Violet avait été maladroite. Encore une fois. Et ce ne serait pas la dernière, à son grand malheur.

Cela faisait maintenant un peu plus d’un tour qu’elle avait quitté la Cité de Jade Étincelante, parcourant les routes à la recherche d’inspiration pour ses histoires et de publics pour les écouter. La barde avait laquelle elle avait débuté son grand voyage, Helyna, avait fini par prendre un chemin différent, voulant rester un peu plus longtemps dans l’Empire d’Ambre. Violet continua donc son propre chemin vers le royaume des nains, où elle espérait rencontrer cette race qui avait peuplé tant de contes de sa jeunesse. Elle avait entendu beaucoup d’histoires à leur sujet, notamment sur leurs trésors inestimables et fabuleux, et espérait pouvoir ajouter sa pierre à l’édifice des contes en l’honneur de cette race, qu’elle trouvait fascinante.
Pour ce faire, elle avait intégré un petit groupe de marchands qui faisait route vers l’une des cités naines du royaume. Elle s’était tout de suite bien entendu avec tout le monde. Sa jeunesse et sa joie de vivre avaient été comme un rayon de soleil qui perçait les nuages froids qui englobaient le groupe commercial. Elle n’hésitait jamais à rendre service, s’occupant des bêtes et du campement, toujours aussi ravie de partager ses histoires autour du feu le soir avant de dormir. C’était également quelqu’un de très à l’écoute, qui passait une grande partie du voyage auprès de la doyenne de la troupe, écoutant ses récits de voyage et ce qu’elle savait des différentes sociétés et cultures qu’elle avait eu l’occasion de croiser. C’était une mine d’or d’informations et d’inspiration pour Violet qui l’écoutait religieusement.
Mais voilà, il a fallu que Violet fasse une bourde. C’était un soir, ils approchaient de la cité naine la plus proche qu’ils devraient avoir atteint d’ici un jour ou deux. La conteuse était chargée de ramasser le petit bois afin de faire le feu pour le dîner. Voyant le vent commencer à se soulever, on l’avait mise en garde contre une tempête de neige qui pouvait sans doute survenir. Elle ne devait donc pas trop s’éloigner et rester à portée de voix, juste au cas où. Mais bien sûr, perdue dans ses pensées, Violet s’éloigna plus qu’il n’avait fallu et se retrouva perdue dans les bois. Impossible de retrouver son chemin. Pestant contre son caractère de tête en l’air, elle chercha en vain à retourner sur ses pas. Malheureusement, le vent avait forci et la neige commença à tomber, mouillant au passage le bois qu’elle venait de récolter. Laissant tomber son fagot de bois qui lui était désormais inutile, elle resserra les pans de son manteau contre elle et continua à errer dans la neige, cherchant désespérément son groupe.
Elle ne sut combien de temps elle erra dans ce bois, sous la neige. Une ou plusieurs heures, difficiles à dire. Mais le vent forcit encore et la neige tomba drue, si bien qu’il lui devenait presque impossible de voir où elle mettait les pieds. Elle trouva donc un arbre creux qui était tombé à une autre époque que la nôtre et s’y réfugia le temps dont la météo se calme. Elle avait les extrémités du corps gelé, elle tremblait de froid et son ventre grondait de faim. Elle envoya une prière à Élué, la priant d’épargner la doyenne de la troupe de son froid fatal. La vieille femme avait la santé fragile et Violet doutait qu’elle puisse survivre à une tempête aussi forte. Elle souffla sur ses doigts transis et se balança d’avant en arrière afin de produire un peu de chaleur.
Elle s’endormit sans doute un moment car elle ne remarqua pas que le vent et la neige s’étaient affaiblis. Elle sortit prudemment de son abri et reprit sa route, ne sachant absolument pas où elle se dirigeait. Le début de la marche fut rude, ses jambes étant trop frigorifiées pour se remettre en marche avec facilité. Elle avança néanmoins clopin-clopant, jusqu’à ce que Virel lui sourît enfin. Devant elle se trouvait une source de lumière. Elle accéléra l’allure, au grand malheur de son corps douloureux, et finit par apercevoir une vieille cabane. Elle sourit et se mit à rire de soulagement. Elle n’allait pas mourir dans ses bois.
Violet s’avança donc et frappa à la porte, priant tous les dieux qui lui venaient en tête afin de tomber sur une âme charitable qui pourrait l’aider.

Le vent soufflait encore fortement dehors, faisant taper les branches des arbres sur la fenêtre de la cabane salvatrice. Violet se frottait les mains au-dessus d’un foyer ô combien chaud et agréable, qui contrastait avec son corps semblable à un bloc de glace. Elle avait eu de la chance qu’une personne ait été dans cette cabane et surtout, qu’elle ait accepté de lui ouvrir. Dès que la porte fut ouverte, Violet s’était précipité à l’intérieur, sans formalité et sans faire attention aux paroles de son hôte, et s’était précipité vers le feu. Elle s’en rendait maintenant compte, elle avait été totalement impolie avec son sauveur. Enfin sauveuse, au vu de la voix féminine qui l’avait invité à entrer et à la silhouette qui se tenait près d’elle, les bras croisés sur sa poitrine et un air tout sauf réjoui sur le visage. Se mordant la lèvre, Violet baissa le regard sur ses doigts qui commençaient à reprendre des couleurs et se tourna lentement vers la jeune femme.

« - Je suis désolée de débarquer comme ça, de manière aussi inopinée et très peu poli. J’étais en route pour les cités naines avec une troupe de marchands mais en allant chercher du bois, je me suis perdue et la tempête m’a pris au piège. Votre cabane est le seul signe de vie que j’ai pu trouver.

- On ne peut plus normal, dans cette partie du royaume. Il faut être complètement fou ou suicidaire pour se balader comme ça ici et en pleine tempête. Remercie Elye et Elué de t’avoir épargné une mort lente et douloureuse. »

Violet sourit en lui disant que justement, elle avait prié les deux déesses durant son errance, mais elle perdit vite ce sourire devant le regard noir que lui lança la propriétaire de la cabane et baissa la tête, toute penaude. Elle n’avait vraiment pas assuré et elle semblait s’enfoncer de plus en plus devant cette inconnue qui devait regretter de lui avoir ouvert. Si elle continuait comme cela, elle allait de nouveau finir dehors en pleine tempête et elle ne donnait pas cher de sa peau dans ce cas.

« - Écoutez, je suis vraiment désolée de causer autant de dérangement, ce n’était pas du tout mon intention. Mais je suis piégée ici, je ne connais pas la route et, comme vous l’avez dit, ce serait du suicide que de repartir maintenant. Acceptez-vous donc de m’héberger jusqu’à la fin de la tempête ? Je me ferai toute petite et je peux même donner un coup de main pour... » la conteuse jeta un regard tout autour d’elle, un peu paniquée et à court d’idée, jusqu’à tomber sur une théière. « Faire du thé ! Je fais du très bon thé ! »

Violet fut profondément soulagée en apprenant que sa sauveuse allait l’accompagner à la cité naine. Elle n’en avait pas espéré autant mais il est vrai qu’elle s’était demandé comment elle allait faire pour retrouver son chemin et comment s’y rendre, ne connaissant ni la route ni le pays. Mais son hôtesse venait de balayer toutes ses angoisses et elle se sentit rassurée. Elle allait pouvoir arriver à destination sans trop de dommage. Elle se confondit donc en remerciements mais s’arrêta vite en voyant que la jeune femme avait déjà tourné le dos et retournait à ses occupations. Violet la suivi du regard un instant, la voyant déposer son épée, qu’elle ne remarquait que maintenant, et s’installer devant un petit autel pour ce qu’il semblait être une séance de méditation ou de prière, elle ne savait pas trop. Son arrivée avait sans doute dû la déranger et Violet se sentit un peu coupable. Sans plus tarder, la conteuse prit donc la théière qu’elle avait vue un peu plus tôt et parti à la recherche d’herbes et d’eau pour le thé. Elle fourragea un moment dans le coin de la cabane qui servait de cuisine pour trouver tout le nécessaire qu’il lui fallait.
Tandis qu’elle préparait la boisson, elle jeta un œil aux alentours. La cabane était petite et vieille mais elle était tout de même propre et bien rangée. C’était un endroit spartiate, où chaque chose avait son utilité, ni plus ni moins et avait sa place attitrée. Elle remarqua qu’il n’y avait aucune trace d’un repas entamé ou achevé. Elle prit donc la décision de préparer le dîner, en signe de remerciement et d’excuse pour son hôtesse. Celle-ci finit d’ailleurs par émerger de sa méditation et s’installa à la table où le thé était déjà servi.

« - Je me suis permise de m’occuper du dîner, j’espère que ça ne vous dérange pas. » Dit-elle en mettant le couvercle sur le ragoût qu’elle venait de poser sur le feu. Elle s’installa en face de la jeune femme qui s’était déjà servie et fit de même.

« - Au fait, je ne vous ai pas dit mon nom en entrant. Je m’appelle Violet, je viens de la Cité de Jade Étincelante dans l’Empire d’Ambre. Je suis conteuse et je suis en pleine exploration du monde à la recherche d’inspiration pour mes histoires... » La jeune fille continua à parler, chose qu’elle avait tendance à faire quand elle était mal à l’aise. Elle n’aimait pas les silences trop pesants et ne pouvait s’empêcher de les combler par ses paroles. C’est une mauvaise habitude qu’elle tenait de son père et qui avait tendance à agacer ceux qui n’étaient pas très bavards de nature. Elle n’était donc coupée que par ses gorgées de thé qu’elle prenait de temps à autre. Ce fut le sifflement de la marmite qui l’interrompit dans son monologue. Elle s’excusa et alla voir où en était la cuisson. Le ragoût était prêt, elle l’apporta donc à table, ainsi que deux assiettes et des couverts et s’installa de nouveau en face de l’inconnue avec un grand sourire aux lèvres.

« - Et vous, quelle est votre histoire ? »

Violet fut contente de voir revenir Hanae avec des bûches pour alimenter le feu. Une fois que celle-ci jeta une des bûches dans le foyer, la jeune conteuse s’approcha et s’installa près de lui. Il faisait vraiment très froid. Violet n’était pas habituée à ce genre de températures, l’Empire d’Ambre n'étant connu pour ses températures variables mais jamais glaciales. Réprimant un frisson, elle resserra les pans de son châle autour d’elle et se laissa réchauffer par le feu qui crépitait agréablement dans la cheminée. Son hôtesse la surprit en rompant le silence la première.

- On peut espérer que la tempête se calme demain matin qu’on parte au plus tôt. Vous aurez peut-être la chance de rattraper votre caravane, s’ils n’ont pas vendu toutes vos affaires d’ici là, vous croyant morte.

La jeune fille hocha la tête en signe d’acquiescement et pensa à la troupe marchande. Si Hanae disait vrai et qu’elles pouvaient rattraper la caravane, elle espérait pouvoir revoir la doyenne ou avoir au moins de ses nouvelles. Elle envoya une nouvelle prière silencieuse à Virel pour que la chance tourne en la faveur de la vieille femme ainsi qu’à Finil afin qu’elle lui ouvre le chemin sans trop de complications.
Violet brûlait aussi de curiosité concernant Hanae. D’où est-elle originaire ? Comment avait-elle atterri dans cette cabane ? Que faisait-elle de sa vie et de son quotidien ? À en juger par son épée et son attitude, la conteuse supposa qu’elle devait être une guerrière ou une mercenaire, en tout cas une combattante qui savait se servir de sa lame. Elle semblait également être une jeune femme solitaire à en juger par le peu d’affaire qu’elle possédait et le caractère isolé de son habitat. Mais Violet préféra garder le silence. Hanae lui avait bien fait comprendre qu’elle ne comptait pas s’attarder sur son histoire personnelle et qu’elle n’était pas du genre à se confier à une parfaite inconnue, voire à personne tout court. Elle garda donc le silence, respectant le choix de son hôtesse, mais espérant que peut-être, avec le temps et si l’occasion se présentait, que la jeune femme accepte de répondre à ses questions.
Ne pouvant s’en empêcher, elle se prit tout de même à imaginer l’histoire de cette jeune fille à la fine lame, les yeux fixés sur le foyer ronronnant. Elle lui inventa une enfance heureuse, un événement dramatique et une vie palpitante, allant d’aventures en aventures aussi incroyables les unes que les autres. Inventer une vie aux personnes qu’elle ne connaissait pas était devenue une habitude qu’elle avait depuis l’époque où elle côtoyait la librairie de son père. Depuis son escalier au fond de la boutique, qui menait à la réserve, elle observait parfois les clients et inventait une vie à ceux qu’elle ne connaissait pas. Cela avait été le départ de beaucoup de ses histoires.
La lumière du jour cédait doucement aux ténèbres de la nuit, faisant décroître la lumière dans la cabane, ne laissant plus que celle du feu. Il était temps pour Violet d’aller trouver un peu repos, avant de reprendre la route le matin suivant.

- Il est temps pour moi d’aller me reposer. Y aurait-il un endroit où je puisse m’installer pour la nuit ? Une simple couverture sur le sol fera l’affaire.

Violet ne voulait pas rester dans les pattes de son hôte qui avait commencé à ranger sa maison, aussi elle décida d’installer sa couche devant le feu, comme l’avait suggéré Hanae. Elle aurait bien voulu proposer son aide pour nettoyer et ranger la vaisselle mais connaissant sa maladresse légendaire, elle se retint. Inutile de casser le peu de vaisselle qui restait à la jeune femme.
Elle s’installa donc sur son lit de fortune et se mit à faire le point sur sa situation. Elle ne s’en était pas trop mal sortie en dépit de ses étourderies. Virel lui avait souri en mettant Hanae et sa maison sur son chemin. Et demain, elle repartirait vers sa destination première, avec certes un petit détour mais elle avait l’espoir de retrouver la troupe marchande qui l’avait accompagné jusque-là pour récupérer ses affaires. Ce fut donc l’esprit léger et avec enthousiasme que Violet se laissa glisser dans un sommeil agréable.

Le lendemain, la jeune conteuse se réveilla quelque temps après Hanae et constata que celle-ci était de sortie. Elle en profita donc pour se prélasser quelques minutes sur son lit de fortune et sorti son petit carnet de sa sacoche. Elle avait laissé la plupart de ses affaires au campement, mais elle les plus importantes restaient dans cette sacoche à sa hanche dont elle ne se séparait jamais. Elle avait donc pu garder son carnet, son crayon et sa dague que sa mère lui avait offerts avant de partir. Ce n’était certes pas grand-chose et, mise à part la dague dont elle savait à peu près se servir, rien qui puisse l’aider à survivre. Néanmoins, ce carnet regroupait toutes ses idées de contes, ce qui le rendait inestimable à ses yeux.
Elle l’ouvrit et commença à griffonner. Elle aimait consigner ses aventures dans ce carnet car, même si cela ne finissait pas en un conte, cela lui donnait matière à réflexion. Elle griffonna donc des idées à propos d’une jeune fille perdue dans une forêt, d’un ermite vivant au fin fond d’une grande forêt dangereuse ainsi qu’un personnage solitaire, doué pour l’escrime. Elle fit également une description de la petite cabane car elle lui trouvait un certain charme. Terminant sa phrase, elle se décida à s’arrêter là et se leva pour préparer du thé. Ce fut à ce moment que Hanae rentra avec son épée à la main. Elle avait le souffle un peu court, qui formait de petits nuages de buée chaque fois qu’elle expirait. Violet lui sourit en lui disant bonjour et la jeune femme lui répondit d’un hochement de tête.
Elles prirent leur petit-déjeuné dans le silence, Violet n’étant pas d’humeur très loquace au matin. Elle n’était pas tout à fait réveillée. À la fin de leur repas, elles débarrassèrent la table et chacune rangea ses affaires pour le grand départ. Il faisait encore très froid dehors alors Violet s’habilla chaudement, rattacha sa sacoche à sa hanche et elle fut prête à partir.
Les deux jeunes femmes sortirent de la maison et Hanae ferma la porte derrière elles. Elle jeta un dernier regard à sa maison, tout comme Violet qui lança un adieu silencieux à ce petit abri au milieu de nulle part qui l’avait recueilli. Elles s’en allèrent ensuite d’un bon pas.
Elles avançaient à une allure soutenue, ce qui permettait au corps de Violet de produire de la chaleur et de la conserver. La forêt s’était réveillée. Les oiseaux chantaient et voletaient d’un arbre à un autre, de petits animaux filaient entre les buissons ou dans la neige près de ses pieds en l’évitant. Le vent faisait tomber la neige des branches et le soleil timide ne faisait que donner de la lumière sans aucune once de chaleur.
Violet suivait Hanae sans rien dire, le regard fixé sur l’épée en travers du dos d'Hanae. Cela faisait quelques heures qu’elles marchaient et elle commençait quelque peu à manquer de souffle. Elle n’avait pas l’habitude de marcher sur un terrain aussi escarpé. Elle décida d’entamer une discussion pour oublier sa difficulté à avancer.
- Depuis quand pratiques-tu l’escrime ?

Sa compagne de voyage n’était définitivement pas loquace. Elle faisait sentir à Violet qu’elle n’était pas du genre à discuter en marchant et elle éludait toutes les questions que la conteuse lui posait. Aussi, la jeune femme décida de garder le silence afin de ne pas la dérange et préserva son souffle pour tenir la distance.
La pause que lui avait accordée Hanae lui avait fait du bien. Elle avait pu reposer ses jambes douloureuses et manger quelques fruits secs par la même occasion. Au retour d'Hanae, elle fut à la fois soulagée de voir qu’elle ne l’avait pas abandonné mais aussi un peu déçue car cela sonnait la fin de sa pause. Elle se remit tout de même sur pied sans rechigner et suivit la jeune femme. Pour passer le temps, la jeune conteuse se mit à observer son environnement et laissa ses pensées vagabonder comme elle aimait tant le faire. À travers les bois, elle imagina un faune solitaire vivant dans cette forêt dont il était le roi. Il ne marchait pas comme les humains, contre la forêt, se frayant un chemin de force. Non, le faune, lui, marchait avec la forêt, laissant ses pas se faire guider par les racines et les branches des arbres, par le murmure du vent et de l’eau. Les oiseaux l’entouraient et l’accompagnaient plutôt que de fuir comme devant les humains et autres bipèdes qui arpentaient cet endroit.
Plongée dans son histoire, Violet ne vit pas le temps passer mais senti tout de même la fatigue croître à nouveau, tout comme la faim. Se devait être le cas aussi pour Hanae qui finit par décréter un endroit où s’arrêter pour manger. Violet acquiesça et l’aida à préparer un petit repas. Elle avait envie de renouer la conversation mais elle avait peur de finir par venir à bout de la patience de sa compagne. Cela lui arrivait parfois, sa curiosité et son envie de nouer des liens la faisant paraître un peu lourde aux yeux des gens qui n’avaient pas l’habitude ou dont ce n’était pas la nature d’être sociable. Mais elle ne pouvait brimer la curiosité que suscitait Hanae chez elle. Elle voulait connaître son histoire. Sans doute était-elle banale mais le mystère avait toujours été tentateur et attirant pour Violet et Hanae en était tout entourée. Elle cogita un moment, pesant le pour et le contre et finalement, se décida à poser une dernière question. Si Hanae l’éludait, elle se promit de ne plus l’embêter jusqu’à la fin du voyage. Elle mâcha donc sa viande séchée un instant puis finit par prendre la parole.

- Qu’est-ce qui te déplaît tant chez les humains pour vivre éloignée d’eux ? Ou si ce n’est pas eux le problème, qu’est-ce qui te plaît tant dans la nature pour avoir tout abandonné pour elle ?

Cela lui semblait une bonne question, pas trop personnelle mais à la fois très intéressante. Elle tâcha de ne pas croiser le regard de sa compagne afin de lui laisser le temps de bien réfléchir à sa réponse.

"- Les hommes sont mauvais. Leur guerre et leur soi-disant civilisation sont des fléaux bien pires que n’importent laquelle des maladies de Nimen, or ils l’encouragent. Vivre avec eux revient à accepter cette réalité et à la soutenir et je m’y refuse. Cependant je ne me pencherais pas plus sur ce point. Je ne te demande pas de me raconter ton passé et même si tu l’acceptais, je ne le voudrais pas. Je n’ai accepté que de t’accompagner vers la civilisation, non de me mélanger avec elle, la femme des villes."

Violet encaissa la réponse dure de sa compagne et hocha la tête. Elle n’avait pas tort. L’humanité pouvait se corrompre de manière effroyable, damnée à refaire chaque fois les mêmes erreurs, à refaire éternellement les mêmes mauvais choix. Au lieu de se servir du passé pour comprendre que le pacifisme et le compromis sont les meilleurs moyens pour amener la paix, les hommes et femmes de pouvoir s’en servaient pour avoir encore plus de pouvoir, pour profiter encore plus des autres, se croyant meilleurs que leurs prédécesseurs mais finissant par tomber d’encore plus haut qu’eux. Mais contrairement à Hanae, Violet refusait de se retirer en les condamnant. « Qui ne dit rien, consent », lui répétait toujours son père et sa mère. Et elle refusait de consentir. Elle refusait de laisser faire les autres, de ne les laisser montrer que la mauvaise facette de la civilisation. Elle voulait représenter la bonne facette, elle voulait prouver aux autres que la bonté, la gentillesse et l’altruisme existent aussi et que, malgré la difficulté de se tenir à aux bons principes dans un monde aussi sombre, cela n’était pas impossible. Elle savait qu’elle n’était qu’une petite conteuse sur les routes, une personne lambda, une poussière dans l’univers mais elle espérait être aussi une étincelle d’espoir. Elle espérait, en transmettant ses contes, montrer aux gens qu’être bon change vraiment les choses. Même si cela ne change d’un acte, qu’une personne, qu’un petit village, cela change les choses. Et c’est tout ce qui importe.
Beaucoup trouve Violet naïve quand elle leur expose sa vision des choses mais ils se trompent. Elle n’est pas naïve. Elle est consciente du monde qui l’entoure, elle est lucide quant aux intentions de la plupart des personnes qui peuplent ce monde et elle sait qu’elle ne pourra jamais tout changer. En revanche, elle a choisi de garder espoir. Espoir en la petite étincelle de bonté et de gentillesse qui se trouve en chaque personne, même quand on ne la voit pas. On peut donc la voir comme une pauvre rêveuse et une idéaliste naïve, c’est comme cela qu’elle avait décidé de vivre et rien ne pourrait lui faire abandonner ses principes.

Hanae l’a sorti de ses pensées en lui donnant le signal de départ. Elle se leva et se dépêcha de rassembler ses affaires avant de suivre d’un bon pas sa guide. Cette fois, elle se concentra sur sa route, tenant le rythme soutenu des pas d'Hanae. Elles marchèrent en silence le reste de la journée. Mais Violet ne chercha pas à le rompre cette fois.  Elle avait un peu mieux compris la personne qu’était Hanae et respectait son silence et commençait d’ailleurs à s’y plaire. Cela lui permettait d’observer, de réfléchir, de découvrir. Après tout, on apprend tout autant des mots que de leur absence.
Au crépuscule, les deux jeunes femmes arrivèrent dans ce qui semblait être un abri. Hanae lui expliqua qu’elles allaient passer la nuit ici, qu’elles y seraient plus en sécurité que dormir à la belle étoile. Violet acquiesça. Cela l’arrangeait car les ténèbres amenaient avec elles un vent plus froid qui la faisait frissonner depuis quelque temps déjà. Elles s’installèrent donc dans l’abri et la conteuse entreprirent de préparer de quoi manger. Une fois le repas terminé, elles s’installèrent de part et d’autre du feu de camp et y installèrent leur couche. Violet s’allongea sur la sienne et griffonna quelques notes sur ses réflexions du jour et de nouvelles pistes qui lui étaient venues au cours de l’après-midi. Ce voyage, loin d’être celui qu’elle avait prévu, se trouvait vraiment être plein de surprise.

Le rugissement de l’ours fit rater un battement au cœur de Violet. L’adrénaline monta en flèche tout aussi vite qu’un sentiment de panique intense.
Un ours, sérieusement ?
Elle se tourna vers Hanae, prête à suivre ses directives quand elle remarqua que celle-ci avait abandonné sa position de combat et ne semblait pas considérer la bête approchant comme un ennemi. Perplexe, la conteuse se mit donc à réfléchir et à se remémorer tout ce qu’elle savait à propos du royaume des nains. Elle repassa en revue tout ce qu’elle savait des bêtes sauvages qui peuplaient les campagnes et les forêts mais elle savait qu’il lui manquait une information. Les pas pesants de l’ours se rapprochaient et sur ce bruit, s’ajouta un cliquetis de métal qui déclencha un éclair de lucidité dans l’esprit de Violet. Un hussard ! La conteuse passa de la panique à l’euphorie. Elle croisait la route d’un fameux hussard nain !
Elle en avait beaucoup entendu parler, un des clients de son père était passionné par le sujet et leur racontait de nombreuses histoires à leur propos chaque fois qu'il venait à la librairie. Gardiens des forêts des nains, amis fidèles des ours, on lui avait raconté comment ils avaient étouffé plusieurs tentatives d'invasion de leur pays avec succès et héroïsme. Elle qui avait tant lu à leur propos, voilà qu'elle allait enfin en rencontrer un.
Il finit par être visible et Violet put les admirer tous les deux, nain et ours. Ils étaient impressionnants, le nain la tête haute et imposant sur le dos de ce grand animal au pas lourd. À leur vue, le nain fronça ses sourcils broussailleux. Son regard passa sur Violet pour s'arrêter plus amplement sur Hanae, qui lui rendit. La signification de leur échange silencieux échappa à Violet et préféra donc faire profil bas. Le nain finit par prendre la parole : "Hanae, cela faisait un moment qu'on ne s'était pas croisé. Et encore moins en dehors de ta minable bicoque."
Il descendit de son ours et ils échangèrent des nouvelles pendant que Violet restait en retrait, silencieuse. Elle était fascinée par l'ours, qu'elle approcha doucement. Son regard chocolat ne lui disait rien qui vaille si elle s'approchait un peu trop, aussi conserva-t-elle une distance respectable pour sa propre sécurité. Il était brun, des reflets roux se faisant apercevoir quand un rayon de soleil glissait sur son épaisse fourrure. Ses poils semblaient rêches mais plus doux au niveau du cou. Violet aurait beaucoup aimé y passer les doigts mais elle doutait de les récupérer un jour si elle tentait l'expérience. Elle se contenta donc de le détailler des pieds à la tête, un grand sourire aux lèvres et les yeux étincelants. Comment les nains ont-ils réussi à dresser une bête aussi imposante et sauvage ? Était-elle réellement dressée, sachant qu'elle pouvait à tout moment les broyer tous trois d'un seul coup de patte ? Les questions fusaient dans l'esprit de la conteuse, à son plus grand plaisir. Elle aimait les mystères et les choses qu'elle ne comprenait pas, cela la faisait toujours sourire tandis que les autres fronçaient les sourcils de perplexité.
La jeune femme fut interrompue dans ses pensées par Hanae. Elle l'informa que le nain avait croisé une caravane saccagée, à quelque distance de là où elles étaient censées retrouver la route qui les mènerait à la cité de Naundar. Violet perdit son sourire. Elle sentit son coeur s’accélérer et ses mains devenir moites à mesure que Hanae lui expliquait la situation. Cela pouvait être la caravane qui l'avait accueilli. Elle demanda au nain s'il avait retrouvé les marchands mais il lui expliqua qu'elle avait été abandonnée depuis plusieurs heures avant son arrivée. Seul restaient les cadavres d'une vieille femme et de deux jeunes hommes. Ils semblaient donc avoir été attaqué par un groupe de bandits de grand chemin, qui rôdaient depuis quelque temps dans les environs. Cela expliquait la présence du hussard ici. Les bandits avaient commencé tout petit, ne s'attaquant qu'à des personnes isolées de temps en temps, mais dernièrement, ils avaient pris des initiatives plus importantes, qui avaient poussé les hussards à s'en mêler. Elle voulut connaitre la description de la vieille femme et y reconnut la doyenne. Les larmes aux yeux, elle leur confirma que c'était bien la caravane qui l'avait accueilli et qu'elle aimerait y aller pour voir si elle ne pouvait y récupérer quelques affaires que les bandits auraient négligées et surtout, pour enterrer cette pauvre femme et ses hommes qui étaient allés rejoindre le royaume de Canërgen.
Cela ne semblait pas arranger Hanae, qui avait prévu de la déposer à la cité naine le plus vite possible mais le nain leur expliqua qu'au vu de l'augmentation des attaques et du mauvais climat, la cité avait décidé de fermer ses portes pour un temps. Cela accabla une fois de plus Violet. Voilà qu'elle perdait définitivement l'occasion de découvrir Naundar et sa population. Le hussard accepta néanmoins de les conduire sur les lieux et de les accompagner pour un temps si cela était nécessaire. Les criminels étaient encore dans les parages et il n'était pas prudent de s'attarder, même pour quelqu'un comme Hanae qui savait se défendre. Violet le remercia et ils se mirent donc en route.
Ils marchèrent en silence, uniquement coupé par le cliquetis métallique des armures et le souffle court de Violet. Arrivée sur les lieux, elle réussit à retrouver quelques-unes de ses affaires que les bandits avaient jugés sans valeur, à juste titre il fallait le reconnaître. La jeune conteuse avait donc à nouveau des vêtements chauds et son nécessaire complet d'écriture qui avait assez mal vécu depuis le jour où elle avait quitté sa cité natale. Ce n'était pas grand-chose mais c'était suffisant pour elle. Ils creusèrent ensuite une tombe pour les trois morts avec ce qu'ils trouvèrent et Violet pria Élis et Canërgen avant de faire ses adieux à cette pauvre doyenne. Son voyage à elle s'arrêtait là tandis que celle de Violet continuait sans elle.

Une routine s'était développée pour les deux jeunes femmes. Elles marchaient toute la journée à une allure régulière, ne s'arrêtant que pour manger au moment où le soleil était à son zénith. Violet s'occupait de la nourriture tandis que Hanae s'occupait du bois. Elles ne s'éloignaient jamais beaucoup l'une de l'autre, ne sachant à quelle distance elles pouvaient s'estimer en sécurité. Si tant est qu'on puisse se sentir en sécurité en pleine forêt du Royaume des nains.
À la demande de Violet, Hanae lui apprit les bases de la défense afin qu'elle ne soit pas totalement inutile si une attaque survenait. Elle lui apprit donc à se servir du poignard hérité de sa mère mais aussi quelques techniques d'autodéfense si elle se retrouvait sans arme.
Les entraînements se déroulaient la plupart du temps le soir, après le dîner, Hanae conservant son moment privilégié tôt le matin avant le petit déjeuner. C'était une enseignante dure mais pleine de patience et pédagogue. Elle était rigoureuse et ne laissait rien passer, s'arrêtant sur tous les petits détails. Ce n'était certes que les bases, mais c'était tout de même les bases d'un art pour elle et rien ne devait être négligé. Grâce à elle, Violet progressa vite en dépit de sa maladresse. Son corps commença à changer, non seulement grâce aux entraînements mais aussi grâce aux longues marches qu'elle faisait chaque jour. Elle devenait plus endurante, s'essoufflant beaucoup moins qu'au début et ses jambes gagnèrent en force. Bien sûr, elle était encore loin de pouvoir égaler Hanae mais elle ne traînait plus des pieds et soutenait nettement mieux son allure.
Une certaine complicité s'était également installée entre elles. Elles n'étaient certes pas ce qu'on pourrait appeler des amies, mais elle faisait une plutôt bonne équipe. Hanae s'ouvrit un peu plus à Violet, qui apprécia le geste et qui le lui rendit en ne l'accablant pas de paroles ou de questions. Elle la laissa venir à son envie, un peu comme on laisse un animal sauvage s'approcher. La conteuse découvrit donc une nouvelle facette de sa compagne. Elle avait beau être dure et froide, elle avait été présente pour la jeune femme quand elle traversait son deuil. Elle ne lui en parla qu'une seule fois mais cela suffit à Violet pour savoir qu'elle comprenait et partageait sa douleur et son chagrin. Elle ne l'accabla pas de belles paroles souvent vidées de sens et ne lui demanda pas comment elle se sentait. Elle se contenta de la laisser traverser cette épreuve à sa manière et lui offrit une présence silencieuse mais réconfortante.
Elle veilla également sur elle, s'occupant seule de la garde durant la nuit. Violet la laissa faire quelque temps puis, quand elle commença à apprendre à se défendre, insista pour faire sa part également. Elles se partagèrent donc les nuits afin que toutes deux puissent se reposer correctement. Cela leur permettait d'être plus productives dans la journée et de ne pas prendre de retard sur ce qu'avait prévu Hanae. Il y avait également d'autres signes, comme le fait qu'elle cherchait toujours à l'occuper. Tout cela l'aida mieux que n'importe quoi d'autre. Sauf peut-être son écriture.
Quand Hanae profitait de l'aube pour s'exercer à son art, Violet en profitait pour exercer le sien. Guidée par ses émotions et le tour nouveau que prenait sa vie, elle couchait tout sur le papier. À mesure que le temps passait, des histoires commençaient à se dessiner dans sa tête, qu'elle laissait s'exprimer sans retenue. Une jeune aventurière germa donc de son esprit, parcourant le monde entier, vivant mille et une aventures et rencontrant des êtres merveilleux. Elle qui avait perdu son inspiration il n'y avait pas si longtemps que cela, la retrouva avec force. Elle en parla parfois avec Hanae, lui racontant certains de ces passages pour avoir son avis et pour s'exercer. Celle-ci ne s'épanchait jamais beaucoup mais elle avait de bonnes remarques qui aidaient la conteuse.
Une semaine passa, puis une seconde. La fin de leur voyage semblait approcher avec le début du printemps. Les nuits restaient très froides mais le vent devenait un peu plus doux chaque jour et le soleil un peu plus présent. Violet aimait cette saison. C'était celle du renouveau et du retour du soleil. Le froid engourdissait autant les membres que l'esprit de la conteuse, qui semblait être vidé de toute motivation en hiver. Mais dès que la chaleur refaisait surface, elle revivait de nouveau. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle préférait la saison de l'été, qu'elle accueillait toujours avec beaucoup de joie et d'énergie. Malheureusement, l'été était encore très loin et elle devait s'accommoder comme elle pouvait avec le climat actuel.
Toutefois, malgré le froid, l'inconfortabilité ou la fatigue, elle ne voulait pas que ce voyage s'arrête aussi vite. Elle avait fini par s'habituer à la présence d'Hanae et leur routine. Elle ne savait pas où elle comptait aller ni ce qu'elle allait faire une fois qu'elle aurait quitté sa compagne et elle n'avait pas envie d'y songer. Elle n'était pas prête à rentrer chez elle, pas maintenant alors qu'elle ne faisait que commencer son périple et se devait de continuer.