Ignorant, pauvre de moi, que je venais de faire la connaissance de ma plus douce, ma plus dangereuse et ma plus mortelle ennemie.
A. Pérez-Reverte
- Argorg !
A l'égard de la vivacité constante qu'avait adopté le groupe des sept survivants, Phadria se saisit de l'Orc au moment où la cheminée cédait, entraînant la corde avec elle, menaçant de précipiter le Peau-Verte au sol, et avec l'aide d'Avel et de Sélanae le tirèrent jusqu'à elles. Sol au-dessus lequel, déjà, des centaines et des centaines de goules se pressaient, affamées de chairs, et des centaines et des centaines de zombies, anciens Salicariens tombés sous le coup de la maladie et relevés par la plus sombre des magies, se pressaient en grognant et râlant.
- Allons, on bouge notre cul si on veut le garder en un seul morceau ! clama Phadria en se mettant à courir le long du toit !
Argorg se tourna à demi, en direction de l'Ogre et de son chat, restés sur les hauteurs du temple, devenu une fourmilière gigantesque grouillante d'abominations. L'odeur que charriait cette masse infecte agressait les narines des cinq fuyards qui ignorait tout de ce qu'il allait advenir. Phadria posa une main tremblante sur l'avant-bras de l'Orc.
- On ne peut rien pour eux pour l'instant, lui cria-t-elle. On doit sauver nos miches, Argorg ! Viens !
Et, alors que commençait déjà à se déverser du temple cette masse noirâtre et immonde de chairs articulées, tous suivirent la pirate en rouge, qui bondissait de toiture en toiture. L'exercice se révélait fort périlleux ! La pluie et la neige récente s'étant abattues sur Syrlany la veille et l'avant-veille avaient trempé les toitures des habitations, et à chaque pas, chaque bond, chaque écart, ils risquaient non moins de chuter et se rompre une ou deux jambes en contrebas que de se faire dévorer vivant par les goules et les zombies qui grouillaient en masse ! A chacune de ses acrobaties, Madame Red devait se retourner, s'assurant que ses compagnons suivaient derrière elle. Elle se fiait à son instinct afin d'atteindre la mer ! La mer était leur seul échappatoire !
Syrlany demeurait une ville côtière, dont les portes d'entrées avaient été fracassées la veille par Plagt et Argorg. Toutes les monstruosités contenues à l'intérieur de la cité, toutes celles qui hantaient le port et les quais gelés et tous les marcheurs solitaires des territoires -voire même des villages ou des cités- alentours s'étaient tournés vers Syrlany à l'appel du spectre noir qui demeurait prisonnier sous la lourde cloche de cuivre. En fuyant Syrlany par la terre, c'est-à-dire en s'enfonçant davantage en terres maudites de Salicar, il était presque certain qu'ils seraient confrontés à d'autres goules et d'autres non-morts, attirés sur Syrany par l'appel -avait-il seulement cessé ?- du spectre noir. En fuyant par le port, ils pourraient toujours déloger une embarcation du gel dans lequel elles étaient toutes emprisonnées, et fuir sur les Grand'Eaux !
Mais Phadria ne se faisait point de romans. Dans les deux cas, leurs chances de survie étaient faibles. Echappant à cette meute de non-vivants, sans nourriture, sans eau, sans vêtements adaptés, ils succomberaient vite.
- Attention !
Phadria attrapa le col du Capitaine à l'instant où il dérapait sur une fine plaque de verglas, déposée sur l'un des toits des habitations ! Alors, la femme en rouge se sentit chuter avec lui, entraînée par son poids, et ce fut le bras d'Argorg qui les empêcha tous deux de mourir quatre mètres plus bas. Alors qu'il peinait à les remonter, le manteau du marin glissa, et tous purent clairement assister à la fin prématurée de l'homme qui chuta sur les dallages de Syrlany en un bruit sourd ! Il se releva après quelques secondes, courbé, et déjà les goules et les non-vivants le rattrapèrent ! Affamés, inhumains, ils se jetèrent sur lui, tant et si bien qu'il fut recouvert entièrement, essaim grouillant et vrombissant, d'une masse grouillante d'inassouvis, et l'on entendit durant plusieurs secondes ses cris étouffés sans plus le voir, alors que la mort personnifiée se gorgeait de ses chairs, de son sang et de sa vie.
- Allez, on ne reste pas là à regarder ! Ca va les occuper un moment, espérons qu'ils nous perdent de vue !
Les goules et les relevés après la mort n'étant pas réputés pour leur intelligence, Phadria espéra de tout son cœur qu'ils oublieraient de lever la tête, et les oublieraient vite ! Devant eux se trouvait à présent une distance considérable à franchir, afin d'atteindre le toit suivant, et ce fut un miracle qu'aucun d'eux parviennent à bondir suffisamment loin et se réceptionner avec suffisamment de chance afin de ne point glisser flanc contre flanc avec la pente glissante !
Ils parvinrent finalement à atteindre, la peur au ventre, le gel à la peau mais le feu dans l'âme, les portes de Syrlany qui demeuraient à moins d'une centaine de mètres d'eux !
Argorg, Sélanæ, Avel et Phadria abandonnère leur ascension mortelle et dangereuse, et jugèrent plus sages de passer par le sol afin de gagner celles-ci au plus vite. La horde semblait plus arrière, à plusieurs mètres derrière eux, et suffisamment loin paraissait-il afin qu'ils ne l'aperçoivent pas en se retournant. Ils prirent leurs jambes à leur cou et atteignirent le port, déserté de monstres comme Phadria l'avait espéré, cependant gorgé d'embarcations prises dans le gel.
- On fait quoi maintenant ?
- Il nous faut regagner l'Ankhor !
- Ca n'est pas une solution Sélanæ, la coque de l'Ankhor est perforée de toutes part, sa Misaine arrachée, nous n'irons pas bien loin !
- Elles vont nous sentir ! Elles vont nous entendre ! Elles seront sur nous bientôt !
- Il nous faut une voile ! expédia Phadria, sentant toujours son sang tambouriner contre ses tempes !
- On doit fuir, cria soudain Avel en pointant du doigt une silhouette qui courrait vers eux en franchissant les portes de la cité fantôme.
- Non ! C'est...
L'Ogre réceptionna Attila suivi de Plagt, qui paraissait presque aussi heureux de retrouver son compagnon Peau-Verte que l'inverse demeurait possible ! Phadria songea que le chat et l'Ogre avaient dû bondir du temple comme les non-vivants se repaissaient du corps du Capitaine, chuté à plusieurs mètres de là, puis se frayer un chemin à gros coups de poings et de griffes hors de la ville. Mais l'heure n'était pas à de telles suggestions ! Ils entendaient déjà le grondement de moins en moins lointain de leurs ennemis, déterminés à s'acharner !
Et voilà que reprit leur course ! Ils déambulèrent le long des quais, jusqu'à trouver ce qu'ils cherchaient. Une petite embarcation à une voile, qui devait, en théorie, les porter tous ! Argorg et Plagt se chargèrent de l'extirper du manteau de givre à renfort de grands coups de hache, puis Phadria noua un cordage à la proue du petit sloop craquelé par le gel que Plagt se chargea de tirer par-dessus son épaule ! Argorg aidé d'Avel à la proue, ils entreprirent de tirer sur le manteau de glace l'embarcation, loin de Syrlany la maudite !
- Les morts-vivants vont nous rattraper !
- Ce ne sont pas des créatures rapides ! Elles se meuvent lentement !
- A parce que tu trouves que nous on va vite là ?
- Les zombies vont peut être lentement, mais les goules sont rapides sitôt qu'elles nous sentiront !
Phadria fit fi de la tension montante au sein de leur petit groupe et vint se coller elle-aussi à la proue du bateau, près d'Avel. Elle fit signe à Sélanæ de faire de même et chacun participa à la tracte ou la pousse du bâtiment ! Sous leurs pieds, la tablette de glace se fissurait délicieusement, et avec de plus en plus de puissance au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient des terres !
- Royaume de merde ! Temps de merde ! Glace de merde !
A plusieurs centaines de mètres derrière eux, la chasse avait repris ! Lorsque les premières goules les eurent rejoints, la coque de l'embarcation embrassait les eaux de la grande Mer des Glaces, et les plus intraitables qui tentaient de se faire passagères en bondissant de la berge jusqu'au bateau furent durement expédiées à la mer par une Phadria, un Argorg, un Plagt, une Sélanæ, un Avel et un Attila déchaînés. Depuis la berge, une masse noirâtre et grouillantes de monstruosités les fixait en d'inquiétants râles. Il leur fallut bien plusieurs heures après cette mésaventure afin que leur rythme cardiaque parvienne à se stabiliser. Ce fut des instants de durs silence à bord du petit navire qui les portait à présent. Lorsque les yeux verts, ordinairement pétillants de joie de vivre, de Phadria Red croisa ceux de la jeune Sélanæ, elle se surprit à les trouver redoutablement éteints. Plus surprenant encore, cette sensation d'avoir regardé au travers un miroir donnant sur son propre reflet !
~
La nuit tombe vite durant la Lune Renouveau, et il fit très vite noir comme dans la gueule d'un four. Sélanæ et Phadria se pressaient l'une collée à l'autre, les poings serrés et les coudes repliés, chassant du mieux qu'elles le pouvaient ce froid mordant. Une vieille couverture traînait, ô miracle, sur le pont de leur petit sloop, et les deux femmes s'étaient rapidement enroulées à l'intérieur, la faisant tourner avec Avel et Argorg. Avant qu'ils ne soient trop frigorifiés pour le faire, Madame Red avait réussi à faire remuer tout le monde, et chacun s'était affairé à la construction de canne à pêche avec ce qu'ils avaient pu trouver. Virel, au sein de cette mésaventure, avait dû se tourner vers eux quelques secondes, car la charogne d'un poisson trônait sur le pont du navire, rejeté à l'ombre de sa proue, et elle avait permis aux survivants de se munir des vers nécessaire afin d'attirer les poissons. Ils en eurent peu, et surtout durent les manger crûs faute de disposer de quoi que ce soit qui puisse allumer un feu. Cela faisait déjà cinq jours qu'ils dérivaient, et ils avaient maigris à vue d’œil. Se partageant quelques poissons par jour, buvant l''eau de pluie qu'ils avaient réussis à cueillir à grande peine (il plut une nuit et un jour entier), claquant des dents, priant et pêchant tour à tour, Phadria en vint à s'adresser simultanément à Ariel, Ohiel, Finil, Lothÿe, Atÿe et Virel. Lorsqu'elle s'adressa à Cerumnos au bout du cinquième jour, ce fut pour lui demander d'envoyer une sorte de gros poisson sur eux, qui les dévorerait afin de mettre un terme à leur agonie, puisque les Dieux semblaient décidés à ne point leur venir en aide. Le froid minait toute leur volonté, et leurs doigts congelés peinaient de plus en plus à tenir à longueur de jour et de nuit les cannes à pêche. Lorsqu'Avel fit tomber la sienne au moment où la ligne remua, la main trop endolorie pour parvenir à en serrer la tringle, Phadria -et aucun de ses compagnons, elle présuma- ne lui en voulut. Tous étaient gelés, fatigués et terrifiés.
Quand serons-nous résignés ?Dès lors qu'ils languiraient la mort, songea Phadria, ce sera la fin. Déjà, elle lançait des regards creusés à Attila, songeant que si le compagnon d'Argorg mourrait, cela ferait une gueule de moins de nourrir, et de la fourrure pour tous.
Mais elle se refusa à penser de la sorte, et se replongea dans ses prières sans fin.
Ce fut au cours de l'après-midi du sixième jour que Ariel, Ohiel, Finil, Lothÿe, Atÿe ou Virel les entendit et envoya jusqu'à leur rafiot, non pas un gros poisson, mais un oiseau au col blanc et au vol léger, qui louvoya au-dessus de leurs têtes plusieurs fois avant de disparaître dans la fine pellicule de brume. Puis après l'oiseau, vint le navire. Un navire à trois-mâts et voiles carrés et qui, de part sa stature, ne devait point appartenir à n'importe qui. Phadria n'en avait jamais croisé de la sorte, mais elle l'identifia comme une caravelle qui mit le cap sur eux et les cueillit. Phadria parvint à lire le nom du navire inscrit en lettre d'or sur sa poupe :
Le Prince de Palmyre. Un homme qui se présenta comme Premier Lieutenant se chargea de leur réception, il leur fit don d'une couverture chaude à chacun et les mena à des lits aux draps visiblement propres.
- Soyez les bienvenus à bord du Prince de Palmyre, au nom du Capitaine Pygargue de l'Empire.
Chacun possédaient une cabine séparée, et Madame Red sombra dans l'inconscience dès l'instant où sa joue toucha l'oreiller.
- Un putain d'oiseau... Cerumnos, t'es le meilleur.
L'oiseau la visita en rêve, et la belle put clairement l'identifier comme étant un pygargue au plumage lisse et éclatant de santé.
~
Madame Red fut éveillée par les premiers rayons de l'aube rose venant jouer contre le verre de son hublot, et par-là jusque sur son visage. Elle repoussa doucement les draps encore chaud à l'intérieur desquels elle venait de s'enrouler. Phadria, après ce fait, quand elle eut prit le temps d'analyser l'ordre qui régnait dans sa cabine, ne songea plus qu'à s'assurer qu'elle ne rêvait pas. Si ses souvenirs demeuraient exacts, on leur avait souhaité la bienvenue la veille à bord d'un certain
Prince de Palmyre, caravelle originaire de l'Empire d'Ambre.
Que fout un bâtiment de l'Empire si loin de la Mer sans Fin?La pirate avisa alors, sur le chevet de bois près de sa couchette, une assiette contenant deux beignets de pâte de mil, ainsi qu'une choppe empli d'eau, qu'elle descendit sans se faire prier. Elle se rendit compte une fois ceci fait, qu'elle n'avait pas même prit le temps d'ôter ses bottes la veille avant de tomber sous les draps.
On tapa alors, trois coups vifs, à la porte de sa cabine. Madame Red eut tout juste le temps de lancer un ''oui ? Et bien ?'' qu'elle vit quatre hommes armés faire intrusion entre ses quatre murs. Elle glissa sa main le long de son flanc gauche, là où battait toujours, normalement, un sabre mais se souvint au dernier moment qu'elle n'en avait plus depuis son arrivée en Salicar ! Elle avisa alors le poignard finement ouvragé, à la lame de qualité qu'elle avait glissé sous sa jarretière, mais on ne lui laissa point le temps de s'en saisir ! Déjà, deux hommes qu'elle identifia comme des officiers s'étaient saisis de leurs lames, et les tenaient levés et ciblés sous sa gorge.
- Levez les bras, et pas de coups foireux.
Phadria Red obtempéra en grimaçant.
- Je n'ai pas d'arme, feignit-elle.
C'est alors qu'elle le vit. Les rayons de l'aube claire illuminaient avec une certaine tiédeur son visage, révélant des joues justes et sans barbe au-dessus desquelles brillaient des yeux clairs, bleus et austères surmontés de sourcils bruns et, encore un étage au-dessus, d'un haut-de-forme azur. Il était vêtu richement, et un bien beau fourreau de cuir noir pendait à son côté gauche contrastant avec une chemise repassée et bien blanche. Ses yeux brillants offraient une expression caractéristique à son visage au teint clair et aux traits légers, et même si quelques rides se grimaient ça et là, Phadria devina qu'il ne devait point dépasser la quarantaine de Tours. Il paraissait même, plutôt, en faire trente. A son cou, une chaîne en argent pendait, soutenant en son bout un sifflet ressemblant trait pour trait à celui d'un maître bosco. En tous cas, il n'eut nul doutes pour elle quant à l'identité de celui qui se présenta comme étant...
- Le Pygargue et Capitaine de ce bâtiment.
Il se tenait aussi droit qu'on pouvait l'être, et malgré l'état fort discourtois de deux lames pointées sur sa gorge dans lequel Phadria Red se trouvait, il s'était incliné d'une révérence en se présentant. Révérence fort bien maîtrisée, par ailleurs, accompagné de sa main gantée et posée à plat sur le cœur.
- Ok..Moi c'est Phadria Red. Je me serai volontiers inclinée, mais ce faisant je risquerai de me retrouver avec six pouces d'acier dans le corps.
Aux côtés du Pygargue, un homme au moins dix fois plus austère de lui, mais tout aussi bien vêtu, le Second qui l'avait monté à bord la veille. Portant l'habit noir et d'épaisses rides, Phadria se fit à elle-même la remarque que ce type là avait le regard du nobliau dur et ferme, que les pauvresses payent une fortune pour corriger leurs gosses. Bien sûr, tout ça demeurait de la théorie pour elle. Elle n'avait jamais rencontré d'aristocrates. Jusqu'à aujourd'hui, à l'évidence. Les deux autres portaient l'habit d'officiers de marine, originaires de l'Empire de toute évidence. Des fers épais vinrent cercler ses poignets reliés à présent par une chaîne qui devait faire au moins autant de bruit que le raclement de gorge du Second du
Prince de Palmyre.
- Fouillez-la.
Il est étonnant que les deux officiers ne la brutalisèrent pas lorsqu'ils la fouillèrent. C'est à peine s'ils osaient la toucher lorsqu'ils tatèrent poitrine et jambes, et elle put ainsi conserver le plein secret de son poignard dissimulé sous sa jarretelle. En revanche, sa bourse si durement acquise dans les Marches D'Acier lui fut arrachée. Elle passa des mains de l'un des officier à celles du Premier Lieutenant, puis de lui-même à celles du Capitaine qui esquissa un fin sourire après l'avoir soupesé.
- Il y a là-dedans le travail honnête de tout une vie de champs, argua-t-il d'une voix claire mais tranchante à la fois.
- Ne nous attardons Capitaine Pygargue, lança à son attention le Premier Lieutenant.
Phadria choisit de ne point leur répondre. De toute évidence, il n'attendait rien d'elle, car déjà le Second et le Capitaine lui avaient tourné le dos après avoir fait les termes suivants comme s'ils énonçaient une chose d'une logique flagrante.
- Madame Red, je vous fait arrêter pour vous être proclamée pirate et par ce titre, livrée à des actes de piraterie sur les terres et les mers de Ryscior. Vous serez emmenée jusqu'à l'Empire pour y être livrée à la justice d'Ohiel et des hommes, et selon toute évidence pendue sur place publique.
Phadria ne préféra point songer au nombre de fois auxquelles le Pygargue avait clamé cette sentence toute faite au visage de ses prisonniers.
~
Le Pygargue
Le Capitaine du
Prince de Palmyre repoussa vers le bord de son bureau en acajou son journal de bord, ainsi que différents documents qui le gênaient dans ses mouvements. Les rideaux bordeaux tirés par-dessus les larges fenetres de sa cabine donnaient un aspect sinistre à son bureau, et il entreprit de se lever, mains croisées dans le dos, afin de laisser entrer la lumière du jour.
Il était midi, et le soleil de Lothÿe était à son zénith.
Le Pygargue fit glisser avec un certain agrément son index sur le col immaculé du pygargue, rapace marin à la beauté toujours inégalée aux yeux de cette homme de l'Empire, et qui se tenait droit sur son perchoir. Le Capitaine lui fit don d'une gâterie que l'oiseau de proie se hâta d'engloutir, avant de pousser un croassement aiguë auquel l'homme était habitué. Il vint se rassoir à son bureau, après avoir réajusté son col avec rigueur puis laissa entrer ses invités. Il humecta sa plume et ouvrit le livre vierge qui lui faisait face. Enfin, il se tint bien droit sur sa chaise et entreprit de saluer les trois personnes qui venaient d'entrer sur instruction de Maître Klemmens, son Second et celui qui avait été, et demeurait toujours malgré les apparences, son précepteur et éducateur. Il y avait là, face à lui, un jeune homme à la peau encore toute brûlée par le sel et le froid, ainsi qu'une très jeune femme aux yeux verts et...un Orc accompagné d'un chat tigré rachitique.
- Je suis le Capitaine Pygargue de l'Empire, expliqua-t-il, et vous souhaite la bienvenue à bord de mon bâtiment. Je suis bien navré, croyez-le, de ne point avoir pu vous faire ces mots le bon jour, mais d'autres occupations m'en ont empêchés.
Il désigna d'un geste de la main qu'il avait libérée de ses gants noirs les trois fauteuils sur lesquels ses trois invités pouvaient prendre place.
- La Déesse a été bonne pour vous, fit-il remarquer en un sourire, j'ai cru comprendre que vous n'étiez plus très loin de rencontrer Elis et son Paternel dans les mondes d'au-dessous ! Une chance pour vous que nous croisions dans la Mer des Glaces.
Il ajouta enfin :
- Vous avez dû remarquer que vos armes vous ont été confisquées, vous m'en voyez navré, ce sont là les directives que j'ai donné, la prudence, voyez-vous. On ne l'est jamais assez. Sans doute vous demandez-vous ce que vous faites ici. Je vais simplement écouter et noter votre témoignage et ce qui vous a amené à dériver à demi-mort dans un sloop défoncé à cinquante lieues de Salicar. Maître Klemmens ici présent, et maître Matter mon Officier ministériel de bord se chargeront de parachever le tout en apposant leurs signatures et confirmant la véracité de vos dires à la fin des notes que j'aurai prises.
Il ajouta à l'attention des deux officiers portant une guisarme de bonne taille à la main :
- Et ces messieurs sont mes Officiers chargés du maintien de l'ordre à mon bord. Leur rôle est simplement d'éviter tout débordement sur le Prince de Palmyre.
Il ajouta :
- Commençons-nous ?
Voyant au regard que dépeignaient ses interlocuteurs, Le Pygargue se hâta de répondre à la question qu'ils étaient visiblement trop polis pour poser.
- Mais avant je dois également vous informer que la pirate qui voyageait avec vous vient d'être placée aux arrêts. Si vous souhaitez lui faire vos adieux, ce devra être aujourd'hui. Car elle sera conduite jusqu'à l'Empire, où elle y sera jugée, et très probablement pendue pour piraterie.
A ces mots, l'Orc et la jeune fille s'étaient tous deux levés de leur fauteuils, comme si une punaise y avait été subtilement glissée !
- Pendue !? vociféra l'Orc en se rapprochant dangereusement de son bureau, le poussant presque. Cette femme m'a sauvé la vie, nous a tous sauvé !! Et vous voulez la faire pendre !?
Le Pygargue n'aimait pas les Peau-Vertes, et particulièrement les Orcs. Ce dernier ne lui plaisait pas du tout, et sa façon de faire l'incitait à la défensive. C'est néanmoins d'une voix posée qu'il fit sa réponse, yeux dans les yeux du géant.
- Vous choisissez vos amis parmi les pirates et les forbans, je n'y peux rien.
- Je choisis mes amis pour leurs cœurs. Pas pour ce qu'ils font, répliqua l'Orc du tac-au-tac sans laisser le temps à la femme à ses côtés d'en placer une.
- De bien belles paroles. Maintenant je peux au vue de votre réaction Maître Orc, je peux tout autant me raviser et placer votre amie la pirate à l'isolement.
L'Orc se fit alors plus impressionnant, serrant les dents et gonflant le torse. Il venait de se dresser de sa toute-haute stature et Le Pygargue le vit serrer les poings.
- Attaque-toi à mes amis, mon gars, et tu auras affaire à moi !
Alors le Capitaine se languissait déjà que cet entretien se termine.
- Je vais être clair avec vous, maître Orc, reprit-il de sa voix la plus autoritaire sans pour autant l'élever, le suis Le Capitaine Pygargue de Palmyre, au service de sa majesté le Prince, et cela fait plus de dix Tours que j'arrête et fais pendre des criminels notoires et des pirates, tour à tour. Je vous ai sauvé la vie en vous recueillant à bord de ma caravelle, vous qui dériviez dans cette chaloupe depuis des jours, sans eau ni nourriture. Je suis le commandant de ce bâtiment, et le seul maître à bord, après Ariel. Alors, et au vu de la dette que vous me devez, je vous conseille de revisiter votre position. Vous m'êtes redevables, et je n'aime pas beaucoup les Orcs, en particuliers lorsqu'ils se font menaçants inutilement. Je vois là deux bonnes raisons qui devraient suffire à vous convaincre de ne pas oublier qui vous êtes, et qui je suis, à mon bord. Car au vu de mon titre, je peux tout à fait vous remettre de nouveau dans votre chaloupe et vous expédier dans l'enfer de la Déesse !
- Ah ouais ? vint clabauder le Peau-Verte en envoyant tomber au sol plusieurs des livres qui se trouvaient sur son bureau. Tu as peut-être des titres, mais as-tu au moins la force pour pouvoir les porter ?
Déjà, les deux guisarmiers avaient brandis leurs lances devant cet Orc puant qui le menaçait sans raison ! A cet instant, le fauve qui l'accompagnait, et sur son intonation, bondit par-dessus le bureau et renversa de sa chaise Le Pygargue qui, sous le coup de la surprise, ne trouva pas le temps de se saisir de sa lame ! Mais il ne demeurait point Le Pygargue pour rien...
Tout s'enchaîna vite ! Et même si le rôle du fauve, il s'en doutait bien, était plus celui de l'intimider que de le mordre, en tant que Capitaine il ne pouvait laisser passer cela ! Le rapace au fin plumage s'éjecta de son perchoir, et vint fondre sur la bête, serres en avant et visant les yeux ! Ce qui laissa au Capitaine le temps nécessaire afin de se redresser. Déjà, le chat de la Peau-Verte venait de hurler de douleur, et donnait de grands coups de pattes dans le vide, rugissant à s'en crever les poumons ! Et à ses pieds, sur la moquette du bureau du Capitaine, des gouttes de sang presque noir. Voyant cela, l'Orc poussa à son tour un rugissement bestial, et écarta les deux Officiers qui manquèrent chuter à leur tour. Le pygargue vint se poser alors, croassant, sur le bras levé du Capitaine qui leva une main face à l'Orc.
- Je pense que notre entretien vient de prendre fin Maître Orc. Prenez votre chien avec vous et regagnez votre cabine où vous y serez gardé en permanence !
- Atti...commença l'Orc en pressant contre lui son familier.
- Votre animal va bien, tonna Le Pygargue, mon pygargue l'a simplement allégé de son œil gauche ! Mais retentez ce tour une seconde fois, et ce sont les vôtres qu'il emportera !
Sitôt que ces deux-là furent congédiés, Le Pygargue arrangea d'un geste ses cheveux bruns, puis se plaça debout, séparé par son prore bureau de la jeune femme et de son compagnon qu'il restait et qui venait d'assister à toute la scène.
- Vous avez des amis bien peu recommandables, commença-t-il à son intention.
- Mes amis ont failli mourir l'arme à la main, pour nous portéger tous ! Ils ne méritent pas la pandaison !
- Votre amie comme vous dites, reprit à présent lassé le Capitaine, est la protégée d'une certaine Phadransie La Noire, elle-même protégée du Capitaine pirate Korlanos, à la tête du Galion Déité, bâtiment pirate sinistrement illustre. J'ignore d'ailleurs quel est son véritable prénom, mais je puis vous assurer qu'elle est connue dans le milieu de la piraterie sous le pseudonyme de "Madame Red". Et Phadransie et cette femme traînent derrière elles une réputation, et vous me pardonnerez les termes, de tueuses sadiques et dérangées, et non de guerrières honorables, comme vous paraissez plutôt l'être.
- Phadransie la Noire, Capitaine Korlaos, je me fous bien de l’identité de ces gens là ! Ce que je sais en tout cas c’est que la Phadria que je connais ne ressemble en RIEN à la description que vous m’en faites ! Depuis plus de six mois que je la côtoie je n’ai pas vu une once de sadisme dans ses yeux ! Certes elle s’habille en rouge, certes c’est une pirate et tout comme vous je ne le cautionne guère mais vous devez surement vous tromper de personne. Au contraire, elle a été dévouée tout au long de ce voyage et à montré son courage plus d'une fois, notamment face aux goules qui ont envahies Salicar, d'ailleurs c'est de cela que vous devriez vous occuper !
Mais ce qui me gêne le plus c’est que vous que vous osiez me vanter de ‘’guerrière honorable’’ mais n’hésitez pas une seconde à me détrousser de mes armes, ainsi qu’à mes amis et à nous séparer misérablement. De ces actes je n’en vois qu’hypocrisie, ce qui m’étonne guère de la part d’un garde royal, au final et vous le savez comme moi, vous ne valez pas mieux que les pirates que vous vous tuez à chercher !
L'homme entreprit de soutenir le regard de cette jeune femme, presque une enfant, qui se permettait de l'injurier. Son éducation avait fait de lui un véritable galant, et c'était dans ces moments qu'il se devait de ne point l'oublier. Alors, même si il avait grand'envie d'écourter cette entrevue et de renvoyer cette femme dans sa cabine sans un mot de plus, il se trouva l'audace de puiser en lui calme et patience.
- Au vue de la réaction de l'Orc à l'instant, et de la votre présentement, je me félicite d'avoir ordonné que l'on vous écarte de vos armes. Quant à Phadransie La Noire et Korlanos, croyez-moi j'ai de bonnes sources. Que gagnerai-je à vous mentir ? Ces gens-là sont même très connus dans leur profession, notamment pour plusieurs entreprises contre mon Empire, des enlèvements et des tortures, exécutés souvent même sur des enfants ! Je continue ? La destruction dans la plus grande violence du Sultanat portuaire de Khamsin, il y a de cela plusieurs Tours maintenant, lors d'un mariage royal, n'épargnant ni même femmes et enfants. Je ne rejette pas toute la faute de ces entreprise sur Madame Red, mais elle y fut impliquée, et de façon considérable, je n'ai aucun doute là-dessus.
- Eh comment aurez voulu que je réagi... La des..destruction du Sultanat de Khamsin ?
Elle avait pâli, soudainement, comme si il venait de la gifler. Et ce sans qu'il puisse en comprendre la raison. Il entreprit d'adoucir davantage sa voix.
- Entre autre, oui. Elle vous l'avait caché, j'imagine.
- Et comment pouvez vous être aussi sur que Phadria faisait partie de l'attaque ?!
Cette fois, elle avait crié. Tant et si fort que les Officiers s'étaient approchés d'un bon pas, brandissant leurs guisarmes, et que Horace Klemmens avait contracté sa mâchoire, ce qui n'était jamais bon signe. A eux-trois, Le Pygargue lança un regard tranquillisant.
- Elle est recherchée hâtivement dans tout Ram, mademoiselle. La voisine de Khamsin...Lêveche, si je me souviens bien, l'avait ramassée après l'attaque. Je m'étonne d'ailleurs qu'elle ne fut pas pendue là-bas, mais tout porte à croire que Madame Red a sut fuir le Sultanat à temps.
- Impossible...
La jeune brunette s'était assise, où plutôt était tombée sur la chaise qu'on lui avait destiné.
- Pourquoi est ce que vous m'avez convoquée ici ?
Le Pygargue passa derrière son bureau, de nouveau, puis referma son livre.
- Au départ, je devais prendre vos témoignages et consigner vos observations concernant ce qu'il se trame dans le Grand Nord de Ryscior. Mais en l'état, je pense que nous remettrons à plus tard cette activité. Je ne suis pas pressé.
La femme qui lui faisait pâle semblait à présent peiner à respirer, et ses mains tremblaient sans qu'elle parvienne à le cacher efficacement. Venait-elle de Ram ? Le Capitaine ajouta en replaçant le pygargue sur son perchoir.
- Je peux vous faire apporter un verre d'eau si vous le voulez.
- Non
- A votre aise. Vous êtes libre d'aller et venir à mon bord, contrairement à votre ami Peau-Verte, mais sachez que vous serez tenue à l’œil. Vos armes et vos biens vous seront rendus, ainsi que la bourse de la pirate, lorsque vous choisirez de débarquer. Nous longeons actuellement les côtes du Royaume Halfelin, au Nord. Notre destination m'amène à caboter le long des côtes Ramiennes, puis nous emprunterons l'Océan des Elfes Noirs, au sein duquel j'ai beaucoup à y faire.
- Où doit avoir lieu l'exécution ?
- Elle n'est pas encore passée en jugement, mais tout se fera en Empire, à la cité Topaze de Palmyre.
- Pourriez-vous me débarquer là ?
Le Pygargue hésita sur l'instant. Nul doute que cette demande venait de l'Orc, il l'aurait rejeté immédiatement. Mais son éducation lui empêchait de refuser ainsi et sans raison une requêt venant d'une dame. D'une jeune fille qui plus était, se corrigea-t-il. Il acquiesça du chef, bien que l'idée de la voir à bord pour plusieurs lunes ne l'enchantait guère. Ils convinrent donc que la naufragère serait invitée à bord du
Prince de Palmyre jusqu'à sa destination finale, dans l'Empire. Le Pygargue la prévint toutefois que, même si son voyage touchait à sa fin, ils devraient traverser Ryscior entière sur les mers, le tout marqué par de nombreux arrêts, et n'y seraient pas avant six lunes au strict minimum. Finalement, la compagne de la pirate se leva d'une démarche presque désarticulée, et se dirigea d'un pas de nouveau ferme vers la porte, très vite talonnée par l'homme qui remercia expéditivement le Capitaine. Ce dernier s'inclina avec respect et éminence en son attention, les laissant passer l’entrebâillement des portes de sa cabine. Il entendit clairement la voix de son invitée clamer ''je peux retrouver le chemin de ma chambre toute seule'' en direction des Officiers qui avaient pour charge de l'accompagner.
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Phadria
Madame Red redressa la tète qu'elle tenait penchée en voyant arriver Sélanæ. Les geôles du
Prince de Palmyre étaient au moins aussi spacieuses que le pont principal de la caravelle, et emplis à craquer de prisonniers. Des pirates. Phadria comprit vite que le navire avait été taillé pour deux choses. La vitesse. Et l'incarcération. L'on ne pouvait rêver mieux que ce bâtiment-là pour chasser le forban, élancé et léger, avec ses kilomètres de voilures déployées, filant au vent sur les Grand'Eaux. Et ses cales-prisons, pleines de vermines, et à en craquer. Il n'y avait que des hommes, et tous, où la plupart, nus jusqu'à la taille, demeuraient recroquevillés dans un coin, jouant entre eux à quelques jeux à base de cailloux qu'ils faisaient rouler à leurs pieds, ou muets comme des tombes dans leurs silence. Certains paraissaient même avoir été de féroces flibustiers, de leur temps. Phadria en avait été peinée. Le Pygargue, à cause de son sexe, elle s'en doutait, l'avait faite isoler dans une cellule à part. La pirate vêtue de rouge sourit à sa camarade en la voyant, malgré la rudesse de sa toute-nouvelle situation, comme si elle n'était pas retenue derrière la grille d'une cellule. Et du mauvais côté qui plus était.
- Aye Sélanae. Passée une bonne nuit ?
Sélanæ resta de marbre.
- Phadria, tu sais pourquoi tu es ici ?
Madame Red haussa les épaules avant de faire passer une main dans sa chevelure afin de la dégager un peu de son visage ambré.
- Je n'ai pas eu plus d'explications que ça, mais quelque chose me dit qu'ils aiment pas trop les pirates.
Elle lui désigna alors, du bout de son index, son tatouage à l'épaule
- Tu vois ce que je veux dire. Le Capitaine est un vrai enculé.
- Tu sais que j'ai moi aussi de bonnes raisons de ne pas aimer les pirates, lâcha d'une voix au moins aussi froides que les terres de Salicar son interlocutrice.
Le sourire signature de Phadria s'effaça alors. Quelque chose se tramait, elle le voyait avec clarté.
- Sélanæ ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
Sélanæ passa soudain ses mains a travers les barreaux et se saisit de la chevelure de Phadria ! Elle plaqua sa tête contre la grille et vint placer la sienne a seulement quelques centimètres, la folie dansant dans ses prunelles.
- Plus de mauvaise foi Phadria, je veux la vérité !
Alors que la Rouge tentait de se dégager, la jeune guerrière raffermit sa pression sur la chevelure jais de la pirate.
- Putain mais tu fous quoi là !? Sélanæ !
- KHAMSIN ! C’ÉTAIT TOI ?!
- Sélanæ lâche-moi !
Suite à cette résistance, Sélanæ tira encore plus fort, faisant buter le crane de Phadria contre la grille. Les chaînes passées autour de ses poignets l'empêchait clairement de se dégager, et elle se trouva vite contrainte à répondre à son amie qui se voyait de plus en plus violente et insistante !
- DIS LE MOI ! EST CE QUE C’ÉTAIT TOI OUI OU NON !
- OUI ! OUI J'Y ÉTAIS ! hurla Madame Red comme ses tempes et ses joues s'écrasaient contre les barreaux des geôles du
Prince de PalmyreSélanæ lacha alors son emprise. Elle plaça une main devant sa bouche, au bord de l'hystérie avant de hurler à plein poumons, attirant l'attention de la totalité des prisonniers :
- TOUT CE TEMPS ! C'ETAIT TOI TOUT CE TEMPS ?! MAIS COMMENT AS TU PU ME REGARDER EN FACE DANS CE BATEAU, SI PRES DE MOI PENDANT PLUS DE SIX MOIS !!
Elle mit une main sur son front duquel coulait de fines gouttes de sueur et passa sa main dans ses cheveux, le regard hagard, l'air perdu !
- Sélanae, je ne savais pas comment te le dire ! Comment es-tu au courant ? Qui te l'a dis ? lui opposa Madame Red les yeux plissés et l'air concentré.
- MAIS HEUREUSEMENT QUE TU ME L'AS PAS DIS !!! HEUREUSEMENT PARCE QUE MAINTENANT QUE JE LE SAIS TU VAS MOURIR PHADRIA !! OH OUI TU VAS MOURIR !!
Sélanæ vint frapper avec une violence insoupçonnée contre les barreaux de la cage, obligeant Phadria à reculer de quelques pas, sur son séant.
- VIENS M'AFFRONTER ! AFFRONTE MOI QUE JE TE TUE COMME J'AURAI DU LE FAIRE LE JOUR DE NOTRE PREMIER COMBAT !
- Putain mais calme-toi ! Sélanæ, je suis désolée que tu l'aies appris comme ça ! J'aurai préféré que ça se sache autrement, vraiment, mais apparemment quelqu'un m'a devancé !
Ce fut à ce moment que les guisarmiers chargés du maintien de l'ordre à bord du
Prince de Palmyre vinrent se saisir de Sélanæ qui n'avait rien à faire dans cette partie du navire sans y être accompagnée ! Elle hurlait et se débattait comme des bras masculins puissants la tractaient vers l'écoutille et le pont extérieur. Phadria se leva, et vint agripper les barreaux de sa geôle à son tour, appellant plusieurs fois la jeune femme, le visage pressé contre la grille tentant de l'apercevoir. Mais déjà, elle n'était plus là. Sa voix, sa haine et ses menaces, en revanche, parvenaient encore aux oreilles de Madame Red.
- JE TE CONSEILLE DE NE JAMAIS SORTIR DE CETTE CAGE PHADRIA CAR DES LORS QUE TU METTRAS UN PIED DEHORS TU PASSERAS SOUS MA LAME ! J EN FAIS LA PROMESSE !
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Le Pygargue
Chacun dîna dans son coin une fois passés les événements de cette sordide journée. Argorg consigné avec Attila. Plagt séparé de son compagnon humain. Avel et Sélanæ de leurs côtés. Le Pygargue leva un conseil restreint composé de son Premier Lieutenant, ses Sous-Lieutenants, son Officier Ministériel et des deux prêtres d'Ohier montés à son bord. Il fit grande question afin de s'acquérir de la décision qui serait la moins dangereuse pour lui et l'équipage parmi toutes, tout en restant dans la voie du Dieu sage. Tous les avis convergèrent vers une option qui parut être la meilleure à tous. Bientôt, le Peau-Verte, l'Ogre, le fauve rayé, la jeune femme (jugée dangereuse depuis son intervention dans les geôles) et son compagnon furent déposés, et peu importa leur avis, en côtes du Royaume Halfelin que le
Prince de Palmyre longeait. Leurs armes leur furent rendues, et il ne tenait qu'à eux de joindre la grande cité de Kelvin, à une trentaine de milles au Nord, ou bien Hasruba en traversant tout le Royaume des Petites-Gens, c'est-à-dire environ huit fois la distance les séparant de Kelvin. Le Pygargue joignit à ses débarqués leurs biens matériels, et proposa d'y ajouter la bourse de Phadria, mais ils refusèrent. Le Pygargue comprit leur point de vue sans trop s'y forcer. Il s'agissait sans nul doute d'argent sale, dérobé évidemment en échange du sang d'innocents. Il conserva néanmoins la bourse gorgée d'or qu'il vida dans un petit coffre de bois avant de le fermer à clé. Ceci fait, le voyage du
Prince de Palmyre put se poursuivre, dans une ambiance générale nettement moins tendue. Le Capitaine envoya son oiseau par-delà les mers, sonder l'horizon.
- Reprenons la chasse. La potence de Bervers est déjà toute prête.
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Phadria
Comme il n'y avait point grand choses à faire ici-bas, Madame Red s'était munie de sa Pièce de Huit, la fameuse, qu'elle avait gardé caché sur-elle durant tout ce temps. Adossé face à l'une des grilles latérales de sa geôle, elle s'ennuyait ferme depuis que son voisin de cellule s'était endormi. Ils avaient échangé quelques propos, brefs mais qui avaient appris à la pirate en rouge que le gus était prisonnier du Pygargue depuis bientôt deux Tours ! Et, selon lui, la plupart des autres forbans demeuraient là, chaînes aux poignets, parfois même chaîne liée au mur, depuis plus longtemps que lui. Est-il possible, songeait Madame Red, que certain d'entre eux ignorent tout des événements récents ?
La chute de Port-Argenterie ? La mort de Brecianne Léocadas ? Le naufrage du Galion Déité ?Phadria avait encore quelques espérences de ne point passer un ou deux Tours de sa vie enfermée ici, sur cette immense prison de bois et d'acier, mais en attendant elle ne pouvait rien faire d'autre que lancer en l'air, puis laisser retomber sur le dos de sa main, sa pièce de huit. Une fois pile. Une fois face.
La potence. Encore une fois. Néanmoins, Madame Red ne perdait rien de ce qu'il se passait, et pour peu qu'un rat daignait traverser sa geôle au pas de course -ce qui fut le cas plus d'une fois depuis les trois jours qu'elle avait passé derrière les barreaux- il ne lui échappait point. Le Capitaine Pygargue étant un homme de haute taille à la bonne allure, il ne put encore moins passer inaperçu lorsqu'il descendit, seul et muni de son haut-de-forme, voir sa prisonnière. A son passage, les prisonniers qui ne dormaient pas crachaient. Phadria entendait les glaires et les mollards souiller l'entrepont, sous les bottes parfaitement cirées du Pygargue qui ne répondait pas plus aux expectorations qu'aux malédictions qu'on levait sur lui et qu'aux injures qu'on lui administrait sur le chemin.
Ce Capitaine idiot a bien du courage de descendre ainsi au milieu de ses prisonniers. Et pour y faire quoi au juste?Phadria ne tourna point la tête vers lui, et ne lui adressa pas la parole tant qu'il ne fut pas placé debout, regardant dans sa cellule en sa direction. Il avait ôté son haut-de-forme, mais n'avait pas exécuté de révérence cette fois-ci, nota Red. Finalement, l'homme aux longs cheveux jais rompit en premier le silence qui n'en devenait qu'embarrassant.
- Cela fait bien longtemps que je n'avais plus vu de pièce de huit authentique en ce monde, Madame Red.
A peine venait-il de desserrer les lèvres qu'il marquait un point. Phadria laissa échapper sa pièce de huit, qui roula à ses bottes, sur le sol humide de sa cellule. Lentement, elle tourna vers lui son visage fermé mais curieux, ses yeux pétillants mais orageux.
- Dites-moi, d'où se connait-on ?
Elle ajouta en un demi-sourire malicieux :
- Est-ce que vous et moi on a déjà... ?
- Non.
- Je me disais bien, convint la rouge. Je m'en serai souvenue !
- Je suis à la poursuite d'un homme depuis des lunes et des lunes, poursuivit d'une voix posé le Capitaine son haut-de-forme à la main et faisant fi des prisonniers qui continuaient à le traiter de tous les noms d'oiseaux qu'ils connaissaient. Et il se trouve que cet homme, un pirate, a fait alliance il y a un peu plu d'un Tour à présent, avec une femme, une espèce de folle que l'on nommerait Phadransie La Noire. En me renseignant sur cette Phadransie La Noire, je suis très vite tombé sur un Second nom, celui du Capitaine Korlanos, puis un troisième, celui de Madame Red. Et ces trois-là seraient réputés pour avoir traînés dans de nombreuses affaires, toutes aussi peu reuisantes les unes que les autres. Dont, par exemple, cette histoire d'enlèvement puis de rançon de l'aristocratie De La Molle. Pas de chance, la maison De La Molle comporte de lointains cousins de la mienne, la maison De Everhell. Lorsqu'on évoque le Galion Déité, on parle souvent de son Capitaine et de ses deux protégées, la noire et la rouge. Madame Red, un officier fort habile une lame dans la main, et le corps couvert d'encre rouge. Une beauté sans pareil. Difficile de détourner le regard...et de la louper.
- Je prends ça pour un compliment.
- Il n'est pas très difficile de vous identifier.
- Le Galion Déité à sombré corps et âmes depuis plus de trois Tours à présent, bientôt quatre. Et je ne sais même pas si Phadransie La Noire est encore en vie ! répondit la Rouge sans se départir de son sourire, celui par laquelle elle se démarquait de tous les autres prisonniers, en dépit de son sexe.
- Je ne chasse pas cette femme, mais si jamais Virel permet à nos bâtiments de se croiser, je l'ajouterai au nombre de vos compagnons de cellules.
Madame Red prit une large inspiration, un rire presque pendu à la comisure de ses lèvres.
- Il y a possibilité de monnayer mes services pour chasser La Noire ?
- Non.
- Pour la pièce de huit, reprit-elle en le regardant dans les yeux et l'air tout gentil, vous n'êtes pas un pirate. Tous les Seigneur Pirates en ont une avec eux. C'était aussi la monnaie qui avait le court à Port-Argenterie. Du temps de Port-Argenterie.
Celui qui s'auto-proclamait Le Pygargue hocha la tête après l'avoir écouté d'une oreille attentive. Il répondit d'une voix posée et claire comme de l'eau de roche :
- Je le sais. Je ne suis pas un forban, mais je les ai chassé durant suffisamment longtemps. Cela fait plus de 10 Tours.
- Les gars qui sont ici sont vos prisonniers depuis plus de dix Tours ? demanda soudain Phadria.
- Certains, oui. Virel ne m'a point laissé l'opportunité de retourner en Empire depuis, afin qu'ils y soient jugés.
- Pauvre malade.
- Savez vous quelque chose sur un certain Bervers ou Baldassare Everhell ? Un pirate.
Phadria ne manqua pas de remarquer le changement de timbre qui avait secoué la gorge du Pygargue.
- Peut être que je sais quelque chose. Peut être que je ne sais rien. Mais dans le cas où j'en saurai quelque chose, pensez vous vraiment que je vous livrerai ces informations ? Que j’aiderai un taré comme vous à chasser un pirate, pour le laisser pourrir ici, dans vos cales infectes et merdeuses pendant plus de dix Tours ? Dix Tours, bon sang !
Elle fit non de la tête en fixant un point invisible, derrière Le Pygargue.
- Ça n'est pas humain...
- J'ignorai que les pirates se protégeaient entre eux, comme une famille.
Sur ces entrefaits, il arriva au sourire de Phadria un air davantage mesquin.
- Doit-on parler de vous ? Bervers Everhell, l'homme que vous chassez. Un cousin ? Votre père ? Ou votre frère peut-être ?
La rouge sut qu'elle avait fait mouche au regard écarquillé du Pygargue qui s'approcha légèrement de sa geôle.
- Pourquoi songez-vous à une telle chose ?
- Vous venez de me dire votre nom vous-même. De Everhell, cousins éloignés des De La Molle.
- Je vois.
- Autre chose, Capitaine ? ajouta la pirate. Je doute que vous avez pris le temps de descendre dans vos geôles uniquement pour la contemplation de mes beaux yeux. Ou pour me parler de votre oncle, neveu ou que sais-je.
- Nous ferons bientôt voile vers l'Empire, où vous y serez jugée et probablement pendue pour vos crimes. Désirez-vous vous confesser avant de rencontrer Elis puis son Père ?
Elle esquissa un sourire à la suite de ces propos. Que lui chantait-il, là ? Depuis quand proposait-on aux pirates de Ryscior de se confesser ?
- Vous ne m'avez pas l'air d'un prêtre, ironisa-t-elle avec légèreté.
- J'ai plusieurs prêtres d'Ohiel à mon bord.
- Je n'ai rien à faire de vos confesseurs. Je n'ai pas honte de qui je suis et de comment j'ai mené ma vie.
La voix de Phadria, à ses mots, venait de se faire plus glaciale, plus incisive.
- Comme le témoigne vos scarifications sur l'épaule, sourit alors, et pour la première fois le Capitaine. C'est amusant. J'ai posé cette question à tous les pirates que j'ai pu capturer en dix Tours. Et tous, de façon plus ou moins polie, m'ont envoyé me faire foutre.
De nouveau, elle lui sourit et braqua sur lui son regard un rien amusé.
- Que voulez-vous, nous sommes un peu rudes dans la famille !
- Je l'ai constaté. Et vous laisse à votre rudesse, pirate, et avec votre ''famille''.
Ce fut sur ces mots que Le Pygargue, commandant en chef de la Caravelle le
Prince de Palmyre se recoiffa et tourna les talons de ses bottes. De nouveau, il s’apprêta à repasser au travers de ce couloir de propos injurieux, regards noirs et crachats malaisés. Mais il le faisait la tête haute et le menton dressé, sans adresser un seul regard aux forbans. Phadria trouva à ce tableau un côté amusant et à ce Capitaine une suffisance mêlée d'une prestesse originale. Elle n'avait point bougé de sa position initiale lorsqu'il était venu la voir, et n'eut pas à beaucoup bouger afin de se resaisir de sa pièce de huit cabossée et de l'envoyer en l'air de nouveau, la réceptionnant sur le dos de sa main. D'une voix claire, qui s'éleva petit-à-petit comme une petite brise, Madame Red entama une chanson qu'elle, et probablement la totalité des ruffians enfermés ici, connaissaient.
Quand le forban prendra l'Empire en chasse,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban affutera son sabre,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban hissera pavillon noir,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban ira à l'abordage,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban enfoncera sa lame,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
- Vous ne devriez pas chanter ceci à bord de mon bâtiment, l'interrompit Le Pygargue déjà à plusieurs mètres d'elle, sans prendre la peine de la regarder de face en lui faisant ces mots. C'est une chanson qui porte le malheur, et je ne la tolère pas à mon bord.
- Il est plus facile, paraît-il, de résister aux bons soins d'une pute Oréenne que de faire taire un flibustier qui se sait condamné à la potence, Capitaine.
Un silence vint prendre sa place, ajoutant du poids aux dernières paroles de Phadria. Puis Le Pygargue, cette fois-ci, pivota sur ses talons. Et son regard bleu acier se fit chargé d'autorité, presque tranchant.
- Je saurai me tenir éloigné des deux. En attendant Madame Red, ou que m'importe ton véritable nom, tu devrais éviter d'user trop de provocation avec moi. Je suis le Capitaine Pygargue, au service de l'Empire d'Ambre et seul maître à bord après la Déesse ! Rien ne m'oblige à te livrer à l'Empire, et je peux tout à fait te faire pendre à la grande vergue sur l'instant si tel devient mon souhait ! Tu es ma prisonnière et condamnée au gibet dès lors que tu passeras en jugement, alors apprends à rester à ta place.
Suivi cette affirmation, un brusque mouvement de foule de la part de tous les prisonniers, qui se jetèrent sur leurs grilles, bravant, injuriant, et contredisant Le Pygargue. Leurs bras tendus malgré les chaînes semblaient vouloir se saisir de son cou et le briser. Phadria ne donnerait pas cher du Pygargue si jamais il passait un jour entre ces doigts crochus et crasseux qui ne demandaient rien de moi que pouvoir se refermer sur sa trachée artère pour la lui exploser.
- Vous, avez un navire à diriger, Capitaine. Moi je suis dans vos geôles, les chaînes aux poignets, et probablement pour plusieurs lunes si ça n'est pas plusieurs Tours.
Elle conclut en ces mots, d'un ton davantage calme, ce qui ne l'empêcha point d'être entendu du Capitaine, car à présent tous s'étaient de nouveau tus.
- Il faut bien tuer le temps. Alors je chante.
Le Pygargue détourna de nouveau le visage de Madame Red, braquant ses yeux bleus sur l'écoutille menant au pont supérieur. Phadria lui adressa un sourire presque charmeur :
- Te joindrais-tu à moi ?
Elle n'eut aucune réponse de la part du Capitaine au pourpoint azuré impeccable et au haut-de-forme. Alors Phadria lança sa pièce de huit, encore. Pile. Face. Les dés de la vie. Elle reprit sa chanson, d'une voix frivole comme le vol d'un oiseau. D'un pygargue, pourquoi pas.
Quand le forban enjambera les cadavres,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban gagnera la bataille,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban aura fait belle prise,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban aura rempli son coffre,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban regagnera sa cage,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura !
Quand le forban comptera sa fortune,
Grand bien fasse à sa carcasse
Grand soif, grand soif il aura...