certain. Elle lui apporta sa crème de coco et il la gratifia d'un "bonne enfant", se demandant si oui ou non perdre le temps de lorgner son croupion vaudrait le coup, puis la trouva déjà trop loin lorsqu'il en venait à sa conclusion.
- Je vieillis et crois qu'il est temps de faire l'inventaire de mon bon souvenir avant qu'il ne m'échappe..
Il se leva. Sous ses bottes, le sol dansait.
- Demain à la même heure, je serais peut-être mort.
Lorsqu'il atteignit la porte de la taverne, heureux de n'avoir pas eu à croiser la sale gueule de l'Orc ou du Prêtre d'Atÿe, il changea d'avis.
- Quoique non. Je trouve Phadria d'abord. Je meurs ensuite.
Il s'effraya en confessant qu'effectivement, en cet instant, rien de plus importait à ses yeux que le fait de retrouver son épouse saine et sauve. Que dirait Phadria, quand il la retrouvera ?
Putain Franco, tu fais chier.Ouais, un truc comme ça sûrement.
~
Il regagna l'Alvaro de la Marca moins de douze heures plus tard, se souciant peu de planter là et sans avertir, ses "amis" Peaux-Vertes et l'emmerdeur d'Atÿe. Il avait passé tout le trajet à ramer, en réfléchissant à la meilleure façon d'annoncer la chose à ses Seigneurs Pirates. Nuls doutes qu'après la tragédie serpentesque qui leur avait coûté une prise et un butin considérable, sans parler du Black Flag -triste fin !- et de ses dix pièces qu'il avait lui-même fait monter à bord depuis l'estomac de son Alvaro, les Seigneurs Pirates de Guadalmedina désiraient entendre autre chose que "abaissez le Jolly Roger !".
Il fit de son mieux, cachant sa déception et ses affres sous une gesticulation théâtrale dont il ne sut dire si elle trompa quelqu'un. Attablé dans sa cabine, en la compagnie de Wallace et le reste de ses Seigneurs, on le héla et le ton montait de plus en plus.
- Le Loup de la Passe ? Le chien de Kafkon, oui ! Voilà ce que vous êtes !
- Et les belles promesses ? Et l'or que vous nous avez promis à Puerto-Blanco ?
- Et les navires ?
- L'Alvaro de la Marca a dans ses cales des produits exotiques qui peuvent se revendre à prix d'or sur le Continent, et vous venez de tout déposer aux pieds de Samuel !!!
- Tout ça pour quoi ? Vous n'avez même pas récupéré nos hommes !
De nouveau un tintamarre. Il encaissa les regards noirs, les boutades. Il choisit mentalement de dégainer ses pistolets dès que la première insulte à son égard friserait les lèvres de l'un ou de l'autre. Mais ce fut Kiang Leong qui lui trancha l'herbe sous le pied en dégainant son arme à la pointant sous le nez du Roi-Pirate.
- Vous nous avez promis un loup sur Blanco, cracha-t-il littéralement. Je ne vois plus qu'un chien !
A son tour, tout aussi vif, Wallace dégaina, visant Leong.
- Il est peu prisé de menacer le Capitaine, rappela-t-il le visage sévère et le chien de son arme désamorcé.
- Seul maître à bord après la Garce ! trouva fin de rappeler Franco en brandissant son index bagué sur Leong.
Ce fut cette fois Samokaab le profanateur qui sortit deux pistolets de sous sa ceinture de toile.
Ils sont tous venus armés, donc. Les chiens. Il visa bien évidemment Wallace et Franco à la fois.
- Navré, mais Leong à raison. Guadalmedina vient de nous vendre à Teikoku sans même prendre la peine de nous consulter.
Pour toute réplique, Wallace dégaina un second pistolet accroché à sa bandoulière qu'il pointa sur Samokaab !
- Ce n'est pas en nous tirant dessus les uns sur les autres que notre situation s'améliorera !
Franco soupira et, puisque la situation l'exigeait, dégaina lui aussi ses deux pistolets en prenant pour cible Samokaab et Leong. Restaient plus que le jeune Kalsang, et Madame. L'un paraissait avoir oublié de se munir d'une arme à poudre ou à silex, tandis que la seconde, jusque là la plus silencieuse de tous, pointait ses canon sur Samokaab et sur Kiang Choï.
- Je me range du côté du Second. On est à bord de l'Alvaro de la Marca, et à bord de l'Alvaro de la Marca, c'est Guadalmedina le Capitaine. Tant qu'il est en vie.
Ceci mit fin à la querelle. Les quatre Seigneurs pirates se dispersèrent en exigeant que Franco leur remette
l'Alvaro de la Marca en tant que bien propre, vu qu'il n'avait rien d'autre à leur offrir !
Enroulé dans sa cape noire, le Capitaine se rendit sur le pont principal de son bâtiment. L'équipage était déjà regroupé, formant une gigantesque foule, éparpillée jusque dans les vergues et les haubans. Il sourit et écarta les bras de manière triomphale, se découvrant et faisant claquer sa cape au vent.
- Camarades, nous sommes désormais Corsaires du Roy !!
A en voir la tronche que tiraient les hommes, on aurait juré que Guadalmedina venait de leur annoncer que le soleil demain ne se lèverait plus jamais pour eux. Il laissa grincer entre ses dents un "mmh" et tourna les talons.
~
Toc. Toc. Toc.
- Entrez.
Franco Guadalmedina franchit le seuil de la porte, prenant soin de refermer derrière lui. Il venait d'entrer dans la cabine privée de Madame. De tous ses Seigneurs Pirates, elle était la plus sournoise.
La plus dangereuse. Mais elle était aussi celle dont l'utilité demeurait le moins à démontrer. Guadalmedina ne prit pas le temps de s'attarder sur son visage, ses jambes noires et ses pieds nus, reposés sur un coussinet surélevé. Et la pipe qu'elle portait à ses lèvres infatigablement, laissant en jaillir toujours plus de fumée. Le tabac était si fort, pour Franco, qu'il lui picotait presque les yeux. Et il distinguait son interlocutrice à la peau sombre qu'à travers de petits nuages grisâtres.
- Vous avez fais le bon choix, dit-il de façon assez sèche.
Elle parut ne pas l'avoir entendu. Accoudée sur son divan, elle fumait encore et encore. Sa poitrine se soulevait et s'abaissait au rythme de ses inspirations.
- Je ne saurai décevoir ceux qui m'ont suivis. Samuel ne me fait pas encore confiance, mais il garnira l'Alvaro de fret originaire du Nouveau Monde. Nous n'aurons plus besoin de piller, il chargera la vaisseau pour notre propre compte. Et une fois écoulée, la marchandise nous rapportera gros sans friser aucune perte humaine. Le vampire me laisse percevoir un très bon intérêt sur le prix final. Et la Passe ne saurait guère nous résister. Tout grand projet nécessite de l'or en grande quantité.
Il omit d'ajouter qu'ils disposeraient également de chocolat en quantité si grande que chaque souverain du Continent les envieraient. Madame roula enfin vers lui des yeux aussi noirs que sa personne, qui le firent frissonner de peu.
- Dites-moi, Capitaine Guadalmedina. Quel était le moyen de pression dont disposait le vampire afin de l'utiliser sur vous ?
La question le heurta à la façon d'un coup de poing dans le creux du ventre. Il avait peu de temps.
Mentir. Pas mentir.- Samuel détient nos hommes.
- Et votre femme, donc.
Sa voix était nette, acerbe et tranchante. Comme la lanière d'un fouet. Derrière la fumée, Madame avait l'air de porter un masque, tant ses traits semblaient sculptés dans la brume.
- Phadria aussi, oui.
Ses yeux semblaient le transpercer, hurlant quelque chose comme : ''un homme amoureux est déjà un homme mort.'' Franco ne trouva rien à ajouter, à part ce pourquoi il était venu ici.
- Le moment venu, j'aurai de nouveau besoin de vos services.
- De mes services...répéta lentement Madame, l'air inexpressif, la bouche en O.
- Poudre. lâcha pour toute réponse Guadalmedina.
Elle lui sourit comme sa tête pivotait vers lui au travers ce voile du fumée qui suppliciait de plus en plus ses yeux.
- Bien sûr. La poudre noire. Après tout, c'est pour ça que vous m'avez engagée, non ?
- Le vampire paye bien.
- Le vampire paye bien...répéta-t-elle de nouveau, laissant errer son regard au bout de la pièce.
- Je sais ce que je fais.
Cette fois c'était Franco, le fouet. Il cingla ces derniers-mots puis tourna les talons, s’apprêtant à quitter son Seigneur Pirate avec un soulagement impatient.
- Guadalmedina, l'arrêta Madame avec son fort accent du Sud qui la caractérisait. Je sens que vous vous faites du soucis.
- Nullement.
- N'ayez pas peur. Tous vos ennuis prendront fin bientôt.
Cette fois, il avait réellement frissonné.
~
Pendant le temps de son aveuglement, le marin aux yeux gris n'avait jamais pris le temps d'étudier le lieu de vie qu'il avait enjoint à son épouse. Malgré le bon ton, le faux élan de générosité, l'envie surjouée d'être agréable, il savait très bien que l'endroit qu'il lui avait imposé comme chambre -puisqu'elle refusait de dormir avec lui- tenait plus du placard qu'autre chose. On y accédait en pressant un accès dissimulé dans l'un des murs de leurs appartements, lui-même rendu invisible aux yeux par un rideau rouge qui serpentait le long de ladite façade. Alors la pièce secrète se révélait, la porte invisible coulissait, et on accédait à l'espace privé de Red. C'était là aussi que dormait Spoki. Un lit au matelas usé, deux couvertures, une sorte de pupitre de chevet et voilà tout. Il n'y avait de la place pour rien d'autre. Au pied du lit, le déshabillé carminé de Phadria paraissait ramper. Franco, une bouteille d'eau-de-vie en main, l'observait silencieusement, assis sur le lit de la belle. Comment avait-il pu l'obliger à dormir ici toutes les nuits ? C'était si petit. On y était mal. Il faisait froid.
Pas digne d'une reine, ça. Il n'y avait pas de cent mille écus qui puisse convaincre un homme que Phadria Red ne tenait pas du monarque. C'est qu'elle avait des façons bien à elle de rendre un homme fou, la petite garce. Lorsque je la retrouverai, pensait Guadalmedina, je lui laisserai le grand lit. On fera des travaux, j'aggrandirai la cabine. Elle pourra dormir dans une vraie cabine, dans de vrais draps.
On tapa à la porte de sa cabine et, sans attendre de réponse, on ouvrit. Wallace, son fidèle second, venait d'entrer. Sans un mot, il balaya les appartements vides du regard, puis trouva son Capitaine et se posta près de lui, bras croisés. Franco avala une large goulée d'eau-de-vie qui lui mit le gosier en feu.
Bois, forban. C'est bon pour c'que t'as.- Bon, attaqua Wallace d'une voix soyeuse mais ferme, tu vas m'expliquer maintenant.
- Expliquer quoi ?
- Ce qu'il t'a pris.
- Mmh.
Une autre gorgée. A chaque question de Wallace, songea le Roi-Pirate, une gorgée et la vérité. Ils avaient toujours tout partagés, Wallace et lui. Se connaissant depuis l'enfance, ils avaient fait ensemble leurs premières armes à bord du
Grand Val d'Andelzzer. Puis, plus tard, s'étaient liés par matelotage. Une vieille tradition flibuste du sud de Ryscior qui se perdait peu à peu. Ainsi, unis comme deux frères, l'un n'avait aucun secret pour l'autre, et ils partageaient tout. Y compris l'or, le rhum et les femmes. Cependant, il était évident dans le cas de Phadria qu'elle ne souhaitait pas ajouter Wallace à la liste de ses oppresseurs. Respectueux, le Mage Gris n'avait jamais demandé à Franco de l'ajouter à leurs ébats. En fait, songeait le Roi-Pirate, Wallace n'avait jamais exigé de lui qu'il lui prête les femmes qui possédaient son cœur. Wallace connaissait sa possessivité.
- Alors, j'attends. Pourquoi nous avoir vendu à Teikoku ?
Une gorgée. La vérité.
- Je ne nous ai pas vendu à Teikoku, et tu le sais.
Menteur.- Tu nous a vendu à Teikoku, et tu le sais.
- Bwa...
- Pourquoi ?
Une gorgée. La vérité.
- Je n'avais pas le choix. J'ai dû me vendre avant que l'Orc et le Prêtre le fassent à ma place.
- Je les ai placé à tes côtés pour faire pression sur le Roy. Ils ne pouvaient pas te vendre à lui.
- Je me suis séparé d'eux.
- Ça explique tout. Pourquoi avoir fait ça ? Tu ne devais pas, sous aucun prétexte, laisser l'Orc et le Prêtre seuls ! Tu le savais.
- On a jamais été copains eux et moi, j'en avais marre de faire semblant.
Franco apprit, du ton dans la voix de son Second, que Wallace s'agitait.
- Donc la solution était de nous vendre ?
- Ils allaient le faire dans mon dos. J'ai pris les devants.
- Tu es conscient que tes Seigneurs Pirate et la moitié de l'équipage veulent notre peau maintenant ?
- Je sais.
Une gorgée. La vérité.
- Tu es doué pour te faire des ennemis, conjectura le Mage Gris.
- Ça, ça n'a pas changé.
Un silence s'insinua, durant lequel Guadalmedina se perdit dans l'évocation d'un baiser de la bouche en fleur de Red. Il extermina immédiatement cette chimère mentale.
- J'espère, poursuivit Wallace, que tu ne déconneras pas lorsque le moment sera venu.
- Quel moment ?
Le pirate vint s'asseoir sur le lit, aux côtés de Guadalmedina.
- De voler Kafkon Samuel.
- Je...
- Sitôt que l'Alvaro sera chargé du fret de Teikoku, le coupa le Second, on abaisse le pavillon de Samuel, et on file sur l'Ancien Monde. On écoule la marchandise, esclaves compris. Tu montres à tes gens la couleur de l'or. Ils sont heureux. Ils en oublient leur envie de te faire marcher sur la planche. Et tu nous sauves les miches.
- Je n'ai pas l'intention de duper Smauel.
- Tu es pris dans une impasse Franco, tu n'as pas le choix.
- Il se nourrira sur Phadria si je fais ça ! explosa-t-il, se levant d'un bond !
- Phadria est probablement morte.
- Non ! Pas tant que je vivrai !
- Tu n'as aucune preuve que Kafkon la détient, elle et nos hommes.
- Il ne la détient pas !
- Alors raison de plus pour filer avec la marchandise ! Depuis quand le Loup de la Passe lèche la main de celui qui le chasse ?
- Depuis qu'il détient Phadria !
- Tu viens de me dire qu'il ne la détient pas.
- Tôt ou tard, il l'aura ! Les Teikokujins que nous avions attaqués gagneront Teikoku. Elle sera avec eux ! Si je fais faux bond au vampire, il la...
Il posa sur le chevet sa bouteille, quasiment vide. Cette seule image, trônant devant ses yeux, le rendait fou. Cette vision de la jeune femme en sang, exsangue, sous le monstre aux crocs de bête qu'était Kafkon, occupé à la sucer, le dérangeait et troublait son horizon.
C'est dégueulasse, putain. Wallace posa une main amicale sur l'épaule de son frère.
- Franco, tu n'as pas le choix. Que nous parvenons à récupérer Phadria ou non, tu devras écouler la marchandise pour ton propre compte, une fois sur l'Ancien Monde. Et fais comprendre aux Seigneurs Pirates que tu honoreras tes engagements. Ils seront bientôt riches.
Il grommela quelque chose comme "fait chier" mais se plia aux conseils de Wallace. Il avait raison sur tous les points.
- En attendant, avança-t-il, je vais les calmer avec de la bière, des putes et de la crème de coco.
- De la crème de coco ?
- De la crème de coco.
Une intense clarté parût se peindre sur le visage de Franco Guadalmedina tandis qu'il souriait à son Second interloqué.
- Met le cap sur Teikoku.
~
Le Loup de la Passe endura trois nuits plus que pénibles. Assis à son bureau, un pistolet amorcé dans la main gauche, une bouteille de rhum ou d'eau-de-vie dans la droite, il veillait sur sa vie, ce qui impliquait de ne pas s'endormir. Prêt à faire feu à la moindre intrusion suspecte, au moindre bruit tonitruant, il enchaîna les veillées et les nuits blanche, se reposant qu'au petit matin. Enfin, l'
Alvaro de la Marca et ses cinquante pièces de canons, dociles derrières leurs mantelets refermés, lofant vent debout, vint trôner sur le port de Teikoku comme convenu. Plus grand d'au moins deux, quand ça n'était pas trois fois, que les bâtiments teikokujin, le fier trois-mâts tout de bois noir semblait recouvrir tout le port de son ombre. A sa proue, le pirate au visage tentaculaire enveloppé dans une grande cape paraissait lorgner toute la cité. Franco prit plaisir à évoquer mentalement l'image d'un boulet de trente-six livres de son Alvaro venant percuter à une portée de mousquet le palais du vampire. Avec ses métrages de voiles noires, son bois briqué et lustré, la perfection de ses sculptures décoratives et ses nombreux canots de rade, l'Alvaro attira rapidement foule et badauds sur les quais. Et en haut de son Artimon, flottait au vent, fier, le Jolly Roger, qui s'empressait de les disperser. Franco ordonna à ce qu'on l'abaisse. Un matelot se mit à la manœuvre, et ce fut rapidement chose faite. Sitôt qu'il disposerait d'un pavillon Teikokujin, il le hisserait. Pour l'instant, Samuel ne le lui avait pas fourni. Ce fut quartier libre pour tous, exception faite, bien évidemment, des prisonniers Teikokujins qui devraient rester à bord tant que le Vampire n'aurait pas rendu à Guadalmedina sa femme et ses hommes. Peu riches, la plupart des forbans se penchèrent sur le jeu, espérant par là doubler, voire tripler leurs gains et pouvoir prendre du bon temps. Ce dont les poches étaient les mieux chargées se rendaient directement dans les bordels du port. Franco, fatigué, n'avait que trop vu Teikoku et il choisit de demeurer à bord de son joyau des mers, près de la caronade de la dunette. Il tenait entre ses mains la fameuse lettre de marque signée par le Roy, et jugea opportun le moment d'y jeter un coup d’œil rapide.
Le directoir exécutif permet au nom de Guadalmedina de faire armer et équiper en commerce et en guerre un vaisseau de rang nommé Alvaro de la Marca, le mettre en état afin de courir sus tous les ennemis de la Monarchie Teikokujin et sur les pirates, forbans, gens sans crédit, en quelques lieux qu'il pourra les rencontrer, de prendre et amarrer prisonniers avec leurs navires, armes et autres objets dont ils se seraient saisis; à la charge pour le Roy, et de se conformer aux ordonnances et lois concernant la marine du Nouveau Monde.
L'exécutif royal invite toutes les puissances amies et alliées du Nouveau Monde, et leurs agents, à donner au dit Capitaine toute assistance, passage et retraite en leurs ports, avec son dit bâtiment et les prises qu'il aura pu faire, offrant d'en user de même en pareille circonstance.
Ordonne aux Commandants de vaisseaux de Teikoku, de laisser passer le dit Franco Guadalmedina avec son bâtiment, ses gens, et ceux qu'il aura pu prendre sur l'ennemi, et lui donner secours et assistance.- Franco ! Te voilà revenu à Teikoku !
Franco Guadalmedina reconnut la voix de l'Orc, Argorg. Il l'avait presque oublié, lui le Gobelin et le Prêtre. Sur le pont de l'Alvaro, l'Ogre avait déjà rejoins son copain Peau-verte en baragouinant des trucs comme "content ! content !".
Niaiseries. - Comme tu peux le voir, répondit-il en un soupire déjà las.
- Je ne pensais pas que tu reviendrais si triomphalement et avec le drapeau Teikokujin qui plus est !
- Oui, nous sommes désormais Corsaires au service de la couronne du Roy et tout ce qui va avec. Quelque chose à redire ?
L'Orc se rapprochait de lui au fur et à mesure qu'il parlait, ses deux grosses haches rangées dans son dos. C'était littéralement un géant, qui faisait presque deux fois la taille d'un Homme lambda. Franco se surprit de songer à l'urgence d'éliminer ce gêneur là.
- Nullement ! J'ai juste été surpris de ton alliance avec le Roy. Tu avoueras que c'est surprenant de la part de quelqu'un qui prévoyait autrefois de piller Teikoku !
Au milieu de tous ces gens, l'Orc n'aurait pas pu hurler sa dernière phrase plus forte !
- Cette alliance nous rendra deux fois plus riches que convenu, lui opposa le Roi-Pirate sans parler trop fort toutefois.
Heureusement, le sifflement du vent dans les voiles déferlées couvrait leurs répliques.
- Tu fais bien ce qu'il te plait, ma foi. Mais j'imagine que tu étais tellement heureux de ta nouvelle alliance que tu en as oublié de nous en parler et de nous parler de ton départ. Car je crois que tu étais à la recherche de quelqu'un, ici !
- Je n'ai pas oublié ce que je fais ici. Et je récupérerai ma femme.
Il avait bien insisté sur le "ma femme". Ce Peau-Verte couvrait-il pour Red quelques sentiments ? Il l'ignorait, mais si oui, se réjouissait doublement de son effet.
- "Ta femme"... répéta l'Orc en serrant les poings.
Jaloux, ruffian ? Argorg reprit.
- Je me passerai de ton aide pour la retrouver. Ariel me sera plus utile dans cette tâche.
L'intérêt soudain de Guadalmedina parlai contre lui même.
- Parce que vous avez le pouvoir d'invoquer Ariel, vous les Peaux-Verte ?
- Pas directement la Déesse, mais son peuple, oui. Et ce n'est pas exclusif à ma race, humain.
- L'Alvaro a parcouru les bords de l'océan et nous avons pu récupérer plusieurs débris, preuve du naufrage du Teikokujin, rappela Franco. Il n'y a rien à apprendre auprès du peuple d'Ariel. Et si mon épouse à pu en réchapper, je dispose désormais des armées du Roy pour fouiller les côtes et les jungles du Nouveau Monde.
Un mensonge bien sûr, jamais le Roy ne lui "prêterait" ses armées. Et il se doutait bien que Kafkon avait autre chose à foutre que lancer ses hommes dans les terres inhospitalières au sud de Teikoku. Il désirait simplement mettre fin à cette discussion forcée avec l'ami de Red.
- Peuh ! Nous verrons bien qui la trouvera en premier ! railla l'Orc en se détournant de lui et quittant l'Alvaro, escorté de son Ogre.
- Peuh, répéta Franco en se penchant légèrement sur Wallace sans pour autant lâcher des yeux le dos du géant. Tu as remarqué qu'il fait toujours cela lorsqu'il est contrarié ? Peuh.
- Peuh ? demanda Wallace.
- Peuh.
Le Capitaine du navire cala sous son coude le parchemin roulé et rédigé de la main du vampire, et entreprit de jeter un coup d’œil à une carte marine qu'il déroula rapidement.
- Capitaine ?
Il haussa un sourcil et leva les yeux de sa carte.
Jamais tranquille, par la Garce ! Il fut surpris en apercevant en contrebas, au pied de la passerelle menant à l'
Alvaro de la Marca, la jeune serveuse de l'autre soir flanquée d'un marmot qui devait être un frère. La godiche, marmaille munie de son sourire de veau, qui le regardait, lui et le Second. Comme il ne répondait pas, elle insista.
- Hohé ! Du bateau !
- Mmh ?
- Je me demandais où vous étiez passé, pendant tout ce temps ! lança-t-elle à l'attention du Capitaine vêtu de noir.
- Une amie à vous ? demanda Wallace en murmurant à l'oreille de son compère.
- Apparemment.
- On peut visiter votre bateau ? insista la jeune fille.
La voix plus tranchante qu'il ne l'aurait voulue, la carte toujours entre les mains, Guadalmedina fronça les sourcils en la lorgnant.
- Mon Alvaro n'est pas un cirque !
Ce fut Wallace qui le pressa du bras comme sa jeune interlocutrice, la mine déconfite, se demandait si c'était du lard ou du cochon et se détournait de Franco, empourprée jusqu'aux joues. Sans doute Guadalmedina avait-il entretenu toutes ses nuits depuis trois jours ?
- Vous devriez l'inviter à bord, Capitaine. articula Wallace.
- Et pourquoi cela ?
- J'ignore si Phadria est toujours en vie. Mais même si elle l'est, elle se tiendra le plus loin possible de l'Alvaro de la Marca. Aussi déterminé que nous sommes, nous ne pouvons fouiller tout un continent. Vous avez tué son enfant.
Franco voyait où Wallace voulait en venir. Il gémit en lorgnant la gamine, en contrebas.
- Je me suis excusé.
- Pitoyablement, lui rappela le Mage Gris. Et cette gamine en bas semble vous apprécier. Elle est plutôt de votre goût, non ? Et elle à l'air vierge.
- Elle à l'air d'une souillon surtout.
- Ça fait combien de temps que vous n'avez plus pris de douche ?
Franco se sniffa.
- Je n'ai pas besoin de douche !
- Nous sommes entourés d'ennemis, reprit Wallace de manière fort sérieuse. Si vous voulez un héritier pour la sauvegarde de vos droits sur l'Alvaro, il faut vous mettre au travail dès maintenant. Ça n'a rien donné avec Phadria.
- Wallace, ça n'est pas le moment là.
- Madame Red vous avait conseillé cela aussi, non ?
Franco soupira.
- Je suis un homme marié maintenant.
- Sur mer.
- J’ai un mal fou à différencier l’état d’être nuancé et celui d’être lâche, maugréa Franco en esquissant un rictus.
- Elle est en train de vous échapper. rappela simplement Wallace en croisant derrière son dos ses mains.
Franco voyait dans chaque Seigneur Pirate un péril, dans chaque bâtiment à quai un ennemi, dans chaque Teikokujin de la chair à canon et dans chacun des conseils de son ami, une vérité. Dans le flot de ce monde nouveau, le Mage Gris n'avait pas tord. Il était cerclé d'ennemis, dont la plupart à son propre bord. Sa figure sévère et aliénée fit un étrange contraste avec la douceur que sa voix contenait lorsqu'il héla :
- Aye ! Aye ! Pas si vite, mademoiselle ! Bien sûr, je me ferai une joie de vous faire visiter mon Alvaro de la Marca !
Hésitante, méfiante, la jeune femme n'osait pas trop le rejoindre, même si elle s'était retournée vers lui. Franco remarqua, qu'à la différence de bon nombres de
wenches Argentierienne de luxe -comme Red lors de leur première rencontre !- cette gamine-là n'avait pas ajusté ses bas de manière à tenter le démon. Cela était la preuve d'une certaine forme d'innocence.
Vierge, oui. Forcément. Il descendit la passerelle hissée contre le flanc du vaisseau, et hocha la tête à son égard en grands élans de sympathie et de douceur.
- Capitaine Franco Guadalmedina, Loup de la Passe, et Roi-Corsaire, pour vous servir ! »
Une fois avoir enroulé et rangé dans sa veste la carte marine qu'il maintenait entre ses doigts, il ôta ses gants afin de lui présenter son bras. Il commanda avec une courtoisie Impériale la visite de l'Alvaro de la Marca.