Ce sont les hommes qui sont imbéciles, ayant basé les voiles des navires sur le même principe que la tornade, de trouver le naufrage moins logique que la navigation.
Desnos
« Les Ramiens, disait le jeune homme, sont des hommes noirs et de mauvaise mine. Certains d'entre eux ressemblent à des singes.
Sa chemise tomba tout de suite lorsque la hâte de son compagnon la délia. Il se laissa faire, docile comme un enfant. Il se laissa faire même lorsqu'il le poussa sur le lit. C'était un vieux lit, au bois usé et qui grinçait à chacune de ses agitations. Le garçon se redressa sur les coudes, laissant venir à lui, sur lui, son interlocuteur. Il le dévorait des yeux.
- Les Ramiens sont noirs, disait ce dernier en s'attaquant au pantalon du garçon, parce que leurs cheveux ont moutonné sous les vagues de la Passe et leurs peaux ont brûlé sous le soleil de Lothÿe.
- Fichtre Lothÿe ! blasphéma le jeune homme en révélant sa nudité à son amant. Skulledge est un endroit oublié de Lothÿe. On ne voit presque jamais le soleil ! C'est un temps qui provoque les tensions, conclut-il en tirant à lui son compagnon qui le dominait sur le lit.
Le Pygargue se laissa faire sans hâte. Lorsque le garçon lui vola un premier baiser, il tenta de s'abandonner entièrement à cette étreinte interdite. Mais tous ses sens étaient en alerte. L'odeur du garçon l'enivrait. Les battements de son cœur l'assourdissaient.
- Si le temps provoque les tensions, chochota le Pygargue au jeune homme, le sexe les apaise.
Il s'agenouilla un instant sur le jeune berger aux vêtements éparpillés un peu partout dans la chambre du manoir. Il entendait à chaque battement du cœur affolé le monde se dilater ou se contracter. Leurs caresses se firent plus osées, plus profondes et plus dangereuses. Il se fit dominant et arracha à son tour un baiser, presque agressif, à son ami. La peau pâle, blafarde du jeune homme contrastait avec ses yeux noirs. Il avait un corps blanc comme le lait, doux comme le miel. Presque encore un enfant, songea Le Pygargue. Son visage d'ailleurs, était celui d'un enfant. Il avait l'accent de Salicar dans la voix. La rougeur de ses propres baisers au cou.
Un cou vendu aux enchères...- Tu es trop beau, dit le jeune homme en prenant entre ses mains le visage de son ami.
- C'est la blessure fantastique qui viole même les lois de la nature.
Le jeune homme n'avait pas compris.
- Embrasse-moi.
Pygargue l'embrassa. Cette odeur qui l'enivrait, et celle de la peau transpirante, méritait de risquer sa vie. Ou d'avoir bravé la mort. Devant le berceau froid et les caresses expertes de son ange éphémère, le garçon l'encouragea à plus de hardiesse sur le lit au bois grinçant. Ce dernier, du bout de ses doigts blancs et immaculés, paraissait à la fois louer et blâmer le comportement de son compagnon.
- C'est interdit, susurra le jeune garçon en se mordant les lèvres sous la frénésie virilité de son ami.
Une goutte de sang jaillit même de ses lèvres, à force de se les mordre pour retenir ses cris, et Pygargue eut l'impression qu'une fosse s'ouvrait à ce même instant sous le lit. Incapable de se concentrer davantage, affamé, il se saisit du visage du garçon et, placé dans son dos comme il l'était, attira sa nuque à ses crocs. Au moment où il s’apprêtait enfin à mordre avec violence, la porte de la chambre s'ouvrit et claqua contre le mur ! Le jeune homme sursauta, cachant sa nudité avec les draps du lit. Pygargue ne réagit même pas. Un homme avança, passant le pas de la porte. Le talon de ses bottes retentissait dans tout le manoir. Sous son pas, la ville entière de Skulledge paraissait se contractait.
L'homme qui venait de déranger les deux amants avait un regard de braise. Deux yeux rouges comme l'enfer semblaient briller dans la pénombre, soutenant un front large et blanc. Un regard qui hypnotisait n'importe qui, et qui paraissait accuser les miroirs d'être taux. Ses cheveux encore plus blancs que sa peau volaient autour de ses épaules larges, ondulant comme un bouquet de couleuvres autour de son visage carré. Il était couvert d'une simple chemise blanche en coton, fourrée de martre et poignets damasquinés à chaînette d'or, amples et qui tombaient avec légèreté, comme une plume, autour de ses coudes. Son pantalon de cuir bouilli serrait ses cuisses et ses jambes puissantes. Des jambes qu'il avait grandes, car il était lui-même très grand de taille. C'était la beauté fatale qui observait là. Le figure du mensonge, qui a pris l'éternité pour elle et ne laissait que la mort. Ses yeux rouges se détournèrent sans effort du garçon, pour se poser sur son compagnon.
- Qu'est-ce que tu fais ? souffla Kafkon d'une voix d'outre tombe.
C'était un cadavre magnifique, songeait le Pygargue. Un cadavre qui pouvait parler. Il n'avait jamais vu de plus beau monstre que celui qui lui parlait présentement.
- Qui est-ce ? demanda apeuré le jeune homme.
- Mon père.
Le garçon tourna alors, lentement, un visage interloqué vers son ami. Comment pouvait-il être son père, puisque les deux paraissaient avoir le même âge ? Le Pygargue ne lui fit pas de réponse. Plutôt, il jugea plus prompt de planter ses crocs avides de sang humain dans le cou du garçon qui, terrorisé par la vision du vampire aux yeux rouges, ne vit rien venir ! Obnubilé par la douleur, il fixa son regard empli de larmes sur un point invisible de la chambre, avant de trouver la force de repousser son ennemi ! Le Pygargue roula aux pieds du lit, le désir étant pour lui la plus luxueuse et douce des tortures !
- Edus ! Edus, Père des hommes ! appela le garçon en quittant le lit d'un bond !
Il songea un instant à passer par la porte, mais il vit Kafkon qui se tenait là, immobile, contemplant la scène d'un air déjà là comme si elle fut jouée et rejouée, et se saisit d'un poignard qui traînait sur le chevet du lit !
- Vous êtes des vampires ! glapissait-il en tendant, de ses deux mains, son poignard ! N'approchez pas ! N'approchez pas, ou je vous tue !
Ce disant, il reculait toujours plus, jusqu'à approcher de la fenêtre de la chambre, puis, au comble de la terreur lorsque le Pygargue se relevant, essuyant du revers de la manche le sang qui maculait ses lèvres, les yeux étincelants acharnés sur le garçon comme un frelon sur un fruit gluant de miel, il évalua la distance et se défenestra ! Par chance, la chambre n'était pas haute au-dessus du sol, et un lierre grimpant couvrait la tour du manoir, permettant au garçon d'atteindre sauf le sol et de filer au regard de la lune pleine sous les frondaisons de la forêt !
- Ce que tu fais est dépravé, lâcha Kafkon Samuel d'une voix lasse en croisant les bras sur son torse.
- Je n'ai rien fais ! se défendit Pygargue hurlant d'une voix de damné !
- On ne joue pas avec la nourriture.
Dans un geste presque noble, Kafkon se tourna vers la fenêtre de la chambre.
- Après tout ce temps, l'accabla-t-il, tu es comme un enfant. Incapable de chasser seul et faire les choses correctement.
Les yeux de Kafkon brillaient, lorsqu'il parlait, telles des lanternes sur des ruines.
- Rattrape-le. Tu sais très bien que si il regagne Skulledge, nous aurons dès demain tout le village à notre porte.
Et son Maître disparut dans la cage d'escaliers, aussi silencieusement qu'il était entré. Pygargue prit la peine et le temps de se vêtir, d'une main impatiente, tremblante et frénétique. Puis il se mit à la fenêtre, et bondit au cœur de la nuit !
Retrouver le garçon ne fut pas difficile ! Il était apeuré, fatigué et bruyant lui tout seul comme un orchestre ! Le Pygargue parvenait, à moins d'une demi lieue s'il le voulait, à entendre son cœur affolé cogner dans sa poitrine pleine de chair et de sang ! Il percevait aussi, sous sa nouvelle forme, une meute de loup à un peu plus d'un tir d'arquebuse de lui ! Mais les loups n'étaient pas sa cible. Du moins pas cette nuit !
Il retrouva le garçon et l'appréhenda de haut ! Tombant littéralement du ciel, le Pygargue plaqua au sol sa proie, qui s'égosillait en pleurs et en suppliques !
- Sachez que le monde où nous vivons est un monde effrayant, lui fit savoir d'une voix criarde Le Pygargue ! Mon soleil est lugubre ! Ma terre est horrible ! Pourquoi êtes-vous là à vous plaindre, vous âme humaine qui pouvez encore jouir de tous les excès que le monde autorise ? Pauvre cœur sans flambeau ! Mes prières, les Dieux ne les entendent plus ! Les oiseaux ne les entendent pas, qu'il soient aigle ou colombe ! Les prêtres, les femmes, les cieux ne les entendent plus ! Je les donne à la tombe ! Plus je prie, et plus je meurs ! Ces marques sur votre cou montrent qu'une partie de votre âme m'appartient déjà ! Vous m'appartenez donc, vous viendrez endurcir mon cœur déjà plein de vices !
Et comme le garçon, nu et tâché de terre et de sang, reculait sur le dos, rampant, pleurant, espérant échapper à l'ombre du prédateur qui avançait, d'un pas tranquille vers lui. Une main formidable tomba alors sur son cou, le soulevant de terre ! Les yeux bleus du Pygargue, à présent, s'embuaient et luisaient d'une drôle de façon en lançant de la haine !
- Je suis victime d'un joug injuste que j'ai pourtant subi tant de fois ! Attaché près de moi par une malédiction sanglante, l'infortune a placé sur ma route celle de mon père ! Et nous marchons, tous deux, à la damnation éternelle comme un voyageur sur une mauvaise route ! Voilà la vérité ! On m'a appliqué dans le dos un coup d'épieu qui a fait jaillir les viscères ! Le monde a tourné, tout s'est produit dans mon dos. Je dois à mon Père la vie éternelle !
Il avait alors lâché sa victime, haletant comme une bête !
- Nous sommes maudits ! Quittez cette forêt ! Quittez le village de Skulledge ! Quittez Salicar ! Ne vous laissez jamais plus séduire par notre visage parfait ! Cette beauté qui séduit n'est que l'antique poison d'un prédateur ! Fuyez loin de moi, loin des créatures de la nuit ! Quittez Salicar, et ne revenez jamais plus !
Il hurla alors, levant au ciel ses poings d'acier, dévoilant ses crocs de bête ! Une éternité parut s'écouler pour lui ! La forêt entière signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et indésirable ! Il était affamé, et partit dans la direction opposée à celle qu'avait prise le pauvre garçon ! Il courrait, volait, aveugle à ses désirs, n'écoutant que les battements de cœur animal qu'il percevait ! Il trouva alors la meute, et, après un carnage sans nom, se repût de plusieurs loups. Lorsqu'il rentra au château, il trouva Kafkon Samuel assis sur une chaise en bout de table, une table en bois vernie gigantesque, posée dans le salon. Ce dernier était tranquillement en train d'écrire. Son état contrastait avec celui de son "fils". Couvert de sang, vêtu de lambeaux, Pygargue haletait comme une bête, pris d'une sorte de transe et de colère noire, tandis que Kafkon Samuel portait une chemise blanche immaculée. La peau de ses mains fines était impeccable, ses ongles méticuleusement propres. Il ne jeta pas même un regard au Pygargue, qui referma, lentement, les lourdes portes battantes du manoir derrière lui. Il éprouvait de nouveau ce besoin douloureux de partir ! De tout quitter. De fuir sa condition !
- Allons-nous en de Skulledge !
Tranquillement, Kafkon tourna une page du livre qu'il consultait.
- C'est toi qui nous a trouvé ce manoir, à Skulledge.
- Je sais.
- Je n'étais pas pour l'idée de nous établir à Salicar, à la base.
- Quittons Salicar !
Kafkon Samuel soupira, posant et refermant le livre en face de lui. Il se leva de toute sa hauteur, croisant ses bras dans son dos. Il daigna enfin lever ses yeux sur son élève. Cela faisait presque un Tour qu'ils voyageaient ensemble, depuis ce jour funeste où leurs chemins s'étaient croisés, lui humain mourant, et Samuel Roy immortel et Seigneur de la non-mort, quelque part dans les bois avoisinant Teikoku. Il parait que le Pygargue, aux portes de la mort, avait imploré ce dernier d'être son sauveur, sans savoir qui il était. Une prière dont Pygargue n'avait plus le souvenir. En revanche, il se souvenait bien de sa renaissance dans la jungle immense aux herbes bleues du Nouveau Monde, et des jours qui ont suivi. Il était devenu une créature de la nuit. Son nouveau Maître, Kafkon Samuel, n'avait jamais rien exigé de lui en échange. Mais les premières semaines, l'esclave Ramien que l'on connaissait sous le nom de Rajah avait été totalement dépendant de son nouveau tuteur. Incapable de se nourrir seul, il se refusait à chasser, préférant gober le sang de rats et autre animaux plutôt que celui d'indigènes ailés, ceux-là même qu'on appelait Gyrkimes. Et pire que tout, plutôt que boire le sang de Ramiens. Une fois exaspéré, Kafkon Samuel lui avait maintenu le visage à l'intérieur de la plaie béante qui ouvrait le cou d'une jeune Gyrkime mourante, lui ordonnant :
"Bois !" Pygargue, animal fou furieux, avait cédé à ses instincts tourmentés, et avait vidé le cadavre jusqu'à la dernière goutte ! Après cela, il n'avait plus vraiment été le même. En voulait-il à son maître ? Sans doute un peu. Mais son sens de l'honneur lui rappelait sans cesse que Kafkon Samuel lui avait sauvé la vie en volant la sienne, malsaine contradiction, et que lui avait été, les Lunes qui suivirent, plus un boulet attaché aux pieds de son Maître qu'une aide. Ainsi, il s'était abandonné au mal qui le rongeait de l'intérieur, se déchargeant par là même de tout ce qui faisait sa conscience, et avait commencé à chasser de lui-même. Kafkon Samuel avait bien insisté sur ce point : il devait absolument couper les liens qui le retenaient encore à sa vie passée. "Tu es mort." répétait souvent son Maître sur le Nouveau Monde. "Tu dois t'y faire, car il n'existe pas de remède !"
Le Pygargue chassait, et sa proie favorite était les jeunes garçons. Son éducation d'aristocrate Impérial, imprimée au plus profond de lui, refusait de se laissait assassiner de la sorte, et il avait ainsi décidé, question d'équilibre, de ne jamais toucher à une femme.
Il n'oubliait pas non plus Palomar. Plus d'une fois, il avait demandé, supplié Kafkon de le laisser retourner à Teikoku qu'avait investi le Cheikh el Shrata. Il voulait revoir Palomar une dernière fois ! Il ne voulait pas le laisser ainsi s'apitoyer dans le deuil et l'ignorance ! Il voulait revoir son ancien maître, pour lui dire qu'il n'avait pas quitté ce monde ! Mais à cela, Kafkon avait été encore plus froid que d'habitude en lui rappelant d'un regard qui faisait trembler les montagnes, qu'il était "mort !" Redoutant la colère du vampire, qu'il devinait dévastatrice, Le Pygargue n'avait plus insisté.
Mais ce soir était différent ! Frustré, aliéné, insatisfait, Le Pygargue sombrait toujours dans une rage folle lorsqu'il constatait que ses appétits de luxure, grandissants, restaient, et resteraient éternellement insatisfaits ! Il se sentait désespérément seul, et, ne l'aidant pas, Kafkon Samuel avec qui il passait toutes ses journées et toutes ses nuits depuis presque un Tour, était d'une froideur glaciale ! Ce dernier revenait d'ailleurs à pas lents, observant la lune par la fenêtre, les mains croisées dans son dos. Et Pygargue avait une furieuse envie de lui sauter à la gorge, de le mordre, lui ! De combler son désir et sa soif, de chair et de sang, sur ce Père qui ne supportait même pas qu'on le désignait comme tel !
- Cela fait plusieurs semaines que nous sommes ici ! rappela Le Pygargue à Samuel ! Reprenons la chasse ! Nous avons fouillé de nombreux ports pour retrouver Franco ! Borto Pello porte encore les stigmates de notre passage ! rappela-t-il.
Kafkon Samuel leva une main ouverte en direction de Pygargue, comme pour lui intimer le silence. Un geste qui l’énerva encore plus !
- Vous voulez retrouver ce pirate notoire, non ?
Alors reprenons la chasse ! Ce disant, afin de donner encore plus de sévérité à son annonce, il envoya valdinguer à l'autre bout de la pièce une commode qui se trouvait non loin ! Elle cogna contre le mur, faisant trembler le manoir entier des fondations aux charpentes ! Il se dressa, les mains tendues, et se saisit alors de chaises, qu'il envoya valdinguer dans les airs, rejoignant la commode ! Puis, la poitrine gonflée d'une toute nouvelle force, il se saisit de la table, gigantesque table, qui valsa elle également à travers la pièce ! Kafkon Samuel avait bondi, aussi agile d'un chat, afin de l'éviter ! Il retomba sur le sol, silencieux comme une tombe, mais ses yeux exprimaient clairement une étincelle de colère !
- Tu ne l'as pas tué.
Ça n'était pas une question ! Le Pygargue se cogna contre un mur, avant de se laisser glisser puis tomber au sol.
- Je n'ai pas réussi.
Il détestait devoir avouer son échec à son Maître. Mais le vampire qui lui avait donné la vie voyait clair en lui. Lui mentir aurait été -avait toujours été !- inutile !
- Idiot, glapit Kafkon Samuel. Tous les villageois de Skulledge seront à nos portes dès l'aube naissante avec des reliques en argent et des prêtres !
Le Pygargue retroussa ses lèvres, dévoilant ses crocs exhalant encore une odeur amère de sang frais !
- Peu m'importe ! Partons ! Je veux partir ! Je suis insatisfait, ici. Tous mes désirs restent insatisfaits ! Partons !
Il voyait en Kafkon Samuel, en ce moment, un cœur sénile conservé dans l'immonde anatomie d'un jeune homme ! Il voyait en lui un fier ennemi ! Et pourtant ! Il savait seul qu'un mot, qu'un regard, qu'une tendresse du vampire qui l'avait fait aurait pu le calmer ! Mais non ! Toujours de sa voix froide et glaciale, mais ponctuée cette fois-ci d'un brin d'humeur, Kafkon Samuel au summum de sa beauté empoisonnée fit face à la frustration de son compagnon de route.
- Je ne suis pas ton père, lâcha simplement Kafkon avec dédain. Et toi, tu n'es plus vivant. Maintenant arrête de faire le gamin, tu m'exaspères !
Des Lunes qu'il n'avait plus entendu ces mots-là !
- Je crèverai en enfer avant d'obéir à un monstre impassible comme vous !
Kafkon Samuel riposta, l'obscurité accroché à son souffle :
- Je ne t'ai jamais retenu près de moi.
Le Pygargue se releva. Son Maître s'était déjà détourné.
- Nourris-toi convenablement la prochaine fois ! Si tu ne peux plus contenter tes désirs, apaise au moins ta faim !
- Et...Et pour les villageois ? demanda le Pygargue, tremblant de frustration.
Kafkon Samuel ne répondit pas, et disparut dans la pièce voisine du manoir. Sans doute réservait-il sa réponse. A moins qu'il n'attende de Pygargue qu'il s'en occupe lui-même.
C'est ta merde qui éclabousse, à toi de nettoyer. Il suivit néanmoins le pas fantomatique de son maître, jusqu'à la chambre qu'il avait choisi d'occuper. Kafkon Samuel venait de remarquer un éclat de bois, sans doute provenant de la table brisée par son élève, logée dans le gras de son bras, transperçant sa chemise. Sans émotion, il se dénuda et fouilla dans l'armoire afin d'en changer. Le Pygargue savait qu'avant l'aube, la blessure tâchant de sang rouge la peau livide aurait disparue.
- Franco est à vous, lâcha Le Pygargue derrière son maître. Tout comme moi. »
Il savait qu'espérer un quelconque signe de chaleur ou de camaraderie de la part de son Maître était inutile. Dans l'obscurité de la chambre, les yeux avisés du Pygargue distinguaient sous la peau cadavérique et glaciale chacun des muscles et chacune des veines de l'ensorceleur désirable qu'était Kafkon Samuel. Elle lui paraissait fausse mais pourtant sans artifices. Il n'oubliait pas que sa faim était encore excitée et sa frustration grande. Le Pygargue se fit violence pour se retourner, laissant Kafkon Samuel, de nouveau vêtu, reprendre sa lecture comme si de rien n'était. Il se disait quelquefois que ce corps-là était trop parfait, et cet esprit bien trop inébranlable pour être vrai. Il devait rêver. Piégé dans un long cauchemar éveillé. Depuis plus d'un Tour.