Il est hors de notre pouvoir de renoncer à cet amour.
- Hélas ! dit Ogrin, quel réconfort peut-on donner à des morts ?
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Ministre de la Marine de l'Empire d'Ambre
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Hilena De Everhell
Le procès du Pygargue avait fait couler de l'encre en grande quantité. Était-ce la cause de cette sordide affaire de possession qui pressait les curieux ? Ou alors celle d'un Grand de l'Empire, un De Everhell de Palmyre, qui paraissait les fers aux poignets pour triple désertions traînant dans les foulées de ses bavures le déshonneur de sa Maison ? Ou encore tous ces échanges, ces tractations passées avec Ram qui venait saupoudrer le tout d'une pincette d'aventure aux allures de contes de milles et une nuit ? Il y avait les accusateurs, les badauds, les outragés, les opposants, les adeptes.. De partout dans la cité de Jade, on trompeter, on jurait, on parlait, on accusait, on défendait. La Maison De Klemmens s'était mise de la partie, demandant justification et réparation -à comprendre rémunération- pour la mort de l'un des leurs. Ce fut la fin de la Résolution des deux Maisons liant depuis des temps immémoriaux les De Everhell aux De Klemmens. Le Ministre de la marine de l'Empire d'Ambre, messire Honoré De Duprat en personne, avait suivi l'affaire de près, ajoutant ce grain de poivre au scandale déjà grondant qui secouait toute la cité. En tant que représentant suprême de l'ordre naval de l'Empire, il réclamait à grands coups de poings sur la table la peine de mort pour le Pygargue.
« Après avoir assassiné, forniqué, déserté par trois fois, volé, endetté l'Empire, mené à la mort tout un équipage et menti sans se cacher, l'accusé va risquer quoi ? Un séjour au bagne pour quelques Tours et après nous le renverrons chez lui ?
Le Ministre réveillait les vieilles querelles et mésententes au sujet du billot et de la peine de mort, censément abolie dans tout l'Empire par Akemi Hime. Très vite, divers partis de par l'Empire élevèrent leurs voix à celle du Ministre. Comment récompenser une triple désertion doublé d'un assassinat, si ça n'est à l'aide d'une douce corde de chanvre et d'un bel échafaud ?
Les De Klemmens appuyaient les propos du Ministre, se dissimulant sous leur dû compensatoire en propos de l'assassinat de Horace De Klemmens à Prébois. Plusieurs fois, la cour avait dû interrompre le procès, la cause étant l'absence de divers témoins, divers témoignages ou divers documents.
- La vraie justice ne sera satisfaite qu'une fois ce traître pendu ! déclarait avec insistance le Ministre. Bons Dieux, qu'on en finisse !
Si l'on eut comparé auparavant le Premier Secrétaire Général Messire Madère d'Angalmar à un rat, alors le Ministre eût été un dragon, et ses élocutions étaient de véritables combustions, mettant le feu aux poudre des quatre coins de l'Empire ! Le cas des Ramiens qui réclamaient leur solde, l'arrivée de Akemi Hime comme avocate de l'accusé, celui de ces enfants orphelins à qui le Pygargue avait promis bel et glorieux avenir, l'
Eradicate volé à un autre Everhell et tracté dans le sillage du
Prince de Palmyre, ce mystérieux prêtre de Dwilin ayant fait le chemin depuis Prébois afin de témoigner en faveur de l'accusé, l'ordre de Sainte-Croix qui s'en mêlait ; tout contribuait à enfiévrer corps et esprits.
...Jusqu'au silence révoltant de la maison De Everhell elle-même sur l'affaire qui concernait l'un des leurs, et à laquelle elle ne prit aucune part. Terrés au fond de leur manoir dans la Palmyre, il eût été vain de chercher à la capitale ne serait-ce que l'ombre d'un De Everhell, à défaut de l'accusé, quand Sainte-Croix, le Ministre de la Marine et toute la maison De Klemmens avaient fait le déplacement avec clairon et trompettes.
Et c'est en tout un incendie juridique, économique, militaire et religieux (puisqu'il concernait la Marine nationale ainsi que l’Élue Divine d'Ohiel elle-même) qui faisait se pourlécher toute la capitale de la grande nation de l'Est.
- J'entrerai en cour martiale, confia Le Pygargue à son avocate Akemi Hime, non par crainte du châtiment que j'appréhende, il m'est fort requis ; mais si cela pouvait l'être, par le rachat de l'honneur. Non point le mien. Mais celui de mon Lieutenant.
Akemi Hime lui avait conseillé de garder le silence tout le long de l'audience, ce qui lui avait valu par la suite un : "il se tait ! Mais bien sûr qu'il se tait ! Cela prouve bien qu'il n'est qu'un lâche !" de la part d'un Ministre de la marine outragé.
Au bout de trois assises, dont l'effervescence ambiante ne demeurait plus à faire ni à parfaire, les réquisitions du procureur furent suivies, et l'on entra en voie de condamnation. Le Pygargue ne fut point inculpé pour le meurtre de Horace de la Maison Klemmens, ni pour sodomie. Le témoignage de Dren Hortys, qui avait pratiqué lui-même l'exorcisme sur sa personne comme son frère défunt en avait pris possession fit bon effet. Le juge lâcha sa sentence.
En premier lieu, Le Pygargue devra racheter son honneur aux yeux de l'Empire, et principalement aux yeux de l'offensé, désigné ici comme étant Messire le Ministre Honoré De Duprat. Il devra marcher vêtu d'une simple bure de tissu (portée par de nombreux criminels avant lui) du tribunal de la cité de Jade Étincelante jusqu'au ministère de la marine, ce qui impliquait traverser presque la capitale entière. Une fois arrivé, les lois imposaient qu'il lave les pieds du Ministre comme demande symbolique de pardon. A cette seule condition, le Ministre de la marine devrait le lui accorder. Par la suite, il était condamné jusqu'à la fin de ses jours au bagne impérial, comme on l'appelait, ou aux chantiers forcés. Il s'agissait de l'entretien de routes, de bâtiments publics, de ruelles sous la surveillances de gardiens accomplis. Le solde des marins Ramiens sera payé par l'Empire d'Ambre, et les enfants perdus confiés à un orphelinat. En revanche, la maison De Everhell, étincelante de par son absence, rembourserait à ce dernier toutes les dettes accumulées par l'accusé au cours des dix derniers Tours, en plus des dettes contractées à Alkhalla, auprès de Ram. A moins que l'accusé, à la demande du calife, aille purger sa peine en terres Ramiennes jusqu'à épuisement de cette dernière. La cour se désintéressait des requêtes de la Maison De Klemmens.
~
Un céleste souvenir que tente de garancer les mauvais sanglots faisant écho à ma détresse, une douce empreinte, voilà ce qui m'apparut au travers la Lune d'Ocre du règne d'Isielle de notre Tour au lendemain de ce procès, tandis que je me suis placé là, prenant plume, encrier et écritoire, et vous écrivant remémorant votre doux souvenir. Une blessure ne guérit point parce que l'arc est affaibli. J'escompte, mon âme, que le vieil arc que je suis devenu, lézardé et fendu, ne puisse faiblir davantage. Tant de fois j'ai dû recommencer l'écriture de cette lettre. Ma main tremble. Elle tremble toujours. Je suis devenu mauvais calligraphe. Si j'avais pu lever un coin du voile épais qui couvre l'avenir, ou si j'avais seulement rêvé le sort qui nous attendait, je me serai brisé la tête à l'encontre des barreaux de cette geôle.
Il n'existe point de bel idéal qui justifie de si grands tords, je me le répète en mon âme et confiance. Si la ferveur d'une justice divine existe bel et bien, mon ami, vous ne devriez requérir de cette place aux cieux qui est la vôtre l'aboutissement d'une telle affaire. Un jour, tout prendra fin, nous sauverons toutes nos âmes et les enverrons joyeuses à leur domiciles. Ensemble.
Je dois vous laisser, bien-aimé camarade, car je m'apprête à entreprendre ma marche de la honte.
A vous corps et âme, mon très cher Horace, car vous fûtes à la fois mon ciel et ma mer.
Ps : Vous êtes parent d'un fils fort charmant.
M.V.D.E
Le Pygargue
~
- Celle-ci est pour toi, mon doux ami.
Le Pygargue expédia sur le sol de sa geôle la cigarette qu'il venait de consumer jusqu'à sa moitié, et l'écrasa avec son talon. L'heure était l'heure. Les Dieux comme les hommes n'aimaient pas attendre. Il balança aux côtés de la cigarette fumante -la seule qu'il avait réussi à se procurer en plus de quatre Lunes d'incarcération- son haut-de-forme et sa cape. Il se débarrassa de son pourpoint, son gilet, ses ceinturons, sa chemise. Il se débarrassa de tout. Une fois revêtu comme la coutume -et le juge- l'exigeait, il sortit, presque nu et encadré par quatre gardiens munis de gysarmes. On frappa du tambour.
L'Empire d'Ambre était habitué à ces "marches de la honte" comme on disait ; ou bien "marches de pardon". Lorsqu'il y avait insulte à l'honneur, la capitale prescrivait réparation pour l'honneur. Théoriquement, les impériaux étaient donc habitués à ce que des criminels défilent de la sorte, d'un bout à l'autre de la ville. A chaque fois, la destination était différente. Le point de départ, en revanche, demeurait le même : le grand tribunal Impérial de Jade. Parfois, le peuple et la noblesse se désintéressait royalement de l'affaire, et il arrivait donc qu'un criminel fasse sa marche de pardon sans rencontrer autre chose sur sa route que des regards vite désintéressés et la curiosités des enfants dans les rues.
Voici donc, se dit Le Pygargue,
que j'entame ma marche de la honte. Vers mon cœur tout mon sang se retire, pourtant je ne devrai rencontrer trop de fous à mon passage. Il fut surpris de constater qu'il se trompait lourdement. Tout comme les aspirations du Ministre Honoré De Duprat avaient ébranlé la capitale toute-entière, cultes y compris, la marche de pardon imposée au cadet De Everhell devait ébranler les rues comprises entre le tribunal et le ministère. L'aube en habit bleu, le soir en haillon, ce fut par une impassibilité hélas habituelle que Le Pygargue riposta à l'amas de personnes -petites gens comme seigneurs- qui avaient fait le déplacement jusqu'au tribunal dans le but de le spolier. L'utilité des quatre gardiens gysarme en main fut attestée. Ils aidèrent le prisonnier à se frayer un passage au sortir du tribunal, et entamer sa procession.
Le soleil couchant face à lui, du haut des marches du tribunal de Jade, l'aveuglait tant qu'il dû placer son bras en visière. Il ne vit donc point la foule qui le huait, dans un premier temps. Lorsqu'il la remarqua, un assaut de panique le prit à la gorge, mais c'était trop tard car les gardiens avaient forcés le passage et le poussaient déjà avant, de peur de perdre la brèche qu'ils venaient de créer. Avant même que la marche ne commence, Le Pygargue les entendait appeler des renforts "au cas ou". Effectivement, en cas d'émeutes, quatre hommes ne sauraient faire le poids face à la hargne de toute une ville.
Il entendit crier à sa gauche et à sa droite des insultes comme s'écrasaient à ses pieds des crachats. Le Pygargue avait gardé enfermé dans ses geôles des pirates durant des Tours entiers. Il était habitué à cela. "Sodomite" , "enculé", "pédé" , "fornicateur" , "fillette". Il eut un rictus en les entendant.
On croirait refaire Prébois. Il ne put s'empêcher de songer à son frère. A une époque lui-aussi avait eu des ennuis avec la justice de l'Empire suite à des accusations de fornications. Mais Mickël-Bervers avait été acquitté, donc il n'avait pas dû se plier à une marche de la honte. Mais Bervers avait un père qui s'était précipité à son aide et l'avait tiré de là. Aujourd'hui, leur père n'était pas là pour lui.
Donc il avança.
Le sol de la cité de Jade Étincelante étincelait réellement avec les rayons d'un soleil crépusculaire à ras du sol. Néanmoins, il parvint tout de même à surprendre le Pygargue par sa froideur sous ses pieds nus. Peu importait. On envoya à son visage quelque chose de malodorant et il vit qu'il s'agissait d'une charogne de pigeon biset. Le Pygargue s'en écarta. On lui en envoya une autre, de corbeau. Les corps de plume grises, noires ou blanches selon, s'écrasaient au sol de façons distordues et démises. Du sang lui jaillit plus d'une fois au visage, il en tâcha son vêtement. On le huait.
- Tu es la ruine de l'Empire, Everhell !
- Mort au traître !
- Mort à ta maison !
- On devrait t'empaler !
Avance, Pygargue...Il y avait même un barde malformé et disgracieux qui accompagna tout guilleret la procession, chantant sur son luth quelques-uns de ces vers qu'il semblait avoir composé lui-même pour l'occasion :
Everhell, pire est ta tête que mes pieds
Moi je boite des deux, je l'avoue,
Mais toi, pédé, des trois avoue.
Le Pygargue ne lui accorda point l'ombre d'un regard. De toutes façons, les gens laids ne pouvaient produire que des choses laides. N'est-ce pas ?
Le ministère se trouvait à un peu moins d'une demi-lieue de la cité de Jade Étincelante. Il n'en avait pas fait le quart. Autour de lui on huait, on tapait du pied, on riait.
- Lorsque nous dépasserons les quartiers des ménorhées, lui souffla l'un des gardiens près de l'oreille, cela se calmera.
En plus d'oiseaux morts qui s'écrasaient à son passage, on lui lançait au visage des nœuds coulants. Des amuseurs parmi la foule tentaient de faire fortune en se produisant auprès des enfants, agitant sur chacun de leurs doigts des figurines confectionnées en vitesse, à l'effigie du Pygargue, de Akemi Hime, du juge et du Ministre de la Marine. Le clash avait marqué les esprits. D'autres vendaient des gris-gris ou des nœuds coulants déjà noués au public. De la boue, des pots de chambre, des vêtements et des poings levés brandissaient l'air. Ce fut une véritable pluie de nœuds coulant qui percutèrent le prisonnier, tandis que certains se servaient des leurs dans le but de le fouetter lorsqu'il passait près. Les gardes commencèrent à se servir plus ardemment de leur gysarmes. Du renfort arriva. Un homme se dévêtit complètement à la vue du Pygargue, et brandit son sexe entre ses mains sales dont le majeur droit manquait :
- Suce-moi Everhell !
Il reçut aussi des feuilles d'artichaut au visage, aliment jugé comme malpropre car habituel des parfaits libertins. Il n'avait point fait un kilomètre qu'il s'écroula, manquant de renverser un établi sur le marchand qui le tenait. La gorge en feu, le sang cognant si fort dans ses tempes que ses oreilles se bouchaient, Le Pygargue songea qu'il ne saurait faire un pas de plus. Un prêtre d'Ohiel, paladin, accourut afin de le bénir.
- Vous êtes un traître mon fils, un hérétique, un flétri et un sans-nom. Vous en avez trop dis. Vous en avez trop fais. Vous n'êtes plus qu'un cadavre palpitant qui, par la bonne grâce des dieux, se tient encore sur ses deux pieds à ce jour. Il y a eu insulte à l'honneur. Vous devez réparer par l'honneur. Après cela, le Ministre et Ohiel vous accorderont leur pardon. Relevez-vous.
Lorsqu'il atteignit le Ministère, le Pygargue songea que ce prêtre avait raison sur un point au moins. Il n'était plus rien d'autre qu'un cadavre ambulant.
~
- Fermez les portes ! ordonna l'un des prêtre présents au ministère et qui accueillit sous son épaule le déchu.
Effectivement, à la sortie des quartiers les plus enfiévrés, l'agitation était tombée. Cependant cela n'enlevait rien au fait que la capitale de l'Empire d'Ambre n'avait plus connue une telle marche de la honte depuis des Tours et des Tours !
- Vous allez bien ?
Le Pygargue, bien trop pressé de toutes parts lors de ses derniers instants, repoussa le prêtre sans pour autant répondre. Un épais voile blanc faisait à son visage un capuchon.
- Laissez-moi vous aider !
Ledit prêtre, au visage bien jeune, essuya les abjections qui salissaient son visage d'un mouchoir bien blanc.
- Et bien, monsieur mon cousin, vous avez bien changé ! Il est vrai que la dernière fois que je vous avais vu, je n'étais qu'un enfant. C'était lors de l'appareillage de votre Prince de Palmyre.
Le Pygargue leva ses yeux clairs à la recherche de ceux de son interlocuteur tandis que les gardiens laissaient se poser sur le sol du ministère leur gysarme, soulagés.
- Je n'ai point la prétention de vous connaître, lâcha simplement le Pygargue.
- Je suis le beau-frère de madame votre nièce.
- Cousin Lancen.
Le Pygargue fut surpris de constater les effets du temps sur autrui. Onze Tours. Onze Tours étaient passés depuis ce jour où il avait pris le commandement du
Prince de Palmyre. Le cousin Lancen n'était alors qu'un jeune enfant. A présent, c'était un jeune homme qui se trouvait près de lui. Dont le frère, à ses dires, était marié à...
- Hilena est ici ?
- Seigneur, non !
La mièvrerie mesquine dansant dans les iris de ce jeune De Everhell rebutèrent le Pygargue. Il le repoussa sans un mot, se redressa et se dirigea vers les appartements du Ministre de la Marine, escorté par les gardiens de prison et deux valets. Le cousin Lancen lança dans son dos :
- N'oubliez pas monsieur mon cousin, pour laver les pieds du ministre, il faut s'agenouiller. Mais je ne m'en fais pas ! Vous avez l'habitude apparemment.
~
Six Lunes passèrent. Le Ministre de la Marine n'avait pas accepté les "excuses" du Pygargue, choisissant la tête haute de passer lui-même en jugement au tribunal de Jade, plutôt que, selon ses propres dires : "un simulacre de justice tout juste bon à nourrir et encourager la décadence jusqu'au cœur de l'Empire !" . Le déchu Pygargue se désintéressa de politique. On l'envoya aux travaux forcés, comme convenu, au nord de l'Empire.
La cru d'un fleuve provoquant de récurrentes et destructrices inondations aux cités et villages alentour, l'Impératrice se servait de ses criminels et repris-de-justice à l'édification d'un barrage. Ainsi, celui que l'on nommait Capitaine Pygargue passait ses journées, qu'il pleuve, vente ou neige, à tailler et tracter des pierres de la taille d'un taureau pour les plus grandes jusqu'à la digue future. Le soir, lorsque les forçats étaient en déplacement comme c'était ici le cas, ils dormaient à l'intérieur de grandes barricades de bois que les gardiens les obligeaient à monter eux-même sitôt la nuit tombée. Ils les démontaient chaque matin, car l'escadron était mobile la plupart du temps.
- Everhell, tu as de la visite !
Le Pygargue ouvrit un œil tandis qu'il venait juste de s'allonger, jouissant par avance d'un repos mérité. Il n'était point habitué au travail physique, ni taillé pour, et ses journées le minaient. Les forçats parlaient peu entre eux, non pas qu'on le leur interdisait, mais la plupart étaient des criminels endurcis, issus de castes sociales différentes, ou des prisonniers de guerre, et donc n'avaient rien à dire.
- De la visite, Messire ?
- Une dame.
On ne lui permit point de sortir de l'enclos, mais il put se rendre dans l'un des coins de ce dernier, isolé, afin d'y voir...
- Hilena ?
Depuis tout ce temps. Tous ces Tours, il n'espérait plus !
- Acceptez mes excuses. Nul homme ne devrait se présenter à vous dans une telle tenue.
Mal rasé, ses cheveux étaient sales et c'eut été un euphémisme de dire la même chose du morceau de brocart qui faisait sa chemise.
- Oncle Vinzent, nous nous sommes arrangés avec la compagnie du prince de la cité Topaze de Palmyre, ainsi que Ram et l'autorité impériale. Avec quelques fureurs qu'on ait fait votre mépris, veuillez prêtez oreille attentive à mes propos. Une proposition va vous être avancée, vous devrez y consentir. Alors mon oncle, vous quitterez l'Empire et pourrez éponger vos dettes dans la cité Ramienne d'Alkhalla sous les bonnes grâces du sultan Alhed El Oussam que vous connaissez, et qui vous connait.
Le Pygargue pressa ses mains autour des raies de bois qui faisaient office de barreaux.
- Vous vendez ma personne à Ram ?
Hilena De Everhell pressa davantage contre son visage délicat le châle noir qu'elle enserrait entre ses mains délicates aux yeux de son oncle.
- Vous vous êtes vendu tout seul.
- Mon honneur affligé n'imita point mes exécutions. J'ai antérieurement adressé une lettre d'excuses au nom du calife Oussam. J'ai fais don de mon épée de feu, celle-là même qui me coûta tout ce que j'avais, à la Maison De Klemmens dans l'espoir qu'un tel geste apaiserait les tensions effectives et élevées entre nos deux Maisons. J'ai courbé l'échine sous la soumission et l'humiliation ci-nommé Marche de la honte. J'ai abandonné tout ce que notre Empire a bien daigné m'aliéner aux pieds du Minitre de la Marine. Mon trépas ne calmerait point sa haine. Je me laissa enlever au nom de forçat jusqu'à ces chantiers publiques, ceux-là même que vous foulez au pied et dont vous apercevez aujourd'huy toute la misère. Et j'y demeurerai jusqu'à l'instant de mon trépas ! Jusqu'à ce que j'en crève ! Que demandez-vous de plus qui ne fusse au-delà de mes moyens !
- Retirez vos vilaines paroles aux frères des marauds, oncle Vinzent ! Êtes-vous donc aveugle pour ne point voir ? Vous nous avez endetté, mon cher oncle. Et sur plus d'une générations ! Vous souffrez, mais nous souffrons aussi. Notre Maison doit à ce jour encore six mille écus d'or et huit-cent-cinquante d'argent aux coffres d'Alkhalla, nous sommes contraint d’hypothéquer et de vendre ! Tous les jours des missives de menaces nous sont adressées. Des chiens furieux sont lâchés sans bonde sur nos propriétés, ainsi que des oiseaux morts à qui l'on a retiré les yeux. On parle de fornication derrière nos murs. Nombreux sont les De Everhell qui supplient Finil de parler de vous à l'oreille de Canërgen. Vous êtes mort aux yeux de votre père.
- Oyez que j'ai fais tout ça pour vous, Hilena. Vous et seulement vous. Comment l'homme que je suis supporterait ce que Bervers vous fit subir ? Je l'ai chassé par delà l'horizon et l'idéal ma nièce, dix Tours de ma vie, de la Mer sans Fin jusqu'aux froides eaux de la Passe. Par amour pour vous, pour venger votre honneur. Tout bon vouloir devrait avoir son dû. Nos dettes ne peuvent apparaître que comme les conséquences fâcheuses d'une mauvaise rencontre dans la grande mer de l'Ouest. Vous le savez. J'ai tout expliqué au juge !
Le Pygargue eut voulu briser entre ses poings serrés ces barreaux.
- Hilena. Soyons libres de nos obligations. Je n'ai que trop couru ces onze derniers Tours. Par la terre, par la nue et par les mers. Cela suffit. Soyez libres, vous de vos obligations, et moi des miennes.
- Comment osez-vous...? Mon père jamais ne me fis autant de tort que vous ne m'en causez vous à ce jour. Aujourd'huy, lui ne vit plus dans mes pensées. En revanche j'ai honte de vous.
Si un glas eût sonné en cet instant, le Pygargue l'aurait reconnu comme le sien. Il avait à présent la confirmation qu'il venait de tout perdre. Il tenta une ultime instance qui ne pourrait jamais rattraper la désespérance de la précédente, il le savait.
- Et Mashaëlle ?
- Ah oui, votre épouse. Ce qu'il en est ? Qu'espérez-vous entendre oncle Vinzent ? Mashaëlle subit tous les désagréments de vos prérogatives judiciaires, bien sûr.
- Pourquoi n'est-elle point venue me voir ?
- Sa grossesse la fatigue. Vous ne pouvez exiger d'elle qu'elle fasse tout ce chemin.
- Je vous demande pardon ?
- Votre épouse est enceinte. L'auriez vous déjà oublié oncle Vinzent ?
- De moi, bien sûr. Ah tiens ! Fi ! Allons ! Et en onze Tours en mer, quand est-ce que j'aurai su estimer le moment afin de mettre enceinte ma femme, quand bien même les traits de son visage commencent à s'effacer de ma mémoire !
A ces mots, Hilena détourna un la tête, un peu, mais suffisamment aux yeux de son oncle.
- Allons, allons ! Vous le savez ! Avant que la garde de Palmyre ne vous conduise aux arrêts sur le port de la
Topaze ; vous fûtes déjà retourné au manoir afin de la trouver. En onze Tours de séparation, il n'y a rien qui puisse me sembler plus anormal à cela.
- Hilena je vous en prie. Qui a répandu ces aberrations ? Laisserez-vous tant de mots engouffrer votre esprit que j'eusse connu si éveillé ? Tout le monde sait que l'on m'avait ferré à bord du Palais d'Agathe du Capitaine Frédérique De Klemmens lorsque la garde m'emprisonna !
- Oncle Vinzent, pleura tout-à fait la jeune femme en s'éloignant d'un pas, la visage enfoui dans les mains, je vous en supplie, avec tout ce que Finil m'accorde de grâce, ne provoquez point de nouveau scandale ! Il faut que vous partiez au plus vite pour le sultanat de Ram.
Au loin, un oiseau de nuit hulula. Et une étoile filante vint s'écraser au-dessus d'eux. Ce fut les seuls perturbateurs de ce silence funèbre qui enveloppa les deux De Everhell. Le Pygargue avait compris très clairement tous les demi-mots échappés des lèvres de sa nièce.
- Devrais-je toujours faire don de ma vie afin de réparer les torts causés par mon frère ?
- Vous aviez un poste qui vous était assuré en tant que Prévot mon oncle. Il était là, il vous attendait. Mais vous avez choisis Ariel plutôt que Ohiel, afin de donner la chasse à mon défunt père que vous avez crucifié par la suite. Donner de votre vie afin de réparer ses torts, vous l'avez toujours fais. C'est même ce que vous savez faire de mieux, oncle Vinzent. Et ce choix, vous l'avez fais de vous-même il y a plus de onze Tours.
Si le Pygargue n'avait point été un homme d'expérience, il n'aurait pas su.
- Ni propos mal avisés ni basses applications vous dominaient jadis. Vous parlez comme un autre, ma nièce. Je ne vous reconnais plus.
Hilena essuya les lourdes larmes qui noyaient ses joues.
- Vous parlez pour un autre, reprit le Pygargue d'une voix que le deuil brisait. Qui donc ? Le cousin Lancen, peut etre.
- Je vous dis adieu, mon très cher oncle. Puissiez-vous dorénavant avancer main dans la main avec Finil sous les étoiles de Ram. »
Les froufrous de sa traîne noire se confondirent avec la nuit, et les cieux parurent compatirent à sa peine car un fin crachat se mit à tomber sur le sol Impérial. Le Pygargue songea alors que sa nièce était depuis toujours sa plus douce, sa plus dangereuse et sa plus mortelle ennemie. Et elle venait de le vaincre.
Incapable d’étouffer le flot de sentiments menant en pleine tempête le navire démâté qu'il était, il se laissa aller et posa son front contre ses bras afin de mieux y pleurer.
Sois sage, ô ma douleur ; et tiens-toi plus tranquille...