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Shiver my timbers [PV Franco]
Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
Franco Guadalmedina
Lorsque les vents de la Garce fortifieront nos voiles, nous vous entraînerons en enfer.

Franco Guadalmedina





Spoiler:



Le pilote du Dhau Ramien posté à côté du Capitaine, sur le pont supérieur, n'y voyait pas grand chose à cause de l'éblouissement.

« Alors ? demanda-t-il, incapable de tenir sa langue plus longtemps.

Le Capitaine abaissa alors sa lunette, fixé sur le bâtiment au loin et qui serrait le vent au plus près. Le Second s'approcha.

- Pavillon noir. lâcha d'une voix froide le Capitaine. Un pirate.

Il reporta la lunette à sa vue, réglant la précision. Le bâtiment réduisait la distance entre les deux voiliers.

- On dirait...un Joly Roger, avec une tête de loup. Jamais vu ça.

Le pilote ravala sa salive. Il se sentait la sueur dégoulinait sous sa chemise, dans son dos.

- Que fait-on, commandant ?
- Nous avons de quoi les repousser. Dites aux hommes de se battre ! Postez les archers.

Après quelques minutes, le bâtiment au pavillon noir arbora un second pavillon sur son Artimon. Alors que les deux navires étaient à quelques brasses l'un de l'autre, le capitaine du Dhau Ramien était, ni plus ni moins, invité à bord du pirate, qui s'était immobilisé. Comme s'il n'avait pas d'intentions hostiles à l'égard du marchand. Il mit même à flot un canot de rade, pourvu de deux avirons, et un jeune garçon rama jusqu'au Dhau.

- Voyons ce qu'ils nous veulent.

Lorsque le Capitaine Ramien foula le pont de la "Caïman" , prêt à marchander en toutes circonstances, il fut accueilli par le Capitaine pirate. Ou plutôt la Capitaine. Cette dernière l'invita dans sa cabine, afin qu'ils puissent délibérer seul à seule et loin des hommes de bord. La première chose qui frappa le Capitaine du Dhau fut la fumée de pipe. Forte, brûlante, omniprésente, elle irritait les yeux et la gorge. Et comme pour imposer sa maîtrise des lieux, la Capitaine pirate à la peau noire porta une pipe à ses lèvres, tout en s'asseyant derrière son bureau. Elle invita le Ramien à faire de même.

- Voilà le deal. Je vais vous faire une proposition, au nom du Roi Pirate. Choisissez de vous rendre. Ce que vous transportez sera alors à nous. Pas de mort. Pas de blessé. Pas de déporté. Nos chemins se sépareront après ça.

Froissant entre ses doigts noueux le chapeau qui lui tenait lieu de tricorne, le Capitaine gratta son épaisse barbe. Cette femme lui glaçait les os ! Même sa voix semblait sortir des abysses. Et elle continuait à fumer, tranquillement, une jambe sur l'autre, des yeux noirs braqués sur lui, avec dédain. Il dut refuser la "proposition" de la pirate. Son Dhau n'était pas sans défense ! Plutôt que de se laisser voler sans bouger le petit doigt, il préférait encore saisir sa chance d'envoyer cette pute, et tous ses enfants de putain, par le fond ! Après tout, n'avait-il pas honoré Ariel avant de prendre la mer ? Mais la pirate poursuivit :

- Tu te rends. On prend le butin. Il n'y aura ni mort, ni blessé. Nous choisirons quelques-uns d'entre vous parmi les bras les plus solides pour qu'ils soient déporté comme esclaves. Nous prendrons aux autres les habits qu'ils endossent. Nos chemins se sépareront après ça.

Et lorsqu'il se leva de sa chaise, refusant encore :

- Voici votre dernière chance. Rendez-vous. Nous nous accaparerons toutes votre marchandise. Il y aura morts et blessés. Les plus chanceux seront tous déportés. Je vous pillerai. Vous déshabillerez. Vous humilierai. Votre bâtiment sera sabordé.

Le Ramien eut du mal à ne pas demander si une quelconque personne saine d'esprit accepterait cette "reddition" tout à fait injuste. La Capitaine ne le retint pas. Elle laissa le Ramien regagner le Dhau marchand seul dans le canot de rade.

- Il y est presque, commenta le Second en calant sous son bras la lanterne.

Alors, d'une voix claire, Madame ordonna de se préparer au combat. Les ordres furent suivis comme si elle fut bonne procureur de l'Amirauté Kelvinoise ! Très vite, le Caïman vira de bord. Les deux navires se trouvèrent presque flanc contre flanc, prêts à l'abordage. Les archers Ramiens postés sur la hune, bras et arc tendus. Quand soudain jaillit de la brume un voilier noir, aussi imposant que le premier ! A son Grand Mât flottait le même pavillon ! Tête de loup sous sabre entrecroisés.

- Par la Garce ! cria le Capitaine du Dhau. Nous sommes perdus. Ils sont deux !

Alors, le beaupré du second vint, comme une lance, s'insinuer par-dessus le flanc du Dhau, le faisant heurter le premier bâtiment ! Pris en tenaille, les archers déchainèrent leurs flèches, mais le cri de guerre de Ram fut de courte durée.

- Une ligne de fusiliers ! Ils ont des fusiliers à leur bord !

Postés sur les huniers, les fusiliers de Samokaab nettoyèrent les hunes ennemies en une salve assassine !

- Je crèverai en enfer avant de me rendre au service d'un pirate ! beuglait le Capitaine tandis que le Dhau accueillait le premier assaut de pirates, armés de sabres pour la plupart, de pistolet pour les plus chanceux !

- Guadalmedina !
- Grande Lagoon !

Aspirant à un triomphe doré, les flibustiers du sud attaquèrent sur les deux bords, et ce ne fut bientôt plus qu'un souvenir de l'obstination Ramienne qui s'endormit sous le lit d'une prompte mort ! Alors que le voilier virait la quille en haut, le pont recouvert de sang, les pirates organisèrent le plus rapidement qu'ils le purent le pillage. Habitués à ce genre de noble activité, le tout en un temps limités, les hommes du Roi-Pirate étaient passés maître en l'art de piller rapidement ! Le butin d'abord, la vie ensuite ! On brisa les drisses du gouvernail, on emporta toute la toile, on perça la coque et le Dhau ne fut plus qu'un funeste souvenir. Sur le pont du "Trashell", un géant noir le corps tout peinturluré de blanc, bras croisés, assistait silencieusement au naufrage. Les cales déjà un peu plus remplies, il songeait silencieusement, entouré de la tumulte des forbans qui souquaient aux bras pour border les voiles qu'on venait de déployer. Le regard fixé sur le cul du Caïman, le Profanateur, pieds-nus sur le pont de son noir voilier, finit par regagner sa cabine.

~



Pendant ce temps, sur Puerto Blanco, dans l'Archipel de Blue Lagoon, le Roi Pirate gérait son commerce. Enrichis de leur dernière entreprise contre Teikoku, contre Ram, contre tout le monde en vérité, les forbans de l'Alvaro de la Marca se saoulaient et se gavaient chaque soir. Et même si on avait le premier soir pris une minute afin de déplorer les nombreux morts tombés au combat, on en avait bu que davantage. Leur part revenait aux survivants ! Les morts soupaient en enfer, avec Canërgen ! Quelques nombreux esclaves avaient été ramenés de l'expédition, essentiellement des Ramiens. Il y avait bien, dans le lot, une poigne de Teikokujins. Ceux restaient à terre demeuraient verts de jalousie lorsqu'ils venaient se presser, chaque soir, à la taverne Saint Domingue et assistaient à cette démesure d'agapes, de jeux, de débauche et d'alcool. Se faire pirate sur Puerto-Blanco, c'était s'assurer bombance chaque soir ! Nombreux furent les jeunes, las de ne plus avoir le sou, à s'enrôler auprès du Roi Pirate ! On le pressait de repartir en course afin de revenir riche pour s'enivrer. Lorsque tout fut dépensé en ripaille et en débauche, et que les nombreux camarades morts -car oui, il était possible de mourir de ripaille et de débauche, sur Puerto Blanco !-  furent comptés, le Roi Pirate avait commencé à mettre en oeuvre cette seconde expédition. Très différente de la première. Il ne s'agissait pas de composer un grand équipage afin de donner un gigantesque coup de pied dans la fourmilière qu'était le Nouveau Monde cette fois-ci, mais au contraire, de "remettre sur flots un nombre considérables de vaisseaux" afin d'aller titiller les échanges entre Ram et l'Empire qui se faisaient, par l'Océan des Elfes Noirs. Franco Guadalmedina restait sur Puerto Blanco, supervisant tout ça.

L'île connaissait un nouvel essor, grâce aux denrées pillées, qui se revendaient dans les Archipels voisins, en plus de ce qu'il restait sur le butin du Nouveau Monde. Et les esclaves. Toujours plus nombreux, ces derniers travaillaient à l’édification de l'île. Le chocolat du Nouveau Monde avait été planté, en compagnie de quelques autres fruits, et Guadalmedina misait gros sur leur récolte. On avait également ramené des élevages par centaine de vers à soie. Il avait fournis assez d'esclaves pour agrandir et rénover le port. Dans un même temps, il entreprenait des travaux d’agrandissement dans sa demeure. Les cultures de l'Ancien monde, nombreuses, de coton, de tabac, d'herbes à inhaler, d'épices, de manioc et de bananes proliféraient.

Et comme il n'y avait jamais assez d'esclaves, il remettait à flot un nombre considérables de bâtiments. Volés, pour la plupart. Réparés, rebaptisés, un nouveau pavillon à leur mât, et les voiliers de toutes sortes reprenaient le chemin de la Passe et de l'Océan des Elfes Noirs, prêts à tomber sur des Impériaux ou sur des Ramiens. En ce moment, la chaleur sur Puerto-Blanco était étouffante, et nul forban ou maître ne sortait de chez lui. Ainsi, les plages étaient désertes. On s'enfermait l'après-midi chez soi, à dormir ou à boire du rhum, puis le soir on se donnait rendez-vous au Saint-Domingue, pour chanter des chants pirates, danser, fumer, jouer et baiser. Concrètement, c'était ça la vue sur Puerto-Blanco.

Et si les maîtres demeuraient avides de se préserver du soleil meurtrier, il n'en était pas de même pour les esclaves, qu'on espérait toujours plus nombreux, et qu'on envoyait travailler de l'aube au crépuscule et du crépuscule à l'aube. Esclaves qui étouffaient sous un immense fardeau et dont la chair n'était plus qu'une masse informe et brûlée de cloques, à moitié consumées par les mouches et les moustiques, qui se partageaient leurs proies. On guettait donc le retour des Seigneurs Pirates de Guadalmedina avec une grande impatience, et beaucoup d'espoir quant à la nature de la cargaison. Du moment que ces derniers ne se pointaient pas au beau milieu de la journée !

- Je suis venue pour mon époux, dit la jeune femme face à Franco. J'ai appris qu'il était retenu ici, contre son gré.

Elle n'osait pas dire le mot "esclave". Le Roi-Pirate, attablé dans son propre salon, l'écoutait tout en sirotant un rhum que la température ambiante avait rendu chaud et moite.

- Il travaillait sur un brick, en partance des Cités. Il devait se rendre jusqu'à Guedria, pour y trouver sa soeur. C'est un homme honnête, messire. Bon et travailleur. Il ne..Il ne mérite pas un tel traitement. Sa place est auprès de moi, et de ses enfants. Nos enfants.

Franco trouva que les gémissements de la femme lui gâchaient son rhum. Il lui fit signe d'abréger de la main.

- Et cesse de me donner du "messire". Je ne suis pas un monsieur.
- D'accord mess... Capitaine.
- Tu as apporté quelque chose ?

Timide, la femme déposa sur la table une petite bourse qu'elle ouvrit. Cette dernière contenait une quinzaine de pièces d'argent. L'un des esclaves de Franco l'apporta jusqu'à la main de son maître. Il n'eut pas même besoin de recompter.

- Ca n'est pas assez.
- Mais je n'ai que ça, supplia la femme.
- Je peux baisser le prix, lui concéda le Loup de la Passe. Je te rends ton mari pour cinq pièces d'or.
- Cinq pièces d'or ! Mais...Mais cela fait cinquante pièces d'argent ! Je ne...Nous ne sommes pas riche, messire.
- Pas de messire. Cinq pièces d'or, c'est mon dernier mot. Et estime-toi heureuse ! Les prix en vogue sur le marché de Puerto Blanco pour une telle tête sont de dix pièces d'or ! Les cours ont augmenté.

La femme s'était mise à pleurer, secouée de gros sanglots.

- Je n'ai pas cet argent.
- Dans ce cas je ne peux pas te rendre ton mari.

Baignant dans ses pleurs, les yeux ne s'ouvrant plus qu'à demi à cause de la chaleur et la suffocation, les robustes esclaves noirs de Guadalmedina entraînèrent la visiteuse jusqu'à la porte. Le Roi Pirate prit la parole en se servant une tasse de chocolat :

- Tu peux toujours demeurer ici. Et essayer de trouver du travail sur l'île.

La femme se retourna, tremblante.

- Du travail ? Ici..? Mes...Messire je...Que voudriez-vous que je fasse ? Les femmes se prostituent pour vivre, sur Blue Lagoon.
- La prostitution est un travail qui paye, lui répondit d'un ton neutre son interlocuteur en se levant de sa chaise, déjà alourdi de chaleur et pressé de s'allonger. A toi de voir.

Puis il la congédia.

Franco Guadalmedina ne put dormir bien longtemps. Wallace, son fidèle Second vint très vite le trouver. On était au beau milieu de l'après midi, et même les oiseaux habituellement bavards et colorés semblaient s'être tus, accablés de chaleur. Une longue vue braquée sur l’œil, les deux personnages fixaient le port de l'île du haut du balcon de la demeure du Roi Pirate.

- Qu'en dis-tu ?
- Pas de pavillon, constata Franco.
- Mais le navire te parle autant qu'à moi.

Guadalmedina rangea la longue-vue à sa ceinture.

- Valentino.
- Tarenzione, compléta le Second.
- Que diable vient-il faire à Puerto Blanco ?
- Tu as déjà l'Ancien et le Nouveau Monde à dos, lui rappela Wallace. Tâche de ne pas faire de Nerel un ennemi.

Franco pensa que son ami allait ajouter "comme Atÿe" mais il s'abstient.

- D'accord. Descends jusqu'au port. Ordonnez, par des signaux, l'amarrage de son bâtiment au niveau de la baie des Noyés. Il aura plus de place pour y jeter son ancre.

Alors que Wallace posait un chapeau sur sa tête et quittait la demeure de son ami et Capitaine, Franco ajouta :

- Guide-le ensuite jusque chez moi. Je le recevrai volontiers. Autour d'un verre de chocolat. »
Jeu 22 Juin 2017 - 1:44
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Dargor
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Le Maitre de l'Intrigue
Dargor
La, ré, fa. La, ré, fa. Si, ré, fa. Si, ré, fa. Fa, la, ré. Fa, la, ré. Les notes du premier mouvement de cette sonate, dite de la grandeur de Finil au sein de la bonne société kelvinoise raisonnaient dans la cabine de Valentino au gré de la façon dont sa harpe était délicatement manipulée par ses doigts experts. Cette sonate était un hymne à la beauté de la lune, dont Finil était dépositaire. Et puisqu’elle vantait la lune, elle vantait aussi la douce lumière dont elle baignait le monde quand elle resplendissait durant la nuit. Cette douce lumière, c’était celle qui éclairait les amants qui escaladaient le balcon de leurs bien-aimées, mais aussi celle qui éclairait les jeunes filles qui, à l’inverse, réfléchissaient déjà à leur père pour justifier le détour fait et l’heure tardive. Cette lumière vantait donc l’amour caché, celui qui ne pouvait être avoué. Valentino Tarrenziore trouvait cela beau.
Mais il trouvait aussi qu’il y avait plus que le simple amour à attribuer à cette chanson si délicate. La lumière de la lune, c’était aussi celle des marins qui, alors que les gréements raisonnaient sur le port, consommaient leur bière de trop, riant de leurs malheurs et de leurs joies à la fois, de belles filles sur les genoux, prêts à repartir d’ici quelques jours. C’était aussi la lumière qui illuminait ceux qui devaient travailler la nuit. Et la nuit était le royaume des voleurs. Le royaume des intrigues, des complots, et des malfrats. Il avait la sensation que la sonate n’avait pas seulement capté le côté romantique de la nuit, mais aussi son côté plus mystérieux, plus sombre. Car si la lumière bleutée de la lune était douce aux amants, elle produisait des ombres sombres, qui étaient le domaine favori de son dieu. Nerel. En y réfléchissant bien, il pourrait tout à fait s’entendre avec Finil, songea Valentino. Il ne prétendait bien sûr pas parler pour les dieux, et encore moins d’amour. Mais il trouvait juste que la lune et les ombres étaient parfois faites pour s’unir. C’eut été beau.

« Tu joues bien, dit Anabelle, en s’étirant doucement. »

Il sourit et, continuant de jouer, tourna le regard vers la beauté kelvinoise qui se trouvait dans son lit, tandis qu’elle se levait et, exposant pour lui son corps, se dirigeait vers lui. Elle se déplaça dans son dos, et plaça des mains à la fois protectrices et légèrement dominatrices sur sa poitrine, tandis que sa tête se posait sur son épaule.

« Merci du compliment, dit-il. »

Leur navire, voguant plein sud, se trouvait maintenant dans des zones de fortes chaleurs, aussi tout moyen de détente était-il apprécié, dès lors qu’il ne demandait pas une trop grande activité. Les hommes d’équipage eux-mêmes fonctionnaient selon un service minimal, ce qui convenait bien à Valentino. Du moment que le navire continuait à avancer à bon rythme et en sûreté vers Puerto Blanco, il ne leur en voulait pas de préserver leurs mouvements. Et à vrai dire, lui-même aimait prendre des moments à ne plus rien faire dans sa cabine. L’équipage de son petit sloop le connaissait de toute façon à présent. Depuis qu’il était élu, il s’attachait à garder des marins fidèles, qui resteraient à son bord toute leur carrière durant. De sorte qu’un bon esprit de groupe régnait sur le navire, puisque cette génération travaillait désormais ensemble depuis plus d’une décennie.

« Nous arrivons bientôt ? demanda-t-elle, levant les mains de sa poitrine, et les plaçant derrière ses épaules, entreprenant de le masser. »

Il relâcha sa harpe et saisit un verre de vin oréen qui trainait sur sa table. La fraicheur était une notion qui avait depuis longtemps abandonné ce précieux liquide, mais il était hors de question de le gâcher pour autant. Cela aurait été un crime envers le bon goût. Un crime que même lui n’aurait pas osé commettre. Surtout après avoir emprunté cette bouteille. Avec intention de la rendre, bien sûr, car il était un gentilhomme. Il ne garantissait juste pas du bon état de son contenu au moment de la restitution à son propriétaire.

« Nous devrions arriver dans la journée, dit-il. Je suis monté faire le point il y a une petite heure, pendant que tu faisais la sieste. Avec un peu de chance, nous arriverons même au moment où les heures chaudes commenceront à décliner.
-Non pas que cela fasse une différence entre hors de cette cabine et dedans, dit-elle.
-Certainement pas, répondit-il, savourant son verre. Mais tu pourrais malgré tout vouloir te rhabiller avant de sortir d’ici. L’équipage est constitué d’hommes que je qualifierais de bons, mais ils n’en demeurent pas moins de fieffés coquins et des pirates. Et puis cela fait trop longtemps qu’ils n’ont pas touché de femmes… Surtout des adorables femmes au cœur de leur jeunesse de blonde grasse. Je ne voudrais pas qu’ils fassent de mal à l’amour de ma vie.
-Cajoleur, dit-elle en riant d’un rire vrai et frais à la fois. J’ai à peine trente tours, tu dois en avoir dix fois plus, et je suis l’unique amour de ta vie ?
-J’ai deux fois dix fois plus de tours que toi, répondit-elle en rejoignant son rire. Et quand on est élu, on dit que chaque génération de notre entourage est une vie différente pour nous.
-Vous dites vraiment cela entre élus ?
-Non.
-M’aimes-tu vraiment ?
-Demandes-tu cela au pirate ou au gentilhomme ?
-Aux deux personnes qui sont en toi.
-Le pirate qui est en moi te trouve belle et séduisante, mais il n’a hélas pas leur cœur à la romance. Mais sache que le gentilhomme ne dira jamais à une femme qu’il l’aime sans le penser.
-A moins que ce soit un séducteur.
-Ca, ma chère, c’est le pirate. »

On frappa alors à leur porte. Anabelle se jeta sur des vêtements et les enfila à la va-vite, tandis que Valentino donnait l’autorisation d’entrer. C’était Andréo, un oréen, actuel second de Valentino depuis maintenant une vingtaine de tours. Poliment, il se tourna le temps qu’Anabelle finisse de se couvrir, puis s’adressa à Valentino.

« Puerto Blanco est en vue capitaine. Avec les gars, on pensait que vous vouliez être sur le pont pour l’arrivée.
-Parce que cela vous arrive de penser ? piqua Valentino.
-Parfois, dit Andréo. Disons qu’il y avait la fois où on a dû embarquer un peu en urgence, dans l’Empire. Vous savez, vous aviez volé une tapisserie. Puis il y a eu cette fois dans les Marches d’Acier… En fait j’hésite un peu. »

Il hésitait surtout parce qu’il avait du mal à retenir son rire. Valentino l’invita à le laisser éclater en commençant à pouffer. Très vite, les deux hommes se tinrent mutuellement les épaules, leurs bouches grandes ouvertes par un rire qui leur déformait le visage.

« Ah mon ami, dit Valentino. J’ai bien de la chance de t’avoir. Des seconds comme toi, on en fait plus de nos jours.
-On en faisait avant ? demanda-t-il.
-C’est toujours mieux avant, dit-il. Les jeunes femmes kelvinoises n’étaient pas jalouses de conquêtes mortes et enterrées et les seconds ne savaient pas encore penser.
-Des conquêtes mortes et enterrées dans une roseraie dont tu payes l’entretien, mon ami, dit Andréo.
-Chut, dit Anabelle. Je n’ai pas le droit de parler de ça sinon je n’y reposerai pas à la fin. »

Les laissant à cette discussion pour savoir s’ils étaient vraiment appréciés, Valentino les quitta et monta sur le pont. Est-ce qu’il aimait vraiment son amante ? Oui. Est-ce qu’Andréo était aussi bon ami que second ? Bien sûr. Mais il ne pouvait pas leur en vouloir de douter de la sincérité de ses sentiments. C’était le fardeau d’un élu qui avait toujours cherché à s’entourer. Il n’avait pas envie de devenir comme Satus Borien, qui ne jurait désormais que par les bêtes ou les elfes, et même ces derniers disparaissaient pour lui. Le contact humain lui manquerait trop. Aussi parce qu’il aimait voler. Et qu’il n’y avait rien à voler quand on était solitaire. Et de plus, un pirate solitaire, ça n’avait pas de sens. Alors oui, il appréciait sincèrement cette compagnie.

Mais le temps n’était désormais plus au romantisme et à l’amitié. Anabelle et Andréo l’avaient clairement compris quand il était remonté. Toute la petite communauté formée par l’équipage avait fait très bon voyage, mais ici, il s’agissait très probablement de retrouver leurs plus bas instincts de pirates. Valentino connaissait un peu le capitaine qui dirigeait l’île, et savait d’avance qu’il allait trouver un enfer humain. Digne des pirates, mais pas des gentilhommes.
Pour s’intégrer dans une telle cité, une seule solution, en faire partie. Cela faisait quelques années qu’il n’avait pas fait un brin d’honnête piraterie. Ces derniers temps, il s’était surtout concentré sur la terre, laissant son équipage jouer aux cartes et boire des bouteilles financées par lui tandis qu’il allait voler de ci de là. Mais pour aller à Puerto Blanco, un terrien serait des plus malvenus. Aussi, sur le chemin, avait-il pillé quelques navires. Pas de gaieté de cœur, car il n’était pas en ce moment dans une humeur de pirate, mais par nécessité.
Bien sûr, il était un gentilhomme. Aussitôt que le pavillon du navire abordé était capturé, il ordonnait la fin des combats et laissait les survivants partir avec leur navire, mais pas leurs richesses. Dans l’ensemble, cela s’était bien passé. Les capitaines des navires abordés avaient été positivement surpris par le fait d’avoir affaire à un homme d’honneur et semblaient ne pas avoir su comment vraiment réagir. Il était également fier de son équipage. Il y avait eu des femmes à bord d’un navire et pas un n’avait ne serait-ce qu’eu un geste déplacé envers elles. C’était une bonne chose pour lui, mais il redoutait cependant les conséquences que cela aurait pour ces ramiennes. Si elles se faisaient une vision trop romantique des pirates après leur premier contact, qui savait le malheur qui pouvait leur arriver si elles venaient à en croiser d’autres ? Il les avait bien averties de se tenir éloignées de la mer, espérant avoir été écouté, mais ne pouvait rien faire de plus.
Toujours était-il que son navire était désormais chargé d’un très lourd butin. Ses cales débordaient littéralement. Or, tentures, bijoux, vases… Tout ce qui pouvait se faire de précieux sur le vieux continent était dans ses cales. Il n’avait pas souhaité rivaliser sur les terres du Nouveau Monde. Marcher sur les plates-bandes des autres ne serait pas bien vu pour se faire présenter. Et puis il avait amené un cadeau particulier.

« Tout le monde sur le pont ! demanda-t-il alors que le navire se rapprochait de plus en plus du port. »

Il était temps de faire une dernière inspection de l’équipage. La trentaine de marins qui pilotaient le sloop se réunit alors.

« Messieurs, dit-il, je sais que depuis que vous êtes à mon service, je vous demande une conduite exemplaire. Il va falloir l’abandonner en ces lieux. La piraterie qui se livre ici est plus sauvage que celle que j’apprécie de donner et à laquelle je vous ai habitués. Vous l’avez tous connus, aussi je sais que vous serez capables de vous faire à cette atmosphère. Je ne vous donnerai pas d’instructions, vous savez tous quoi faire. Toutefois, j’apprécierai de vous retrouver tous en un seul morceau à la fin de ce séjour. Est-ce clair ? »

Un grand oui lui répondit. Valentino se doutait en fait bien que c’était sans doute la dernière fois qu’il voyait certains des membres de cet équipage. Mais certains sacrifices devaient être faits, pour accomplir ses projets. Il continua son inspection, puis tomba sur Andréo.

« Ecoute-moi bien mon ami, dit-il. J’aurais aimé que tu m’accompagnes, mais je veux qu’à la place tu veilles sur ce navire. Je n’ai aucune confiance dans la garde du port qui va nous être donnée. Mais en toi, j’ai toute confiance. Cela te convient-il ?
-Bien sûr, répondit l’intéressé. »

Une tape sur la joue, et Valentino passa à la suite de sa petite communauté. Sa petite famille, en fait, comme il appréciait de l’appeler dans sa tête. Les membres d’équipages seraient ses cousins, Andréo son frère, et Anabelle ne pouvait être personne d’autre que sa femme.

« C’est la première fois que tu mets les pieds dans une cité de pirates ?
-Oui.
-Tu ne sais pas à quoi ça peut ressembler ?
-Je sais que c’est sauvage.
-Tu n’en as pas la moindre idée. Quand nous débarquons, tu restes avec moi. Quoi qu’il arrive, tu ne me quittes pas. Et bien sûr… »

Il se tourna vers la ravissante petite fille qui tenait la main de sa mère, en rang avec le reste de l’équipage.

« Toi ma petite chérie tu ne lâches pas la main de ta maman, d’accord ?
-Oui papa, dit Comnena sans hésiter.
-Anabelle, dit-il en se tournant vers son amante. Ecoute-moi bien. Si les hommes de cette ville arrivent à te séparer de moi, ou à nous séparer de notre fille, aucune d’entre vous n’en sortira vivante. Ce ne sera pas forcément leur objectif, mais il pourrait bien le faire, ne serait-ce que par accident, si la foule est trop compacte.
-Je sais, dit Anabelle, dont le visage trahissait une profonde inquiétude. Mais je serais plus rassurée si tu prenais la petite sur tes épaules pour l’occasion.
-Et toi ?
-Je te tiens la main, dit-elle. Si nous sommes séparés, que je sache au moins qu’elle est en sûreté. »

Valentino finit par accepter l’idée. Il avait choisi d’emmener leur fille avec lui à terre contre l’avis d’Anabelle, parce que bien qu’Andréo soit digne de confiance, il n’était pas infaillible et ne pouvait pas surveiller et le navire, et Comnena à la fois. La première erreur avait en fait été de l’emmener avec eux pour ce voyage, mais Anabelle avait insisté quant au fait qu’elle ne voulait pas confier leur enfant à sa famille pendant les longs mois de ce voyage. Valentino avait accepté, car il n’aimait pas sa belle-famille, et savait que celle-ci, qui le considérait comme un séducteur et un voleur de fille à bien marier, le lui rendait bien. C’était pour la même raison qu’Anabelle ne pouvait pas rester seule à Kelvin : Des rumeurs de vendetta s’étaient faites entendre. Aujourd’hui, les deux parents réalisaient leur erreur.

« Rassure-toi mon amour, dit-il en chuchotant à Anabelle. Ce n’est pas mon premier enfant, et ce ne sera pas la première fois que j’en emmène un ici. Je veillerai à sa sécurité. »

Si Anabelle fut rassurée, elle n’en montra rien. Valentino ne lui en voulait pas. Elle avait grandi dans la soie des maisons nobles de Kelvin. Se retrouver ainsi mêlée aux pirates n’allait pas être une expérience facile pour elle. Valentino espérait toutefois qu’elle serait formée. Il passa à la dernière personne.

Celle-ci n’était pas membre de sa famille. Pas même une cousine. C’était plutôt un cadeau qu’il avait apporté en plus.

« Ta nouvelle vie commence ici, Taki, dit-il. »

L’intéressée leva les yeux vers Puerto Blanco. Valentino l’avait trouvée en demandant à ses hommes d’écumer les bordels kelvinois, de basse qualité comme de luxe, c’était lui qui payait et de trouver la meilleure prostituée de la ville. Ils étaient revenus avec Taki. Une fille issue d’un bordel de bonne qualité, mais pas de luxe pour autant. Cela convenait à Valentino. Car une fille de petite ampleur n’aurait aucune chance d’être un bon cadeau, et une prostituée de luxe n’aurait jamais accepté de venir. A cette hauteur-là, on pouvait en faire un cadeau et la faire venir en même temps.
Et puis il devait admettre qu’elle était fort belle. Bien faite, attirante, et paraissait-il très douée. Il avait su l’attirer en lui promettant que de tels talents en feraient la pute attitrée des capitaines pirates dans cette ville. Elle avait accepté, reconnaissant qu’il serait plus simple de vivre une vie confortable ainsi qu’en trimant à Kelvin.

« Et s’ils ne veulent pas de moi ? demanda-t-elle, formulant la crainte qu’elle avait formulée dès le premier jour.
-Dans ce cas, je te ramène. De préférence avant qu’ils ne te fassent de mal, dit-il. »

Dans les faits, tous deux savaient que s’il la ramenait, elle était condamnée. Elle avait quitté son maquereau sans prévenir, et ça, peu importait qu’elle fasse le trottoir ou fréquente les palais, c’était un signe d’arrêt pour sa carrière à Kelvin. Elle n’avait plus d’autre choix que de réussir ici. Elle baissa les yeux. Valentino s’éloigna d’elle.

Puis il donna les ordres.
On arrivait au port après tout. Il fallait être un bon capitaine.
Lun 3 Juil 2017 - 1:38
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Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
Franco Guadalmedina
"Si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous."

M.



Le coche tracté par un cheval, et qui menait Valentino Tarenzione jusque chez lui arriva environ deux heures après que Wallace ait quitté la propriété. Le soleil était encore brûlant et haut dans le ciel, recouvrant Blue Lagoon d'une chaleur moite et intense. Les deux robustes esclaves à peau d'ébène qui gardaient l'entrée de la propriété ouvrirent les grilles. Wallace, assis à côté du cocher, gardait le visage dissimulé sous un large chapeau de panama. Finalement, ce fut un Valentino très élégant, qui sortit du coche. On les introduisit à l'intérieur de la propriété. Située davantage dans les hauts de l'île, il y faisait deja plus frais. Et à l'intérieur de la propriété en agrandissement du Roi Pirate, on retrouvait même un brin de fraîcheur !

De nombreux esclaves à l'ombre, qui se reposaient un peu de temps au jardin à ces heures les plus chaudes de la journée (repos qui n'était pas celui des autres esclaves de l'île) dévisagèrent sans mot dire le curieux trio qui s'extirpa du coche. Wallace, après un rapide remerciement pour le cocher, mit pied à terre également. Il amena alors l'Élu Divin jusqu'au grand salon, à l'intérieur.

Cela faisait de nombreux Tours que Franco n'avait plus vu Valentino Tarenzione. S'étaient-ils déjà parlés par le passé ? Il ne s'en souvenait plus. Valentino était encore plus vieux que Port-Argenterie elle-même ! Il avait beau tenté de se souvenir, depuis sa plus tendre enfance l'ombre du pirate gentilhomme, comme l'on disait, flirtait entre les murs et les docks d'Argenterie. Son visage n'avait pas subi le roulis des Tours.

Valentino Tarenzione était le marin parfait, et des Lunes entières passées en mer n'avaient jamais réussi à ébranler son élégance et sa beauté. Diable d'homme.

« - Capitaine Tarenzione. Un plaisir que de vous retrouver sur Blue Lagoon. Particulièrement en cette canicule. Vous n'avez donc peur de rien !

Tout droit venu de la houle à l'assaut des récifs, ce fut un visage fin, avec des traits tant délicats qu'ils paraissaient presque féminins, qui lui fit réponse sous deux yeux bruns et brûlants d'aventure :

- Apprenez Capitaine Guadalmedina qu'un pirate ne doit jamais connaitre qu'une seule crainte, et ce n'est pas la chaleur. Dès lors, qui aurait pu me retenir de venir ici ?

Valentino inclina très légèrement la tête, le couvre-chef à bout de main. Guadalmedina croisa les bras, laissant le silence prendre son souffle. Même parlait fatiguait, avec cette chaleur.

- C'est vrai que vous allez bien où vous le voulez.

Les deux hommes n'échangèrent ni sourire, ni poignée de main. Pourtant, aucune animosité et aucune violence se lisait sur leur visage ou ne transparaissant dans leurs paroles. C'est alors que Guadalmedina remarqua la fillette qui, jusque là blottie près de la compagne de Tarenzione, parut se décoller légèrement de sa mère. Car à les voir toutes deux ensemble, l'on devinait la fille et l'on devinait la mère. Franco hocha amicalement la tête, en la direction de l'enfant. Rien de plus.

- N'y voyez aucune hostilité de ma part bien sûr, reprit Valentino. Mais puisqu'un nouveau royaume pirate naissait, il m'a paru normal de m'y rendre.
- Vous y êtes le bienvenu.

Wallace les rejoint, déposant sur la table du salon son chapeau de panama. La chemise déboutonnée à demi, elle laisser apercevoir quelques gouttes de sueur qui perlaient sur sa poitrine. Il croisa, lui aussi, les bras, un demi sourire à l'égard de Franco. Une jeune esclave noire, vêtue légèrement mais décemment, vint apporter une cruche d'eau et plusieurs verres. On en donna un à Franco, puis naturellement à Valentino, la femme, la fillette et Wallace.

- Votre épouse, je présume ?
- Exact. Je manque à tout mes devoirs, je m'excuse. Anabelle, voici le capitaine Franco Guadalmedina. Capitaine, voici mon épouse Anabelle, et notre fille Comnena.

L'épouse de Valentino -par la Garce ! Mais quelle genre de femme aurait épousé un tel homme ?- salua Guadalmedina à son tour, très polie. Elle paraissait avoir le même âge que son époux, et était charmante. Pour le charme, Franco ne le remettait pas en question. Quant à l'âge. Les apparences étaient trompeuses. Quel était l'écart entre ses deux là ? Cinq cent Tours ? Six cent Tours ? Mille Tours ? Les chiffres faisaient presque tourner la tête du Roi Pirate.

Il lui reconnut tout de même qu'elle était plutôt bien balancée, sans être vulgaire, et avait l'air d'aussi bonnes manières que son époux de pirate ! Tous s'assirent finalement à table, ou une panière de fruit les attendait. La petite avait descendu son verre d'eau d'une traite. L'esclave la resservit avant même qu'elle n'ait besoin de redemander. Franco fit signe qu'il n'était pas nécessaire de faire de même pour lui. Il prendrait du rhum.

- Quelles sont les nouvelles du Nouveau Monde ? attaqua-t-il de manière à engager la conversation.

Bien sûr, il avait plus ou moins des procédés afin de se rendre compte par lui même de l'actualité du Nouveau Monde, mais si Valentino Tarenzione possédait des informations plus neuves, il ne crachait pas dessus ! La raison de la présence de l'Élu de Nerel ici le troublait. Des vacances ? Une simple visite, amicale ? En tout cas, à ce qu'il prétendait. Franco voulait tout de même rester prudent.

- Je n'y ai encore jamais mis les pieds.
- Un voyage peu recommandable. Beaucoup de vampire. D'indigènes. De bestioles bizarres.

Franco écrasa du plat de la main un moustique qui s’apprêtait à piquer sur son cou.

- Et de moustiques.
- J'ai pourtant cru comprendre qu'il vous fournissait un bon commerce.
- Il faut être ami des batailles !
- J'y préfère les courses rapides et bien exécutées, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
- Connaissant Nerel, je ne peux pas vous en vouloir !

C'était vrai.

- Ce n'est pas tant ça que mes propres goûts en matière de piraterie.
- Ah ! La piraterie, venons-en, justement. Depuis la chute de Port-Argenterie, ça n'est plus que riant souvenir. Quelques coquins éparpillés par-ci, par-là, tout juste bon à caresser la corde. Un ou deux drôles qui lutinent la gueuse sur Blue Lagoon. Les mers sont aux Ravageurs. Il fallait bien que quelqu'un fasse quelque chose.

La discussion paraissait s'engager, naturellement. La femme de Tarenzione laissait la parole à son mari, sans que cela ne paraisse l'ennuyer, la gêner ou la frustrer.

- Je ne m'inquiète pas outre mesure des corsaires elfes noirs. Ils n'ont jamais été une concurrence digne de ce nom. Mais je vois que vous agissez néanmoins, répondit Valentino en écartant les mains.
- es corsaires Elfes Noirs, je les laisse à leurs affaires ! Ils ont le pôle noir de Ryscior tout à eux et, ma foi, s'en contentent. Mais oui, comme vous le voyez, j'agis. J'ai déjà levé une première compagnie avec le soutien de Puerto Blanco, contre le Nouveau Monde. Le Tour dernier. Ma foi, ça a rapporté. Maintenant, il faut que je m'affirme sur ces terres. On prétend que la piraterie est morte. Je ne suis pas d'accord. Elle se meurt c'est vrai. Mais après tout, elle reste une engeance endurcie !

Il ajouta :

- Puisque le Nouveau Monde était à vendre, il m'a semblé naturel de le voler.
- Un sentiment très légitime, dit en souriant son interlocuteur.
- Mais assez parlé de moi. Que venez-vous visiter dans Blue Lagoon ? L'île de Puerto-Blanco ? Ou le Roi Pirate ?
- Un peu tout à la fois je pense. Je suis intéressé par le projet, et je souhaitais juste voir son état d'avancement.
- Vous le voyez.
- Pour le moment, je vois l'actuel roi pirate, rien de plus.
- C'est parce qu'il est encore trop tôt. Le soleil est trop haut. Le sable, sur les plages, trop brûlant. Attendez la tombée de la nuit, et là vous verrez. C'est le soir que Puerto-Blanco vit et s'anime.

On apporta le rhum.

- En un sens, le souvenir de Port-Argenterie est respecté.
- Port-Argenterie vous manque-t-elle ? demanda Franco du tac-a-tac.
- J'ai appris à vivre sans, mais je n'aurais pas été mécontent qu'elle reste debout.
- Vous avez vu ce que Ram en a fait ? Un caveau didactif oriental, à la gloire de Lothÿe. Un immense souk, comme ils savent si bien en faire ! Des épouses voilées, des fumeries à narguilés, des termes chaudes. Des édifices qui poussent de terre comme de la mauvaise herbe. En tout cas, on ne peut pas enlever à Qassim Anar son ambition. Le port de la nouvelle Port-Argenterie devrait renflouer à lui-seul les dettes du royaume entier ! C'est pour ça que je m'en prends désormais à Ram.
- Et que vouliez-vous qu'ils en fassent ? Ils avaient une opportunité en or de se débarasser de cette épine. Nous faisons un métier dont nous connaissons les risques, il est inutile de se choquer quand ils se réalisent.
- J'ai l'air d'être choqué ?
- Votre discours le laissait transparaitre. Vous en voulez à Ram parce qu'ils ont réagi comme ils se devaient de le faire s'ils ne voulaient pas passer pour des imbéciles heureux aux yeux du monde entier. Loin de moi l'idée de les innocenter, mais il n'y a rien de choquant dans leurs actes.
- Alors c'est que je me suis mal exprimé, répondit Guadalmedina en se servant lui-même un verre de rhum.  Non, plus rien ne me choque.

Il servit également Valentino, qui se muait dans un silence lourd de signification. Il me croit pas. Valentino accepta volontiers le verre de rhum que lui servait Franco, et il fit de même pour son épouse.

-  Puisque nous ne savons pas de quoi parler, parlons donc des détails pratiques. Où pourrons-nous trouver à loger ici ? Et par là, je veux dire un endroit sûr. Si c'est comme Port-Argenterie, la première auberge venue ne fera pas l'affaire.
- Vous n'avez qu'à loger ici. Il y a bien assez de place pour vous, votre femme et votre fille. Votre équipage quant à lui pourra tout-à-fait trouver une auberge décente en ville.
- Je n'ai aucun problème concernant mon équipage. Mais je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité.
- ll n'y a là aucun abus ! La propriété est sure. Et il n'y a personne d'autre ici, à part moi, Wallace et mes esclaves.
- Dans ce cas, je n'ai qu'à vous remercier.

Remerciement suivi par ceux de la femme, puis de la fille. Franco leur répondit par un hochement de tête signifiant qu'il "n'y avait pas de quoi". La présence de Valentino et sa petite famille chez lui ne le dérangeait vraiment pas. Ca lui permettrait même, sûrement, de se rendre compte des intentions de Valentino. Il ne le soupçonnait pas de vouloir s'immiscer dans ses affaires, bien sûr, mais demeurait méfiant. D'un autre côté, songeait Guadalmedina, si il était venu foutre la merde, il aurait tenu sa fille à l'écart. A moins qu'il n'ait voulu prendre le contre pied et qu'il l'ait justement emmené pour ça. Hmm.

- Ici, vous ne risquerez rien, reprit le Loup de la Passe. Mais veillez quand même sur votre épouse et sur votre fille, lorsque vous sortez. Il est inutile de vous le préciser, j'imagine, mais Puerto-Blanco est animée à la diable, la nuit !
- Je m'en doute bien.
- Cela dit, l'île n'est pas Argenterie pour autant. Il y a quand même un semblant de milice. Vous l'ignorez peut-être, mais si je suis le roi de Puerto, il y a aussi un Gouverneur.
- Il y avait un conseil et des gardes à Argenterie, et vous le savez, avança Valentino sourire en coin en sifflant un peu de rhum.
- Ouais. Tout comme il y a un Gouverneur et des gardes sur Puerto-Blanco ! rit un peu Franco. Mais bon, je ne m'en plains pas !
- Vous avez bien fait de les mettre en place. D'aucuns diraient que vous n'auriez pas été roi longtemps autrement. Mais méfiez-vous de ne pas vivre la même aventure que cette chère Bloody Seth.
- Bloody Seth... L'Empire d'Ambre, c'est bien cela ? Sordide petite condamnation. Bwa. Vous l'avez dis vous-même mon cher, nous connaissons notre métier et les risques que nous encourrons ! D'ailleurs, à vous dire tout, j'aspire à reprendre un peu l'action et l'aventure. Voilà le principal avantage d'un gouverneur en place sur Puerto-Blanco ! Je peux m'en absenter sitôt que je le désire. Vous avez parlé tout à l'heure de courses rapides et bien exécutées. Qu'à cela ne tienne ! Que dites-vous de partir en course contre l'Empire, justement ! Vous et moi ! Cela me détendrait, et pourrait vous rapporter gros !
- Non je ne parlais pas d'elle, l'arrêta son interlocuteur. Je parlais de Lily. La première reine des pirates. Celle qui a fondé Port-Argenterie. Celle dont vous avez parlé porte le même nom, mais c'est uniquement sa descendante.

Ah oui. Cette Bloody Seth.

- D'accord. Et bien, j'entends votre mise en garde !

Lily Bloody Seth. Autoproclamée Reine-Pirate, qui avait dû rendre la "couronne" en l'échangeant contre sa vie. Un avertissement de la part de Valentino ? Un simple conseil amical ? Franco ne parvenait à déchiffrait ce singulier personnage, dont les yeux en cet instant rieurs étincelaient sous quelques boucles de cheveux brunes, collées à son front. Phadria disait qu'elle arrivait à connaître le cœur et les intentions des gens, en les regardant dans les yeux. Les yeux étaient le reflet de l'âme, paraissait-il. Franco se demanda si Phadria, en cet instant, aurait su lire l'âme de Tarenzione.

- Je vous ressers ?
- Ma foi, ce serait impoli  de refuser.

Anabelle déclina la proposition en toute politesse.

- Quoi qu'il en soit, Valentino Tarenzione, je suis heureux de vous retrouver après tous ces Tours ! Ryscior ne saurait se passer d'une aussi habile main et d'une aussi habile lame que les vôtres. Santé !

Après avoir bu, Franco s'adressa plutot à Anabelle.

- Si vous désirez vous reposer, on va vous conduire à votre chambre. Vous l'aurez compris, ici, les gens sortent plutôt la nuit.
-  Je n'ai pas mis longtemps à le comprendre, en effet, répondit Valentino. Et je dois dire que j'ai été un peu trop habitué aux basses températures de Kelvin.

Franco se saisit d'une mangue orange comme un crépuscule qu'il lança à Valentino, avec un sourire !

- Vous verrez que Puerto-Blanco aussi a ses charmes ! J'aurai pu ajouter "et ses femmes". Si vous n'étiez pas marié !
- Vous auriez pu le faire, mais je n'aurais pas garanti de la réaction de mon épouse. Anabelle ?
- Je t'aurais averti de ne pas essayer d'en profiter, mais je n'aurais pas reproché à notre hôte de nous vendre sa ville, répondit l'intérréssée.
- De toutes façons il n'y a rien de bons dans ces bordels, reprit Guadalmedina. Ou plutôt, toutes mauvaises qu'elles soient, les gueuses se sont faites bonnes. Mais c'est tout. Tout le monde est libre de son culte, après tout.
- Celui de Nerel s'est très bien répandu dans la communauté pirate, avança Wallace en se resservant du rhum.
- Attention à ce qu'Ariel ne perde pas la domination des lieux. Je doute qu'elle tolère longtemps une nation pirate dévouée à Nerel.
- Ariel a une place d'honneur sur Grande Lagoon !
- Je ne m'en fais pas pour ça, ajouta Wallace.

La suite de la discussion se déroula tranquillement, et sans encombre. La jeune esclave noire conduisit finalement Valentino, sa femme et sa petite fille jusqu'à leur chambre. On leur donna des vêtements, plus légers, si jamais ils souhaitaient se changer. De l'eau leur fut apportée également. Franco leur donna carte blanche à l'intérieur de sa propriété. Ils pouvaient se déplacer où et quand ils le voulaient. Les esclaves qui travaillaient à l'intérieur, majoritairement des femmes, s'occuperaient de chacun de leurs besoins. On attendait la nuit, afin de sortir. La nuit, Puerto Blanco s'animait autour de la taverne Le Saint Domingue.

~



La nuit était à présent tombée. Franco, muni de ses ceinturons, ses deux rapières battant les flancs, pistolets à la ceinture et cape noire sous une chemise blanche légère faisait le tour des plantations avec le contremaitre. Globalement, ses esclaves le contentaient, et il était rare qu'on doive les punir. Ils travaillaient, chez lui, de l'aube et crépuscule, dormaient dans les combles la nuit, pouvaient boire quand ils le voulaient, mangeaient deux fois par jour, avaient une pause l'après-midi, si ils le souhaitaient. Franco exigeait juste un travail bien fait, une maison entretenue, un jardin taillé, une propriété surveillée et du chocolat et des cultures soignées. Il allait de soi que sur Puerto, les esclaves de Guadalmedina et ceux du Gouverneur étaient les mieux lotis. Il comptait à ce jour, chez lui, vingt-neuf têtes d'esclaves, exactement.

Une fois son tour fait, il regagna la fraicheur de la propriété. Valentino était prêt, Annabelle et la petite également. Le coche les attendait à l'extérieur. Wallace était présent aussi. Mais alors que le Roi Pirate s’apprêtait à y monter, une voix se fit entende :

- Je veux venir aussi !

Déjà à l'intérieur, Franco discerna sur son côté Valentino et sa petite famille pencher légèrement la tête vers l'extérieur. Myrah se tenait là, droite, les sourcils froncés, bras croisés et tapant du pied du haut des marches du perron. Franco soupira et grimpa à l'intérieur du coche.

- Non.
- Et pourquoi non ?

Putain.

Sans doute ses hôtes devaient se demander qui était cette enfant, jeune Ramienne qui sortait de la propriété du Roi Pirate comme une diable sort d'une boite ! Franco sortit du coche, il la tira par l'épaule, afin de la ramener en haut des marches qu'elle venait de débouler.

- J'ai dis non. Tu restes ici. C'est trop dangereux pour toi, seule la nuit.
- Je ne serai pas seule, lui opposa Myrah en se débattant. Je serai avec vous ! Avec vous et monsieur Valentino !
- Comment tu sais que Valentino est ici ?
- Valentino Tarenzione ! Tous les esclaves ne parlent que de lui. Bien sur que je le sais.

Franco croisa les bras.

- C'est non quand même. Ma fille a besoin de sa mère.
- Il y a Ewa !
- Ewa a fait sa journée, elle a besoin de dormir.
- Mais je m'ennuie ici toute la journée !

Et Myrah vint le tirer par la manche, de façon si déplaisante qu'il se contint afin de ne pas lui décocher une bonne baffe sous l’œil curieux de Valentino !

- Je vais au Saint Domingue, Myrah ! Ne viens pas m'emmerder ! Camille a besoin de sa mère !
- Camille a Ewa, répéta la jeune femme. Ne suis-je pas votre femme ?
- Non.
- Je viens !
- Par l'enfer ! Que vas-tu faire au Saint-Domingue ? Je croyais que tu n'aimais pas les pirates !
- Je veux faire les boutiques !
- Tu les feras demain.
- Il fait trop chaud la journée, les boutiques ferment !

Finalement, vaincu après une petite joute verbale, Franco capitula. Il fut obligé de la présenter lorsqu'elle monta avec eux dans le coche, s'asseyant entre lui et Valentino.

- Myrah. Ma femme.
- On n'est pas marié ! précisa tout sourire Myrah en se trouvant une petite place entre les deux hommes.

Ce qui fit sourire Valentino. Franco grommela un "gmrbl" guttural et le coche se mit en branle. On partit.

La soirée au Saint-Domingue surpassa toutes celles que Franco avait connu ! Même pour son retour du Nouveau Monde, on avait tiré moins de rhum et compté moins de rhum ! Trop petit pour accueillir toute l'île, le bâtiment, sur deux étages, se voyait pris d'assaut par Puerto-Blanco tout entière ! Ce qu'on y célébrait, ça n'était pas tant la venue du Roi Pirate, car Franco venait souvent boire au Saint-Domingue. C'était plutôt l'arrivée sur l'île de l'Elue Divin Valentino Tarenzione ! Ainsi que, Franco venait tout juste de l'apprendre, le retour de ses Seigneurs Pirates, Madame de Samokaab dit le Profanateur ! Ramenaient de leur entreprise sur les côtes Ramienne une vieille galère démâtée ainsi qu'une dizaines de têtes. Les futurs esclaves de l'île. Et comme ils étaient peu nombreux pour une vente dans tout l'archipel, on s'apprétait à les vendre dès ce soir, au Saint-Domingue !

Le Saint-Domingue, c'était les hommes juchés les uns sur les autres pour voir par les fenêtres ! C'était les serveuses, wenches Argenteriennes, qui se baladaient seins nus entre les tables en tenant à bout de bras des plateaux pleins de choppes ou de coques de fruits débordant de rhum et de punch ! C'était les musiciens, le vieux pianiste dans le coin, les bardes borgnes, les cantatrices édentées, les vieilles putes qui dansaient souvent nues mêlées aux poules, aux chats errants et aux chiens ! C'était aussi les clients ivres qui ne résistaient pas, à une certaine heure, à la tentation de mettre des mains aux fesses à tire larigot et, pour ceux qui avaient le bras trop court, planter la pointe de leurs fourchettes dans l'intimité des serveuses ! C'était la fumée de pipe, l'odeur du cary, des haricots, du chocolat de Franco ! C'était le connard qui vomissait, ivre mort dans un coin de l'auberge, et qu'on foutait dehors à coups de pieds pour aller s'expliquer avec les rats ! C'était le bon vieux souvenir d'Argenterie, les jeux de carte, l'or qui entrait dans les bourses -et parfois s'en échappait sans que l'on s'en rende compte grâce à une canaille munie d'une bonne pointe de couteau !- , l'hydromel, les duels à mort qui se réglaient dehors, les duels au poing qui se réglaient sur les tables -et on pariait ! et on riait- ! C'était, lorsque la nuit était bien avancée, les wenches qui, monnayant un peu leurs services, se laissent travailler directement sur le comptoir, les dards massifs qui pointaient fermes, les haches qui volaient sans raisons et les rires gras lorsqu'un pauvre faquin se la recevait sur la tête sans comprendre !

C'était aussi et surtout une table d'honneur pour les Grands de l'île. Des courbettes pour le Roi Pirate, pour le grand Valentino Tarenzione, des flatteries pour son épouse et la meilleure table pour tous ! Autour de plats copieux et fumant, Franco et deux de ses esclaves, Wallace, Madame, Samokaab, le Second du Profanateur -et sa langue, car Samokaab ne parlait pas-, Myrah, Valentino Tarenzione, Anabelle et la petite Comnena. Pas même de chaises, des grands divans, des coussins, des sofas, les plus confortables de l'île, et l'on pouvait ainsi avoir l'impression si on le voulait de manger dans son lit ! Et du rhum. A flots. A foison. Beaucoup de rhum !

- Je crois qu'elle ne se sent pas bien, dit Wallace en posant une main sur l'épaule de Franco.

Ce dernier tourna la tête. Effectivement, Myrah ne semblait plus du tout dans son assiette ! Elle tenta de se lever, sans doute pour aller vomir quelque part, mais le sol se déroba sous ses pieds et elle s'écrasa à ses bottes ! Franco la releva et fit signe à l'un de ses esclaves d'approcher. Il fallait crier pour se faire entendre, au milieu du tintamarre et de la musique !

- Ramène-là à la maison.

Sans mot dire, le gaillard hissa la jeune Myrah sur son épaule et l'emmena sans demander son reste. La soirée était déjà bien avancée, et la petite Comnena qui jusque là ne s'était pas plaint, enchaînait désormais les baillements. Franco avait profité du retour de deux de ses Seigneurs pour discutait de la dernière entreprise menée. Valentino avait donc pu y assister, et se tenir un peu au courant des événements en vogue sur Blue Lagoon ! Franco Guadalmedina avait fait un vrai métier de son art. Ou plutôt, il avait fait un art de son métier ! Les deux marchaient.

Puis vint l'heure de la vente. Franco expliqua à Valentino qu'il touchait la plus grosse part sur le tout, puis on partageait équitablement le reste entre les deux Seigneurs Pirates. La vente d'esclaves Ramiens sur Puerto Blanco n'était qu'un petit début en soi. Il y avait surtout toutes les denrées et marchandises volées à revendre ! Mais chaque chose devait se faire en son temps. On chanta alors, tapant du poing sur la table ! "Dans la rue au dur labeur, il avait mis deux de ses soeurs !" puis "Voler un vampire, allons ! il y a des crimes bien pires !"

Approcha alors, face à Guadalmedina et Valentino, une jeune femme de loisir balancée qui, sans doute pleine de rhum, se dénuda sans mot dire pour venir prendre la place de Myrah, la tête reposant sur l'épaule du Roi Pirate.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Pour toute réponse, Franco n'eut qu'une main qui passa à l'intérieur de sa chemise, et il passa en retour son bras autour des épaules ambrées de la beauté ive. Après tout. Madame, fumant la pipe, un tabac si fort qu'il avait souvent fait pleurer les yeux de Franco, hocha la tête lorsqu'on fit de la place pour faire monter, alignés les uns à coté des autres, les captifs Ramiens. On attendait toujours la fin de la soirée pour la vente. Ivres, les acheteurs enchérissaient beaucoup plus et beaucoup plus facilement. Guadalmedina tendit à Valentino Tarenzione un verre de chocolat, mêlé de lait et de miel.

- Il n'y a rien de meilleur sur Ryscior. Goûtez ! C'est la boisson des rois. »

Déjà, la première vente se soldait par un duel plutôt pimenté entre deux fiers-à-bras qui se cognaient l'un sur l'autre, roulant sous la table ! Le vainqueur tua son adversaire d'un coup de sabre en pleine poitrine. On l'applaudit, et il rafla la première tête.
Mar 4 Juil 2017 - 15:18
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Abad El Shrata du Khamsin
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Roi en exil
Abad El Shrata du Khamsin
C’était une nuit sans lune qui planait au-dessus l’archipel de Grande Lagoon. Sur la petite île de Puerto Blanco, seul le port donnait encore des signes de vie.  Les cris qui s’échappaient de la taverne Saint Domingue envahissaient littéralement les rues du port et montaient jusqu’aux habitations dont les propriétaires avaient fermé les volets à défaut de leur demander de la fermer, craignant tous les représailles. Depuis que les pirates étaient revenus, c’était comme ça tous les soirs. Eskam Dandelion continua sa route en haussant les épaules. Il avait cru s’être débarrassés de ces foutus pirates le jour où ils avaient tous levés les voiles vers le Nouveau Monde. Mais ces salauds étaient revenus, plus riches et plus puissants que jamais. Eskam était un homme grand et blond qui aimait l’ordre et qui comptait bien le rétablir rapidement. Certes la piraterie avait toujours existé sur Puerto Blanco mais ce n’était pas le fait qu’il y ait des pirates sur l’île qui le dérangeait mais plutôt qu’ils aient chamboulé tous les codes d’éthiques qui y régnaient avant qu’ils n’y foutent les pieds. Avant chacun avait ses quartiers, maintenant c’était la débandade. Il dépassa l’auberge et descendit droit vers le mouillage. Il longea les bateaux qui appartenaient tous à ce maudit Franco, même ici ils faisaient là fête et alors qu’il passait devant l’un deux il fut trempé par un des pirates qui avait été jeté par-dessus bord. Il poussa un juron et doubla la marche. Quelques minutes plus tard il était arrivé à destination. Il délia le nœud qui accrochait sa petite embarcation au quai puis s’éloigna en ramant vers le large.

Eskam:

    Après une bonne demi-heure de rame il arriva aux abords d’un galion.
Sur la coque on pouvait lire en lettres dorées " Le Goujon Cendré " mais la dorure s'en était allé par ci par là, révélant le bois brut qu'il y avait en dessous. La coque aussi était mal en point, par endroit des planches étaient manquantes ou fissurées et la partie immergée, n'ayant visiblement pas été récurée depuis des lustres était recouverte d'algues et de coquillages en tous genres. C'était pourtant un beau rafiot : un deux mats joliment profilés, profitant d'un pont large à double étage ; surement de manufacture Ramienne.
Une corde pendait le long de la coque avec à son bout une petite clochette argentée. Il hésita quelques secondes regardant autour de lui, pour vérifier que personne ne l'avait suivi puis sonna la clochette. Le tintement se répercuta autour de lui, clair dans la nuit calme. Tout à coup il entendit fuser au-dessus de sa tête. L'instant d'après il maintenait celle-ci entre ses bras, jurant de douleur.
«  Maudits pirates, maudit rafiots » maugréa-t-il.
Il regarda autour de lui, une main toujours posée sur son front endolori quelle était la cause de sa soudaine douleur. Il trouva alors une échelle qui pendait là, à côté de la clochette. Celle-ci avait été jetée par-dessus bord et avait atterri directement sur sa tête. Il crut entendre un ricanement au-dessus de lui mais lorsqu'il leva les yeux vers le pont cinq mètres plus haut il ne vit rien.
Alors il prit son mal en patience et grimpa avec précaution à l'échelle. Lorsqu'il arriva sur le pont, il fut réceptionné par deux pirates à l'allure peu commode. Celui à sa droite était grand et fin. Il portait une chemises blanches sales dont le col en V plongeant était lacé de cordages. A sa ceinture pendait un cimeterre. Il ne sut dire là venait mais l'autre était sans aucun doute Ramien. Petit, la peau halée, les yeux et les cheveux noirs, et les avant-bras velus, il portait sur lui tous les traits de l'Ouest.
« Tes armes, dit le Ramien en tendant la main.
- Sérieusement ?
Ils hochèrent la tête.
Avec un râlement il se décida à obtempérer. Il leur donna l’épée qui pendait à sa ceinture et un poignard qu’il cachait planqué dans sa botte.
- Allez suis nous. »

    Il traversa un pont à l'image de la coque, sale et décrépit puis fut conduit jusqu'aux cales. Alors qu'il descendait les marches menant aux entrailles du bateau il entendit des rires provenir du fond. Entre les poutres, les cordages et les barils, il aperçut une porte entrouverte d’où s’échappait une lueur orangée et une fumée épaisse dont l’odeur de tabac avait déjà envahi toutes les cales. Ils l’emmenèrent jusqu’à la porte avant de s’y placer de part et d’autre puis lui firent signe d’entrer de la tête.
Il poussa alors la porte et s’engouffra dans un nuage de fumée. Devant lui avait se trouvait une table ronde recouverte de feutrines, autour étaient assis trois hommes qui s’arrêtèrent net de discuter lorsqu’ils l’aperçurent. Une bonne dizaine de chupitos avaient été amassés dans un coin de la table, signe que la soirée durait déjà depuis longtemps. La faible lumière qui émanait du lustre chandelier au-dessus de leur tête creusait leur visage en clair-obscur. Seule la table était éclairée, le reste de la pièce était plongé dans un noir presque total.

Armando:

   Le joueur d’en face se leva d’un bond à sa vue. C’était Armando et le capitaine de ce rafiot. Il portait un pancho rouge à ponpons excentriques traversé d’une ceinture à pistolet qui n’en contenait aucun et arborait de fines moustaches qui pointaient vers le haut sur les côtés. Il avait bientôt la soixantaine à présent et était né sur l'île de Santa-Sarah tout au Sud de l'archipel. Sa mère et son père étaient deux esclaves qui travaillaient dans les champs de coton. Son père avait prit dix coups de fouet pour avoir engrossé la sauvageonne et avait été transféré dans une autre plantation. Sa mère dix coups aussi, pour avoir été une traînée. Elle avait travaillé pendant tout sa grossesse et avait accouché un soir dans la cabane où dormaient les esclaves. Miraculeusement la mère et l'enfant avait survécu, mais Armando était né frêle. Il ne pleurait jamais et passait ses journées et ses nuit à dormir. Sa mère devait le réveiller pour lui donner le sein. Un sein bien maigre ... le gosse était mal nourrit mais il survécu. D'un naturel charmeur, il devint la coqueluche de la plantation. Il était un peu comme le fils de toutes les femmes esclaves qui vivaient là bas. C'est surement ce qui lui valut sa perpétuelle quête d'amour féminin. Une légende raconte qu'à seize ans il avait déjà couché avec toutes les femmes de Santa Sarah. Après que la plantation ait prit feu à ses dix-huit ans, prenant la vie de sa mère au passage, il embarqua dans un bateau pirate. D'année en année il monta les échelons jusqu'au jour où, ayant accumulé assez d'or de côté, il achetât son Goujon Cendré et devint un capitaine influent dans les eaux du Sud ... jusqu'à ce que le Loup des Mers mette pied sur l'archipel. " Le Nouveau Monde est le Nouvel El Dorado, avait-il dit, embarquez et revenez avec plus d'or qu'il n'en faut dans une vie". Mais Armando était casanier (ce qui n'est pas banal pour un pirate) et n'avait jamais quitté ses eaux du Sud, ce n'était pas à bientôt soixante ans qu'il allait prendre la mer pour traverser le monde. La barre de son Gonjon Cendré dans une main, un verre de rhum dans l'autre et une pute entre ses jambres c'est tout ce qu'il lui fallait pour être heureux.
Il regretta amèrement son choix quand Franco revint les cales pleines d'or et d'esclave. Chassé du port pour que ses galions puissent mouiller il avait été contraint de jeter l'encre aux abords du récif corallien.
Cependant en soixante ans on en connait du monde, et Armando, qui s'était juré de retrouver sa gloire d'antan, n'avait pas perdu toute son influence sur Grande Lagoon.

- Eskam, mon ami, nous t’attendions. Assis toi, assis toi par Ariel fait comme chez toi !
Eskam tira la chaise qui se trouvait en face de lui et s’assit. Les cadavres de chupitos se trouvaient juste devant lui. Ils dégageaient une forte odeur de rhum.
Armando se rassit à sont tour puis il reprit :
- Alors qu’est ce qui t’a pris autant de temps ! Nous avons dû commencer à jouer sans toi.
Eskam eut un rictus. Il n’avait aucune idée de ce qui avait pu se dire dans son dos et il n’aimait pas ça du tout. Il jeta un œil aux deux autres, de part et d’autre de la table.
C’était au bal des pendus qu’il assistait ce soir.

    A sa gauche Piccolo, sa réputation n'était plus à faire : né dans les ruelles pourries sur Porto Bello engagé sur un bateau pirate à l’âge de 16 ans il était revenu sur l’archipel plein aux as après un bon raid durant l’Âge d’or. Il s’était alors établit sur Puerto Blanco et avait profité de ses contacts sur l’île pour établir le plus grand trafic d’esclave du Sud de Ryscior !
Après la tombée de Port-Argenterie, Piccolo s’était frotté les mains :
"Puerto Blanco va devenir la nouvelle capitale de la piraterie. La clientèle va migrer vers le Sud s’était-il dit, et je vais tripler mes rendements" et il avait toutes les raisons d'y croire. Cependant il n'avait pas pris en considération une chose :  certes ceux qui avaient survécu migrèrent vers l’archipel, mais ruinés ou pour les plus chanceux qui disposaient encore d’un coffre d’or dans leurs cales, pour prendre leur retraite. Avec la guerre que faisait le continent aux pirates et la mainmise de la bourgeoisie sur la poudre, nombreux furent ceux qui abandonnèrent le Joly Roger. Mais le trafic d’esclave n’était pas mort pour autant, particulièrement grâce à la toute jeune Ram qui avait besoin de main d’œuvre pour se reconstruire. Piccolo utilisa deux de ses galions pour approvisionner le continent en esclave, mais ce n’était plus ce que c’était. L’Âge d’or était loin derrière. Cependant le coup de grâce n’arriva que trois ans après, lorsque le même Franco Guadalmedina, auto proclamé Roi des Pirates posa les pieds sur Puerto Blanco, les cales pleines à craquer d’esclaves. Fort de sa et marchandise si nombreuse, il cassa véritablement les prix au point de vendre ses esclaves deux fois moins cher que Piccolo. Celui-ci essaya de s’aligner, mais il ne put pas le suivre longtemps. Peu à peu les bourses se vidèrent et lorsque ses revendeurs sentirent le vent tourner, on vint réclamer les paiements à crédit et en moins de temps qu’il ne fallut pour le dire il fut ruiné. Lui qui possédait jadis une flotte de plus de dix caravelles et dormait sur un galion aux voiles dorées créchait à présent dans une auberge du port, et une fois arrivé au bout de ses économies il serait bientôt réduit à faire la plonge.
Piccolo avait une peu d'ébène et le crâne rasé. Le lobe de ses oreilles avait été déformé par de lourdes créoles d'or qu'il avait depuis revendu. Il était cependant toujours aussi gros.

- Je te rappelle Armando que je suis capitaine de la garde au Palais et que si je suis surpris à discuter avec l’un d’entre vous je finirai la tête au bout d’une pique. J’ai dû attendre que tout le monde rentre et acheter ma couverture auprès d’une dizaine de gardes. Mais après m’être cassé les pieds pour venir sur ta bicoque me voilà accueillit comme un puant : obligé de quitter mes armes et pas une goutte d’alcool surtout que tu mets sous mon nez toute votre beuverie, dit-il en pointant l’amoncellement de verres.
Armando tapa sa main sur son front :
« Décidément, je manque à tous mes devoirs. Je vais te nettoyer tout ça. Au fait rhum, bière, vin ? C’est plus du tout luxe ici mais au moins il reste de l’alcool.
- Une blonde fera l’affaire.
Alors Armando siffla un coup et un instant plus tard ce fut le Ramien qui lui ramena une chopine de bière et vint débarrasser le tas de chupitos. Eskam but une longue gorgée puis essuya la mousse blanche qui était restée empêtrée dans sa moustache.  
- Alors qu’est-ce qu’on attend pour jouer ? lança Eskam.
- Eh bien on attendait plus que toi mais maintenant que tu es arrivé commençons ! dit Armando en se saisissant du paquet de carte qu’il commença à mélanger à la manière de Puerto Blanco.
Puis il fit claquer le paquet sous le nez du gars de droite :
« A toi de couper Rick. »

Rick:

    Rick, Ricardo était un homme d’une quarantaine d’année, à la barbe hirsute et aux cheveux poivre et sel. Il portait un pourpoint et un pantalon noir et blanc qui avaient été un jour à la mode et ses doigts étaient cerclés d’une dizaine de bagues, seules témoins d’une richesse aujourd’hui passée. Parrain de la mafia de Grande Lagoon depuis plus de vingt ans, il a la main mise sur toutes les plantations de Santa-Sarah et récupère un impôts sur toutes les récoltes et les ventes de matière première. Rick voit d'un très mauvais oeil la venue de Franco sur Puerto Blanco qu'il considère comme une menace. D'autant plus qu'il a instauré un nouvel impôt visant les agriculteurs. Les paysans qui se retrouvent à payer deux taxes ne peuvent plus s'en sortir, or Rick fait exécuter tous ceux qui ne le payent pas. Ils avaient fait des réclamations auprès de Monsieur Fleurimont pour que Franco retire sa taxe, mais celui-ci avait fermé les yeux. Sa femme le tenait par les couilles et tout le monde savait qu’elle se tapait Franco. Eskam avait vu plusieurs fois le chacal venant pour la monter la nuit tombée.
Tout à coup Eskam fut tiré de ses pensées. Rick avait envoyé valsé le paquet de cartes dans toute la pièce. Eskam apporta une main à sa hanche, mais il se rappela qu’on lui avait soutiré ses armes.
« Qu’est-ce qu’il t’arrive Rick, si tu ne voulais pas couper il suffisait de le dire
- ASSEZ ! cria Rick. La mascarade a suffisamment duré. Nous savons tous la raison pour laquelle nous sommes là ce soir. Il est temps d’aborder ce putain de sujet !
Un silence de plomb était tombé dans la pièce. Les deux pirates entrèrent mais Armando leur fit signe de déguerpir.
Rick restait là les bras sur la table. Tout le monde attendait qu’il reprenne mais au lieu de ça il allongea son bras vers la seule carte qui était restée sur la table, face recto. Il la tira vers lui, la tourna et rit d’un rire nerveux.
- Décidément jusqu’ici cet enculer nous poursuit, dit-il calmement.
Puis il déchira la carte, lentement, avant de jeter les deux morceaux sur la table. Un des deux morceaux fusa vers Eskam. Celui-ci plaqua sa main sur la carte pour arrêter sa course avant la mener devant ses yeux.
La tête du roi de Pique.
Il leva les yeux vers Rick :
-Franco doit mourir, dit-il.
Mar 4 Juil 2017 - 20:25
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Dargor
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Le premier jour de Valentino Tarenziore à Puerto Blanco fut tel qu’il se l’était imaginé. Des siècles d’expérience l’avaient privé de toute surprise concernant ce qu’il allait trouver sur cette île. Il s’était attendu à une sorte de Port-Argenterie encore jeune, immature, et c’était effectivement ce qu’il avait trouvé. Le dialogue avec Franco Guadalmedina avait à ce titre était très instructif. Il s’était senti pousser des ailes, et il souhaitait les utiliser pour voler le plus haut possible, à n’en pas douter. Mais comme Lily Bloody Seth aux débuts de Port-Argenterie, Valentino avait tendance à parier qu’à voler trop près du soleil, il allait se les brûler. D’où son avertissement. Il n’y avait là aucune hostilité ni menace de sa part en vérité. Seulement un constat. Le constat selon lequel il se dirigeait vers le même avenir s’il fallait lui demander son avis. Mais que pouvait-il faire, à part le mettre en garde de la façon la plus subtile du monde ? Il n’était pas là pour lui faire la morale, pas là pour le menacer. Uniquement ici pour savoir si Puerto Blanco pouvait devenir la nouvelle Port-Argenterie.
Car c’était effectivement l’ambition du Roi Pirate, comme il s’appelait lui-même.

De Port-Argenterie, Puerto Blanco n’avait encore ni l’ampleur, ni la puissance, ni la population, ni le rayonnement. Mais elle contenait des fondations solides. Les mêmes que celles que Valentino avait vues à l’époque de la fondation de ladite cité. Cependant, elle avait clairement été construite trop vite. Valentino comprenait cela. Franco avait à n’en pas douter trop apprécié la puissance de Port-Argenterie pour attendre de la retrouver. Mais à ne pas attendre, il négligeait un facteur de taille. Cette puissance, Port-Argenterie l’avait acquise graduellement, au cours de siècles de pirateries. Quand Lily Bloody Seth était morte, alors qu’elle l’avait fondée, elle n’était encore qu’une petite ville, avec au mieux une dizaine de navires qui s’y arrêtaient régulièrement. Puis elle avait grandi, petit à petit…
Puerto Blanco lui faisait plutôt l’effet d’une Port-Argenterie jeune mais qui voulait grandir trop vite. Cela lui fut confirmé lors de sa visite dans la ville elle-même. Le mode de vie y était le même qu’à Port-Argenterie. Mais ses habitants ne comprenaient-ils pas qu’ils privaient leur nouvelle cité d’avenir en agissant comme si ce dernier était déjà acquis ? Ils pouvaient se permettre d’agir ainsi du temps de Port-Argenterie car cette dernière avait été solidifiée par les siècles.

« Cette cité explosera dans un avenir plus ou moins proche, confia-t-il à Anabelle dans la soirée, s’arrangeant pour que leurs hôtes ne puissent pas les entendre. »

Le vice y régnait en maître. La femme du roi pirate n’était qu’une enfant, les esclaves étaient innombrables… Tout allait trop vite. Beaucoup trop vite. Mais lorsqu’on lançait une calèche à pleine vitesse, dans les quartiers aisés de Kelvin, elle ne finissait pas s’emballer, et l’une des roues cassait sur les pavés de la ville. Etait-ce le destin qui attendait Puerto Blanco ? Oui, songea Valentino en assistant à la vente aux esclaves et au duel qui l’accompagna. Cette vente était beaucoup trop importante pour une cité aussi jeune au vu du nombre d’esclaves qui s’y trouvaient déjà. Et ce duel n’aurait jamais dû être toléré. La cité était déjà en partie aux mains du chaos. Elle y sombrerait à n’en pas douter bientôt. La question était pour Valentino de savoir si Franco accepterait d’entendre son avertissement. Pour cela, rien de mieux que de parler un peu avec Madame, l’un des soutiens du Roi. Il savait que sous ses airs excentriques se cachait une capitaine qui savait quelque chose de la politique. Après tout, elle avait fait partie du conseil de Port-Argenterie….

« Madame, dit-il en allant la trouver après le duel.
-Capitaine Tarenziore, dit-elle, fumant lentement sa pipe. C’est un plaisir.
-C’est un plaisir pour moi aussi, dit-il. Cela fait longtemps que nous ne nous étions pas vus si je ne m’abuse.
-J’ai perdu pas mal de mes contacts, avec la chute de Port-Argenterie. Fort heureusement, le Capitaine de l’Alvaro de la Marca était là pour réparer les torts des Elfes Noirs.
-Je vois cela, dit Valentino, choisissant de la mettre en confiance sans lui faire part de ses doutes. Je suis venu voir comment se déroulait son travail.
-Du Nouveau et de l’Ancien Monde se faisant l’ennemi, il y a bien là un petit air de Port-Argenterie, vous ne trouvez pas ? »

Elle était donc dans l’erreur elle aussi. De croire que Puerto Blanco était déjà Port-Argenterie. Celle-ci pouvait se permettre d’être l’ennemie du monde car elle pouvait se défendre. Pas Puerto Blanco. Pas si tôt…

« Un peu oui, dit-il.
-Quelles sont les nouvelles de votre côté ? Nerel a toujours le bras long ? C’est flatteur, pour Guadalmendina, d’accueillir sur la petite Puerto Blanco, son île natale je crois bien, la venue d’un capitaine aussi influent que vous.
-Ne vous faites pas d’illusions, je ne vais que là où me mènent mes pas, et je ne suis pas venu pour honorer Franco. Je suis venu ici pour examiner l’ampleur de son travail. Voir s’il est digne d’intérêt.
-Et votre avis ?
-Je le réserve encore, mentit-il.
-Il va sans dire que cette petite vente n'est pas représentative de ses travaux. L'entreprise du Nouveau Monde a tant rapporté qu'à son retour, le "Roi Pirate" aurait pu racheter Grande Lagoon tout entier, s'il avait voulu. Il l'a d'ailleurs fait. Mais comme il ne lui restait plus rien après, nous avons dû repartir en course
-Vous avez qualifié cette vente de petite ? tiqua Valentino. J’ai vu beaucoup d’esclaves, mais sont-ils si nombreux sur l’île ?
-Il commence à y en avoir beaucoup oui. Si cela continue, le nombre d’esclaves surpassera celui des maîtres.
-Mais que pouvez-vous en faire ?
-On fait tout avec des esclaves. Plus personne ne travaille sur Puerto Blanco.
-D’accord, dit-il, souhaitant mettre fin à la conversation. Passez une bonne soirée, Madame… »

Il s’éloigna. La fin de leur échange était à la limite du soutenable. La situation était donc pire que tout. En vérité, la cité était plus encore livrée au vice que Port-Argenterie. Etait-ce parce que les pirates étaient trop heureux d’avoir à nouveau leur ville ? Ils auraient dû travailler. Personne ne travaillait ? Alors la cité allait sombrer dans le chaos. Les esclaves ne suffisaient pas. Ils ne suffiraient jamais. Et ça n’était pas dépendant de sa haine de l’esclavage. S’il n’avait tenu qu’à lui, il serait intervenu, mais il n’était pas là pour les sauver…

Sa décision était prise. Franco avait besoin de conseils. Peu importait le temps qu’il passerait sur cette île à présent. Il adhérait entièrement au projet d’une nouvelle Port-Argenterie. Mais tout allait trop vite ici. Il fallait ralentir les choses et les repenser. Il offrirait Taki pour l’amadouer, et si ce cadeau lui plaisait, il en profiterait pour lui donner des conseils. Et il resterait pour les voir être mis en place. Pour que Puerto Blanco devienne la nouvelle Port Argenterie. Et pour essayer de libérer une partie de ces esclaves d'autre part. Car après tout, Puerto Blanco ou non, il n'aimait pas l'esclavage...

---

Le doux bruit du ressac encadrait cette scène proche du paradis. Elle avait relevé le bas de la robe légère qui lui avait été donnée à son arrivée sur l’île pour tremper les pieds dans la mer. Après le duel, Valentino s’était éloigné, et avait parlé à la femme présentée comme étant Madame. Puis il était revenu vers elle, et lui avait proposé de s’éloigner. Une crique, loin de la ville. Ils étaient plus au calme là. Et la fraicheur de la mer les encadrait. Elle regarda vers le rivage. Franco y était assis, la tête de Comnena, qui dormait profondément, posée sur ses genoux. La pauvre petite n’avait pas eu une journée facile. La chaleur l’épuisait, et elle avait vécu l’une des plus longues soirées de sa jeune vie. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit épuisée.
S’il n’en avait tenu qu’à elle, Anabelle n’aurait pas forcément emmené sa fille dans la ville. Mais apparemment, elle était invitée également, aussi n’avait-elle rien dit. Elle aurait probablement dû, ayant littéralement passé la soirée à mettre ses mains sur les yeux de sa fille pour l’empêcher de regarder ou à lui boucher les oreilles pour l’empêcher d’écouter. Comnena, bien sûr, avait compris que sa mère ne voulait pas qu’elle regarde et écoute. Cela n’avait donc pas manqué : Elle avait fait son maximum pour regarder et écouter. Mais Anabelle n’avait pas du sang kelvinois en elle pour rien. Les gens de Kelvin, habitués à la vie en bord de mer et traumatisés par les ravages que les pirates avaient causé à la cité lorsque le Duc Medron était encore jeune, étaient devenus tenaces. C’était la fierté de la ville. Les kelvinois ne lâchaient jamais rien, contrairement au reste du monde.
Et en tant que mère, il était donc hors de question de céder aux caprices de sa fille. Si elle avait décidé qu’elle ne regarderait pas les serveuses aux seins nus de l’auberge, et n’écouterait pas tous les jurons qui étaient proférés, elle avait tenu sa promesse. Il en résultait que la petite avait montré, outre de la curiosité, des signes d’énervement toute la soirée, lassée du petit jeu de sa mère. Petit jeu qui n’avait cessé que lorsqu’elle avait commencé à tomber de sommeil.

« Que penses-tu de la ville ? demanda-t-elle à Valentino, se doutant de la réponse.
-Je te l’ai dit dans la soirée, dit-il. Je pense qu’elle va bientôt exploser.
-Et que vas-tu y faire ?
-Je vais travailler à éviter que ça n’arrive, dit-il. J’ai beaucoup de respect pour l’œuvre que Franco essaye de mettre en place, mais je pense qu’il s’y prend mal. Il est trop pressé de retrouver toute la gloire de Port-Argenterie. Mais à aller trop vite, il finira par se prendre les pieds dans le tapis.
-Tu penses qu’il t’écoutera ?
-Je l’espère, pour son propre bien, dit-il. Autrement, tout cela pourrait virer au drame. Je suis dans une situation difficile. Je sais qu’il aura tendance à m’écouter pour ce que je suis, mais il est probable qu’il se méfie de moi. Alors si je commence à lui donner des conseils… Il est possible que nous restions ici plus longtemps que prévu. Le temps qu’il accepte mon aide. Que je lui donne des recommandations. »

Elle grimaça. Elle avait accepté de venir avec lui pour échapper à quelques ennuis qui l’attendaient à n’en pas douter à Kelvin, mais il lui avait garanti que ce voyage ne durerait pas longtemps. Après tout, même si elle en aimait hein, les pirates n’étaient pas des gens très populaires à Kelvin.

« Je vois ta réaction, dit-il. »

De façon évidente, il se serait bien levé pour la rejoindre, mais il servait pour l’instant d’oreiller à Comnena, et ne semblait pas disposé à la laisser reposer la tête dans le sable.

« Je la vois et je la comprends. Je suis presque autant kelvinois que toi, avec tous les tours que j’ai vécu là-bas. J’ai également vécu le raid comme un traumatisme, sans compter les multiples attaques de vaisseaux pirates qui parfois causent des difficultés à des amis armateurs de la ville.
-Que tu n’hésites pas toi-même à voler, dit-elle en allant s’asseoir à son côté. »

Puisqu’il ne pouvait pas bouger, autant qu’elle le fasse elle-même. Elle comprenait que c’était une conversation importante et qu’il avait besoin d’être auprès d’elle pour la mener.

« Je les vole de façon raisonnable et tu le sais, dit-il en souriant. Je ne m’autoriserais jamais à les envoyer à la rue à force de les dévaliser. Pourquoi le ferais-je ? Je suis déjà riche. Voler de temps en temps m’aide à me maintenir en forme, à me rappeler de qui suis-je l’élu. Mais j’ai appris qu’il était plus rentable de voler les gens en leur proposant des marchés à leur désavantage. Je suis tranquille. L’ère du vol à la tire ou du cambriolage est fini pour moi, de même que la piraterie. Mais si je dois aider une telle aventure à se remettre en place, en tant qu’élu de Nerel, c’est mon devoir. Tu comprends ?
-Tu ne me feras jamais aimer les pirates, dit-elle. Mais je comprends ce que tu ressens. Et je l’ai de toute façon accepté depuis longtemps. Quand tu m’as dit cette nuit-là qui tu étais vraiment, il était évident que je devrais faire ce choix si je souhaitais poursuivre avec toi. Mais tu avais déjà trop bien fait le travail, je n’avais plus vraiment le choix. Alors oui je trahis sans doute Kelvin, mais si tu veux du temps pour rester et aider les pirates, je resterai à tes côtés. Ne me demande pas d’aller piller des navires, mais je veux bien supporter la chaleur étouffante qui règne ici si cela peut aider cette entreprise à bien se passer.
-Tu es une femme adorable, sais-tu cela ? dit-il en l’embrassant.
-On m’a élevée pour être cela, dit-elle en haussant les épaules. Dans l’esprit de mon père, je n’étais qu’une fille à marier. Il m’a enseigné les chiffres, pour que je puisse tenir les comptes de mon futur époux, mais rien de plus. Le reste de l’intérêt que j’avais résidait dans l’endroit d’où vient Comnena.
-Ton père n’était pas quelqu’un de tellement recommandable, je confirme, dit Valentino.
-Je n’ai pas de honte à le dire, dit-elle. Cette attitude est en baisse nette à Kelvin depuis plusieurs générations. Mon père est quelqu’un de traditionnaliste, au mauvais sens du terme. Il n’a pas réussi à me marier ? Bien fait pour lui. Il n’apprendra pas la leçon. Mais à tout le moins, il n’a que ce qu’il mérite. Quant à moi, je suis heureuse du choix que j’ai fait. Et puisque tu m’as présentée à Franco comme étant ta femme et non ton amante, j’aimerais qu’on parle un peu de cette présentation… »

Valentino était piégé et il le savait. Elle revenait régulièrement à la charge sur ce point depuis la naissance de Comnena, souhaitant officialiser la paternité de Valentino. Non pas qu’elle ait le moindre doute, mais après tout, si son père était traditionnaliste, elle avait conservé ce qu’elle jugeait de bon dans les traditions. Alors elle revenait de temps en temps à la charge. Et ce soir, elle avait réussi à particulièrement bien le piéger. Il ne s’en sortir qu’en l’embrassant pour la faire taire. C’était aussi une solution, songea-t-elle en caressant les cheveux de sa fille, qui dormait paisiblement.

---

Comnena avait senti Maman lui caresser les cheveux quand elle était fatiguée sur la plage, puis ensuite, Papa l’avait portée sur le chemin du retour, jusqu’à la calèche, où elle s’était couchée sur la banquette. Et puis elle avait dormi. La journée qui suivait avait bien commencé. Il faisait chaud mais elle aimait quand même bien cet endroit. Ça changeait beaucoup des jardins kelvinois. Il n’y avait seulement pas d’autres enfants avec qui jouer, mais elle était tout le temps avec ses parents. C’était parfait. A ceci près qu’il faisait très chaud, et donc que tout le monde passait son temps à faire la sieste ou à boire un peu. Hier, les gens avaient parlé au moins. Mais aujourd’hui, tout le monde attendait que le soir revienne, parce que son Papa avait promis à Franco que dès que les températures seraient à nouveau supportables, il lui offrirait un cadeau, qu’il devait faire venir de son navire. Du coup en attendant, c’était la sieste toute la journée, chose qu’elle n’aimait pas vraiment. Apparemment, Monsieur Guadalmedina était parti s’occuper de logistique dans son bureau, et ses parents se reposaient à l’ombre, même si son Papa lui avait proposé de l’aider. Et elle n’avait rien à faire.
Aussi, dès qu’ils eurent le dos tourné, elle se prit à explorer la grande maison dans laquelle ils logeaient, et d’en explorer les couloirs. Elle savait que son père aimait faire ça dans les fêtes à Kelvin. Elle avait entendu ses parents en parler plusieurs fois. Et à chaque fois, il revenait avec des objets dans les poches. S’il ne le faisait pas aujourd’hui, eh bien elle le ferait. Ce serait certainement très intéressant. Des petits objets, pas trop gros, pour que ça rentre dans ses poches, et fouiller la maison.

Chemin faisant, alors qu’elle était encore dans les jardins, elle trouva la porte. En bas, il y avait la ville. Dans la ville, il y avait certainement d’autres enfants avec qui jouer. Mais seulement, pour ça, il fallait escalader le portail. Et le faire devant les messieurs qui avaient l’air de garder la porte. Mais peut-être que si elle leur demandait gentiment, ils accepteraient de la laisser sortir ?

« Pardon messieurs, dit-elle. Mais je veux aller voir s’il y a d’autres enfants en bas dans la ville. Je peux sortir ? »
Jeu 6 Juil 2017 - 22:45
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Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
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Ah, si je bois c'est pour me soûler, non pour boire !

Verlaine



Franco Guadalmedina fut interrompu dans ses comptes par l'arrivée de Wallace. La chaleur lui rendait la peau moite.

« On a un problème.

Le Roi Pirate déposa la plume qu'il tenait entre ses doigts.

- A croire qu'on a que ça. C'est qui encore ?
- La petite. Valentino Tarenzione la cherche partout.

La chaude accalmie s'effaça doucement. Franco soupira, se laissant tomber sur le dossier de sa chaise, frottant sa barbiche d'une main.

- Disparue ?

Wallace quitta le bureau du Roi Pirate.

- Oui, disparue. Comnena.

D'un pas ferme, Franco descendit les grandes marches des escaliers de son domaine. Effectivement, il croisa Anabelle, les mains posées à plat sur sa poitrine, et qui était hors d'haleine. Elle lui demanda si il n'avait pas vu Comnena, et il dû répondre par la négative. Peut-être l'un des esclaves ? Franco lui promit de s'en rendre compte sur l'heure. Très vite rejoint par Valentino et Wallace, le quatuor franchit le perron et se rendit dans la cour. Guadalmedina interrogea les contremaîtres, une lanière de cuir passée à la ceinture, et qui jurèrent ne rien avoir vu. Ils se rendirent alors jusqu'au portail, gardé par deux solides esclaves à la peau d'ébène et au crane rasé, et qui portaient les armes.

- Elle est sortie, répondit l'un d'eux.
- Comment ça ?
- Elle est sorti, maître, répéta le gardien noir d'une voix neutre.
- Qui a donné l'autorisation ?
- Je pensais qu'elle l'avait de Monsieur Tarenzione.
- Tu l'as laissé sortir seule ?
- Non, maître. L'un de vos esclaves l'accompagnait. La petite disait juste vouloir s'amuser en ville.

A cela, Anabelle poussa un grand cri, qu'elle etouffa rapidement entre ses mains. Valentino Tarenzione lui, paraissait très calme. Franco également. Pourtant, tous deux n'ignoraient pas les multiples dangers que contenait une île aussi ardente que Puerto-Blanco ! Sans compter des courants marins, qui auraient pu l'emporter définitivement.

- Qui accompagnait Comnena ?
- L'un de vos esclaves. Je ne connais pas son nom.

Franco commençait à désespérer.

- Comment ça, tu ne connais pas son nom ?
- Il est arrivé hier dans la propriété. Hier soir. Vous l'aviez acheté lors de la vente, au Saint Domingue.

Franco se souvint alors, effectivement, avoir acheté deux hommes au Saint Domingue la veille ! Pourquoi l'avait-il fait ? Les travaux n'avançaient pas assez vite à son goût, et il lui tardait, mine de rien, de voir l’agrandissement de sa propriété à son terme ! En tant que Roi Pirate, il lui fallait aussi, quand il en avait l'occasion, rappeler à Puerto-Blanco qui il était ! Et pour cela, quoi de mieux que d'acheter, stoïque et sur un coup de tête, deux ou trois têtes qui venaient tout juste d'arriver sur le marché ? Quand Guadalmedina fixait un prix pour une tête, personne ne surenchérissait.

- Décris-moi l'esclave.
- Grand. Sec. Tresse brune. Un Ramien.
- Tu as laissé la fille du Capitaine Tarenzione s'en aller seule en ville, accompagnée d'un de mes esclaves ?
- Il m'a assuré avoir votre permission, maître.

Franco n'insista pas plus. Il fit un signe de la main à Wallace ! Rapidement, un coche fut dépêché, un cheval attelé et l'on descendit les proéminences de l'île au galop ! Wallace, Valentino et Anabelle à l'intérieur, Franco jura en constatant qu'il était sorti sans ses pistolets à la ceinture ! Il portait ses deux rapières, battant l'air de leur fourreaux, contre ses flancs ! On mettait le "cap" sur le Saint-Domingue ! En plein centre ville.

Soudain, arrivant en l'autre sens, un coche que Franco reconnut immédiatement ! Leur cocher fut obligé de s'arrêter. Lorsque les deux voitures se croisèrent, à quelques centimètres seulement l'une de l'autre, Guadalmedina reconnut les visages familiers et monsieur et madame de Fleurimont, aux fenêtres. Ce dernier salua respectueusement Valentino Tarenzione, en un grand lever de chapeau ! Très élégant sur lui, une barbe blanche impeccablement taillée, la chemise blanche lissée et fermée jusqu'au col, monsieur le Gouverneur de Puerto-Blanco avait tout d'un élégant personnage ! Il assiégea Valentino Tarenzione d'éloges et de civilités, tant et tellement que ce fut sa femme, Anabelle, qui se sentit obligée d'intervenir dans la discussion, précisant qu'ils étaient tous deux à la recherche de la petite Comnena qui avait disparue sur Puerto Blanco, à l'aide d'un esclave Ramien qui avait profité de la situation afin de saisir sa chance de regagner sa liberté ! L'abruti. Mais monsieur de Fleurimont insista auprès de Franco, afin qu'il passe de son coche au leur, car il avait à l'entretenir d'affaires d'importance. Aussi, ajouta-t-il, leur recherche serait bien plus efficace si deux coches parcourait Puerto-Blanco, au lieu d'un seul ! Choisissant d'écourter l'instance de l'Elu de Nerel et de sa femme, Franco Guadalmedina s'y plia, et quitta le coche pour entrer en celui du gouverneur. Il n'était, par ailleurs, ni plus grand, ni plus luxueux ! Madame de Fleurimont était face à lui, sans sourire, un éventail représentant des fleurs roses et bleues lui offrant de temps en temps un peu de confort. Guadalmedina replia sa cape sur lui-même. A côté de lui, le Gouverneur s'animait, racontant déjà sa journée ! Les rumeurs parlant de Tarenzione. La soirée hier soir au Saint-Domingue. La vente d'esclave qui avait bien rapporté. Où en étaient les autres Seigneurs Pirates. Comment allait Myrah. Comment avançaient les travaux. Il expliqua qu'il souhaitait engager davantage de gardes pour hausser et encadrer la sûreté des rues de Puerto, la nuit.

- Qu'est-ce qui peut vous faire croire que la sûreté de l'île a besoin d'être haussée ? demanda froidement Franco.

Madame de Fleurimont ne l'avait pas lâché des yeux, une main roide et ridée posée à plat sur le fauteuil du coche. Un nid-de poule les secoua.

- L'un de mes hommes a évoqué l'idée, à plusieurs reprises, poursuivit monsieur de Fleurimont. La nuit dernière encore, nous avons comptabilisé plusieurs morts.

Franco n'avait pas vraiment la tête à cela, aujourd'hui. Quelles seraient les conséquences, pour lui, de la mort de Comnena ? Comment réagirait l'Elu de Nerel, plusieurs fois centenaire, en découvrant le corps sans vie de sa fillette, brisé, quelque part sur la plage contre les récifs. Violée même, peut-être. Par ce Ramien. Par l'un de ses propres esclaves. Il n'avait toujours pas confiance en Valentino Tarenzione, et pour rien au monde n'avait envie de subir le courroux ou la malédiction d'un Elu Divin ! Ce fut madame de Fleurimont qui le tira de ses pensées, avec une voix et un sourire étonnamment doux.

- Il aime cet enfer comme il aimerait n'importe quel paradis.

Elle parlait de Franco, bien sûr. Il choisit de clore la discussion en avançant un délai.

- Attendons le retour de Cortez avant d'aménager de nouveaux postes dans la garde.
- Le Capitaine Gabriel Cortez ? Savez-vous quand est-ce qu'il...

Monsieur de Fleurimont ne termina jamais sa phrase car le coche freina brutalement !

- Et bien, et bien, s'offensa madame de Fleurimont en passant le visage hors du coche. Qu'est-ce donc ?

Franco sortit. Sur la route se trouvait un homme, le visage et le corps entièrement recouvert d'une large cape qui avait dû etre blanche, dans une autre vie. Et surmontée d'un capuchon de même couleur. Le Roi Pirate, la main sur son épée, s'avança.

- Et bien ? Qui es-tu pour bloquer ainsi la route ? Nous sommes pressés !

Alors se levèrent lentement vers lui deux yeux ardents, et Franco songea qu'il ne devait rien avoir de plus saississant au monde que ce regard là. A part celui de Red. La femme -car il s'agissait d'une femme- abaissa son capuchon, lentement, tandis qu'il tirait sa rapière, prêt à lui offrir du bel acier à bouffer.

- Range cette arme, Roi Pirate. Je ne suis pas venue pour te provoquer.
- Qui es-tu ? répéta Guadalmedina avançant d'un pas, suffisamment pour toucher sa joue avec sa lame.

Elle leva le menton, sans ciller.

- Les échafauds ont parfois des aspects d'autel. Je suis là pour t'aider. La seule vraie Reine m'a menée jusqu'à toi.

Et elle répéta, tandis que le Gouverneur sortait à son tour du coche.

- La Grande Reine des océans. Celle que tu as négligé ces derniers temps. Ariel.

~




Franco avait dû abandonner derrière lui Monsieur et madame de Fleurimont avec la promesse de sa présence pour le dîner du soir. Il ne savait pas si il pourrait honorer ce serment. Tout dépendait du fait que l'on retrouve ou non Comnena. Côte à côte avec cette "prêtresse".

- Votre nom ?
- Calcite Yorel.
- Je ne vous ai jamais vu sur Puerto-Blanco.
- J'y suis arrivée très récemment.

Des yeux violets, aussi pénétrants que de l'acier. Une peau cendrée. Incrustée au milieu de son front, une perle qui souffrait de coloris aussi changeants que troublants, tellement que Franco aurait été incapable d'en définir une seule. En son centre, les teintes paraissaient tourner, s'entremêler, naitre et mourir sans réelle raisons. Et ces yeux. Des yeux capable d'atteindre sans équivoque l'âme de n'importe qui. Des yeux qu'il essayait depuis leur rencontre de dominer, en soutenant avec le sien ce regard-là. Il revenait sans cesse à l'assaut, et cette soi-disant prêtresse avait tout pour le troubler. Et cet accent, venant de nul part, marquant, qui lui faisait détacher chacun de ses mots lorsqu'ils jaillissaient.

- Vous avez entendu parler de moi ?  ironisa Franco, mais son interlocutrice ignora sa remarque.
- Je suis venue t'aider, dit-elle plutôt.
- Je n'ai que faire de ton aide.
- Tu es parti voler le Nouveau Monde, insista-t-elle tandis qu'ils foulaient cote à cote une plage déserte. Sais-tu comment les marins appellent les rivages et les baies du Nouveau Monde ? Des noms qui en disent longs.
- Je connais la gueule des noyés.
- La passe des rivolins. Le golfe du diable. Les calanques quinteuses. La côte noire. Le cap hurleur. Penses-tu que les teikokujins qui ont découvert ces endroits avant toi les ont nommé ainsi sans raisons ?
- Je ne sais pas ce que tu insinues, la coupa Guadalmedina, mais j'ai navigué sur ces eaux. Et je les connais bien mieux qu'eux.
- Voila ou je veux en venir. La Grande Reine a bénie ton entreprise. Elle bénie chacune de tes entreprises. Et qu'est-ce que je découvre en venant ici, sur Puerto-Blanco ?

Elle arrêta alors son pas. Franco garda la tête haute, s'arrêtant également à côté d'elle.

- Quoi ?
- Un autoproclamé Roi Pirate. Des esclaves par milliers.
- Qu'as-tu contre l'esclavage, femme ?

Encore une fois, elle éluda sa question.

- Une propriété qui est, soi disant, presque aussi grande que le palais du Gouverneur. Des travaux d'agrandissements entrepris. Un port en pleine croissance. Une île qui s'épanouit. Et pas même une maison pour Ariel.
- Il y a un temple pour la Garce, répliqua Franco en reprenant sa marche mains dans le dos, plus loin, sur le port.
- Pas un temple.
- Un autel. C'est la même chose. Il a toujours été là.
- Un autel. Une seule prêtresse. Pour tous les bénéfices que tu as ramené du Nouveau Monde ! Et tous ceux que tu extorques encore à l'ancien monde !
- Que veux-tu exactement ? lâcha Franco. Deux prêtresses pour Ariel ? Tu es là. Voilà, ça en fait deux. Maintenant lâche moi, j'ai du travail qui m'attend.
- Tu peux m'écarter. Tu n'écarteras pas la colère de la Déesse des mers.
- J'ai toujours honoré Ariel. Comme un honnête marin.
- Puerto Blanco est une injure à son nom. Quand était-ce la dernière fois que toi, autoproclamé Roi, tu as honoré ta déesse ?
- Je n'ai plus pris la mer depuis un moment. Plusieurs Lunes.
- Mais tu continues de t'enrichir.
- Mais Ariel est plus souvent marâtre que mère, lui opposa Guadalmedina.
- Le navire qui n'obéit pas au gouvernail obéira aux écueils ! La colère de la Déesse est sans appel !
- Que veux-tu exactement ? insista Franco, une pointe d'agacement dans la voix.

Elle s'approcha de lui.

- Achète davantage d'esclaves. Interrompt tous les travaux que tu entreprends en ce moment. Fais construire un temple, digne des plus éminentes architectures de Ryscior. A la gloire d'Ariel. Qu'elle soit mise à l'honneur dans tout Blue Lagoon. Que son nom soit enfin sanctifié. Et elle éloignera de toi son courroux.
- Qu'est-ce qui me prouve qu'Ariel est courroucée.
-  Je suis là.

Franco posa une main sur la joue de son interlocutrice. D'abord avec douceur, puis il la referma sur son visage, sévère.

- Je me méfie des faux prêtres et des faux dévots.
- Tu auras bientôt une preuve de qui je suis.

Il sussura à son oreille, un sourire en coin.

- Rien que ça ?

Alors elle s'écarta. Lorsqu'elle parlait, jamais elle ne laissait transparaitre quoi que ce soit entre les mots. Un diable de femme.

- Fais moi don de ton bien le plus précieux, "Roi Pirate". Et tu verras.
- L'Alvaro de la Marca n'est pas à vendre !
- Je veux que tu sois à moi. Alors je serai à toi. Et ensemble, nous ferons de grandes choses.

Il s'avança de nouveau, jusqu'à elle. Yeux dans les yeux, le vent jouant entre leurs visages, il lança, aussi tranchant qu'une lame :

- J'ai du mal à te croire.
- Mais tu sais que tout ce que j'ai dis est vrai. La Déesse est vraiment mécontente.

Il approcha son visage du sien, sans la lacher du regard. Il ne lui céderait pas cette partie-là.

- La Déesse, aussi noire que nous le sommes, s'en prendrait à moi ?

Elle posa une main sur son col, sans toutefois le repousser.

- Sois à moi. Et je serai à toi. Ne lève pas des poings stupides vers les Dieux.
- Je ne suis pas un grand ami des prêtresses, tu sais...
- Je ne prie pas Atÿe.

Il eut l'impression qu'elle venait de le poignarder. Là où ça faisait mal.

- Je ne serai jamais à toi, concilia-t-il. J'aime ailleurs.

Elle laissa tomber aux pieds des vagues voraces sa robe. Des petits crabes courraient sous les vêtements, sur sa peau nue. Franco la trouva tout de suite à son goût.

- Je ne te parle pas d'amour. Si tu me fais don de ton Alvaro de la Marca, je te ferai don d'un fils.

Il laissa son bras aller presser sa taille frêle. Et il se débarrassa de ses rapières et de sa cape.

~

Il rentra chez lui à la nuit tombée, et seul. Il avait trouvé un coche, qu'il avait payé, pour l'aider à regagner sa demeure. Pas de nouvelles de Comnena. Putain, faites que Tarenzione ait retrouvé la gosse. Sa surprise fut grande lorsqu'il retrouva une Comnena confuse, l'air entière, sur le perron de sa demeure. Myrah et Ewa, Camille dans les bras, était là aussi.

- Tu es rentrée ?

La petite hocha la tête, balbutiant des excuses.

- Valentino Tarenzione t'a retrouvée ?

Mais Comnena expliqua qu'elle n'avait pas vu ses parents. Sans doute, Valentiono Tarenzione et Anabelle la cherchaient encore dans tout Puerto Blanco. On amena alors à Franco l'esclave, la Ramien tressé, qui avait "enlevé" la fillette. Il prétendit qu'il l'avait juste accompagné en ville. Elle voulait s'amuser avec d'autres enfants. C'est lui, et de lui-même, tout esclave qu'il était, qui l'avait ramené. Franco choisit de l'épargner. Libre à Valentino de lui loger une balle entre les deux yeux quand il rentrerait. Il lâcha simplement, à l'intention de ce nouvel esclave, un :

- Reste à ta place désormais. »

Et ce fut dix coups de fouet pour chacun des deux gardiens, à l'entrée.

Sur ce, Franco Guadalmedina partit se laver. Il but un chocolat qu'il but sec, endossa des vêtements neufs, et monta de nouveau à l'intérieur du coche. Il avait rendez-vous pour un dîner chez monsieur de Fleurimont. Il s'excuserait pour l'Elu de Nerel et son épouse. Myrah voulut, bien évidemment, venir avec lui mais il la repoussa sans une once de commisération. Lorsque le coche de mit en branle, il balança du bout des doigts par la fenêtre un petit crabe gris qui filait sous sa chemise. Calcite Yorel. Cela rimait avec Ariel.



Calcite Yorel:
Lun 10 Juil 2017 - 20:35
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Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
Franco Guadalmedina
Spoiler:




Quand il expira, vide et riche comme Tyr, tas d'esclave ayant pour gloire de sentir le pied du maître sur leurs nuques, ivre de vin, de sang et d'or. […] Ce fut un noir spectacle et dont on s'enfuyait.

Hugo





Il arriva chez Monsieur de Fleurimont avec du retard. De toute évidence, il n'eut pas même besoin de présenter l'Élu de Nerel, Valentino Tarenzione, car ce dernier brillait par son absence. Franco rassura néanmoins ses hôtes quant aux retrouvailles de la petite Comnena. La filette était seulement sortie faire un tour. À cet âge-là, on ignorait le danger. La table était déjà dressée. Franco Guadalmedina prit place, un brin fatigué des événements de la journée. Il songea qu'il devait aussi payer ses Seigneurs Pirate la part qui leur revenait sur la vente des Gyrkimes qu'ils avaient ramenés du Nouveau Monde. Franco avait réussi à les revendre auprès des plus grands royaumes de Ryscior. Et il les avait vendu au prix fort. Un prix qui avait, bien sur, été encaissé d'avance, mais qu'il n'avait toujours pas équitablement distribué. Il se promit de s'en occuper dès le lendemain. Le Roi Pirate n'avait nullement l'intention de doubler ses alliés.

Tibocco et Vicente, deux de ses esclaves les plus puissants, formaient une sorte de garde personnelle. Il avait pris l'habitude, depuis son retour du Nouveau Monde, de ne jamais se séparer de ses deux géants noirs lorsqu'il sortait. C'étaient, en plus d'être des esclaves loyalement achetés, des esclaves fidèles. Tibocco était un Taharien issu de la Tahar noire. Haut de près de sept pieds, Guadalmedina l'avait acheté sur Puerto-Blanco même, il y avait presque quinze Tours maintenant. Il l'avait formé lui-même, des Lunes entières, à manier le sabre, l'arc, le fouet et la rapière. Un esclave qui maniait le fouet, cela avait été tout de suite mal vu, mais Franco s'en était peu soucié. À l'époque, il avait besoin d'un esclave de confiance, pour veiller sur...

Lointaine époque.

Vicente était un ancien gladiateur Ramien, et Franco appréciait ses talents. La plupart du temps, c'étaient Tibocco et Vicente qui veillaient sur sa personne, qu'il soit chez lui, au Saint Domingue ou ailleurs. Depuis plus de quinze Tours. Il n'avait jamais levé la main, ni même un fouet, sur eux. Et en échange, Tibocco et Vicente ne l'avaient jamais déçu. Un investissement plus qu'intéressant.

«  Êtes-vous avec nous, Franco ?

Guadalmedina porta à ses lèvres sa coupe de vin. Un vin noir. Un vin épicé.

- Non, répondit-il.

Il mâchona distraitement une part de son coq au vin. Fleurimont. Les petits plats dans les grands.

- Non, reprit-il. Il n'y a nulle tumulte sur l'île.
- En êtes-vous sûr ?

Ca n'était, bien sûr, pas une question. Monsieur de Fleurimont était Gouverneur à vie, et ses sources demeuraient probablement plus sures que celles du Roi Pirate qui n'avait ces derniers temps plus une minute pour lui.

- Si tumulte il y a, mettez-y fin. C'est vous le gouverneur.

Il but encore.

- Moi je règne. Vous, vous gouvernez.
- L'expension de Puerto-Blanco est grande. Nos voisines, Porto Santo et Portazura nous ouvrent pleinement leurs portes. Elles souhaiteraient d'ailleurs se ratacher, de manière officielle, à nous.
- Cela signifierait un seul gouverneur ? Demanda Franco.

Monsieur de Fleurimont acquiesça en portant à ses lèvres une cuillère de haricots.

- La trinité reine de Blue Lagoon.
- Si ils sont prêts à accepter l'autorité du Roi Pirate. Du moment qu'ils ne nous entrainent pas à notre perte. Je n'ai aucune raison de m'y opposer.
- La vie sur Porto Santo est encore plus difficile qu'elle ne l'était avant sur Puerto Blanco, remarqua monsieur de Fleurimont. Je gage qu'un jugement réservé serait pour l'instant meilleur qu'un jugement haté. La délinquance tourbillone encore au-dessus de leur tête.

Franco Guadalmedina ne parvenait pas à se sentir véritablement concerné. Il avait déjà suffisament à faire avec ses navires, ses esclaves, ses Seigneurs pirates, ses équipages et ses butins. Au diable Porto Santo et Portazura ! Que lui importait une sorte de trinité divine au sein de l'archipel ? Il était parti de rien pour édifier son royaume.

Monsieur de Fleurimont s'excusa suite à une quinte de toux. Une quinte de toux, nota Guadalmedina, qui dura plus qu'elle ne l'aurait due. Il se surprit à l'observer, derrière son assiette et son verre. Très élégant, la chemise repassée, le torse toujours couvert, le col jamais nu. Boutons de manchette. Bottes vernies. Cheveux blancs peignés. Des yeux bleus venaient soutenir l'arc de ses sourcils. Blancs, eux-aussi. Bien sur. Franco connaissait son âge exact. Soixante-dix-sept Tours. C'est vieux, ça.
En tout cas, Monsieur le Gouverneur n'avait rien perdu de ses facultés mentales, même avec l'âge. Fieffé artiste, il jouait souvent du violon, de la viole, du violoncelle ou du luth -quand un orgue ne lui tombait pas sous les doigts- et il se targuait de poësie. Un art que Guadalmedina n'avait jamais réussi à épouser. Remarque, Fleurimont faisait la paire avec Tarenzione. Sauf qu'il ne voyait pas Fleurimont s'introduire chez les gens pour en dérober l'argenterie.

Merde, c'est ça qu'il fallait que je fasse. Élever la garde autour de l'Alvaro de la Marca. On ne sait jamais.

- Quoi ? Demanda-t-il.
- Kafkon Samuel, répéta monsieur de Fleurimont en hochant la tête. Savez-vous où il se trouve ?
- Loin.
- Quel coup de maître, avança madame de Fleurimont, pour cette jeune sentinelle Ramienne. Cet Abad. Les colonies lui appartiennent dorénavant. Ram va devenir une nation puissante.
- Ram l'est déjà, lui fit remarquer Franco en laissant la jeune esclave du gouverneur remplir de nouveau son verre de vin.
- Elle a distingué comme émissaire pour le Nouveau Monde un jeune seigneur plein de valeur apparement.
- Si c'est lui qu'elle a distingué, elle a choisit le meilleur de nous deux, siffla Franco.

Personne ne rit, mais l'on sourit à la plaisanterie.

- Vous n'êtes pas un si mauvais garçon que vous le prétendez, assura monsieur le gouverneur tandis qu'on enlevait les plats.
- Vraiment ?

Cet avocat-là plaiderait toutes les causes.

- En l'ombre où nous sommes tous, répondit monsieur de Fleurimont, il nous faut faire preuve de bravoure et d'autorité. Je comprends cela.
- C'est de la flatterie, je suppose ?

Monsieur le gouverneur ne répondit à Franco que par l'enchaînement de quelques vers murmurés, comme pour lui-seul.

- Il a des soifs inassouvies. Dans son passé vertigineux. Il sent revivre d'autres vies. De son âme il compte les nœuds.

Guadalmedina n'avait rien à répondre à cela. Il préféra passer rapidement au dessert. Monsieur de Fleurimont essuya les coins de sa bouche avec une serviette, avant de reprendre l'air grave :

- Franco, puisque monsieur Tarenzione n'est pas présent ce soir, je peux vous tenir informé.
- Et de quoi donc ? Je vous écoute.
- De la succession de Puerto Blanco.

Franco entendit dans le lointain un chien aboyer.

- La succession. La mienne ? Ou la votre ?
- Je sais que vous vivez dangereusement, concéda le gouverneur à Franco, mais je prie les dieux que votre existence ne s'éteigne pas avant la mienne. Je voulais parler de ma succession à moi.

Guadalmedina se laissa tomber au fond de son fauteuil, jambes pliées l'une sur l'autre. On apporta les panières de fruits, le pain à l'ananas, les digestifs et le chocolat. Dans cet ordre. Le gouverneur poursuivit :

- Je me fais vieux, mon ami. La santé décline.

Madame de Fleurimont, émue presque jusqu'aux larmes, prit la main de son mari tandis qu'il parlait. Elle lui caressait de son pouce le haut du poignet.

- Je vais proposer le gouvernement de Puerto Blanco à monsieur Tarenzione.

La mangue que Franco était en train de peler lui glissa presque des doigts.

- Valentino Tarenzione ?

Il haussa les épaules, le choc de la nouvelle passé.

- Monsieur, offrir Puerto Blanco ? Á un nordiste ? Tarenzione n'a que foutre de Blue Lagoon !
- Nous n'avons pas de fils, Franco. Ni de fille, d'ailleurs.
- Vous avez bien des prétendants au titre.
- Des rapaces. Des vipères. Des charognards. Des mafieux, ça oui ! Non, je n'en veux pas. J'aimerai que Puerto Blanco vive une véritable expension, connaisse une croissance bénéfique. Il faut quelqu'un qui se préoccupe réellement de Puerto Blanco. Et de ses populations.
- Mais Valentino Tarenzione ! Que vient-il faire là-dedans, sérieusement ?
- Ajoutons la durée de nos trois vies, la votre, la mienne et celle de mon épouse et prenons ensuite la somme finale de cette addition. Nous n'en serons pas même à la moitié de l'âge de monsieur Tarenzione.
- C'est un Élu Divin. Il n'a que faire de Puerto.
- C'est justement parce que c'est un immortel que nous avons songé à lui.
- Vous me semblez bien sur de vous.
- Je ne demanderai pas à monsieur Tarenzione de s'asseoir sur mon siège et de régner pour cent ou cent cinquante Tours sur l'île. Libre à lui de trouver, et élire un autre gouverneur, si il ne désire pas rester parmis nous. Un gouverneur de qualité ! Vous n'imaginez pas, Franco, la valeur d'un homme tel que monsieur Tarenzione ! Il a vu naître Port-Argenterie. Il l'a vue tomber. Il sera capable de mener Puerto-Blanco à son apogée. Ou de nommer la bonne personne à sa tête. Un immortel tel que l'Élu de Nerel connait tout de Ryscior et de ses engrenages. Avec Valentino Tarenzione à la tête de Puerto Blanco, je ne m'inquièterai plus pour Blue Lagoon.

Franco Guadalmedina sucra son chocolat avec du miel, et porta le tout à ses lèvres. La décision de Monsieur de Fleurimont était prise.

~



L'Elfe Noir Andelzzer se tenait debout sur le pont de son galion noir, le Grand Val. Une peau de nacre venant soutenir deux yeux de givre, aussi froids que les hivers des Marches. Il était vêtu simplement. Une capuche sombre tombait sur son front, encadrant des cheveux longs et fins, de jais. Le Capitaine du Grand Val parlait peu et ne sortait presque jamais de sa cabine. Alors, lorsque l'équipage avait la chance de le voir arpenter le pont, ou même se tenir immobile, mains croisées derrière le dos, sur la dunette de son bâtiment, comme c'était le cas aujourd'hui, la subjugation le disputait à la fascination. Et à la dévotion !

Si l'Elfe Noir avait dérogé à ses propres règles à bord du Grand Val, ça n'était pas pour rien. Aujourd'hui, on jetait l'ancre sur Puerto Blanco, dans Grande Lagoon. Aujourd'hui, on se ravitaillait et on vidait les cales des esclaves en partance des Sultanats. Les quartiers-maître avaient, autour d'une chaîne, attachés entre eux les esclaves. Un collier de fer cinglé autour de leur cou, les poignets liés dans le dos, on faisait débarquer le fret en premier. Franco remarqua que la marchandise faisait la bouche en cul de poule et ne parlait qu'entre eux. Puis ce fut au tour de l'équipage d'obtenir sa permission, et tous foulèrent le sol de Puerto Blanco en hommes libres. Le Grand Val appareillait d'ici une dizaine de jours, avec la marée. Andelzzer aussi était descendu à terre. Et tous s'écartaient sur son passage, sans un mot, en murmurant.

Franco mit pied à terre également. Il se tourna vers son compagnon et ami, Wallace, le mage gris. Il remarqua la main calleuse de Tomas, le père de Wallace, posée sur l'épaule de son fils. De ce que lui avait dit son comparse, Wallace était un mage parce que sa mère était mage. Son père, en revanche, n'était qu'un humble marin à bord du Grand Val de l'Elfe Noir. Son fils avait fait preuve d'une étonnante faculté envers la magie dès son plus jeune âge. Mais le père ne comprenait rien à cela. La magie, grise, bleue, rouge ou noire, le dépassait simplement. Lui était marin, et la seule chose qu'il arrivait à sentir était l'alizé qui l'amènerait au large. Il le sentait, comme on sent dans un bois les ailes sous les feuilles. Franco aimait bien le père de son ami Wallace, même si il jurait beaucoup. Déjà autour de lui, tous les marins riaient et se précipitaient voir les gigolas des docks de Puerto Blanco. Le père de Wallace gromela quelque chose au sujet de tout cet argent jeté à l'amour et qui se gagnait en risquant sa vie. Wallace proposa à son ami de se joindre à leur duo, ils allaient se remplir la panse avec un bon gueuleton du coin, mais Franco dû décliner leur offre. Il serra fort entre ses doigts moites la petite pièces de huit, légèrement émaillée, et qu'il avait durement gagné.

Il avait sa propre voie à suivre.

Franco Guadalmedina avait huit Tours. Il erra plusieurs minutes dans les docks et les rues de Puerto Blanco, évitant soigneusement de regarder dans les yeux les femmes qui exposaient -et soldaient, même!- leur poitrine. Non, lui il ne voulait pas de ça ! C'était des affaires d'adultes, sales et répugnantes. Franco savait où il allait et, même si il avait eu du mal à retrouver son chemin après tout ce temps, il lui sembla qu'il reconnaissait déjà le chemin à emprunter ! Il se mit à le grimper au pas de course !

- Hé !

On ne l'avait pas entendu. Il appela une seconde fois. Plus fort.

- Hé !

Enfin, la dizaine d'esclaves nus qui travaillaient dans le champ levèrent les yeux vers lui. Tout en leur montrant la fameuse pièce de huit émaillée, il demanda ce qu'il était advenu de la maisonnée qui se trouvait à la place de la plantation, quelques Tours avant.

Franco n'avait jamais aimé les esclaves de Puerto-Blanco. Ils puaient de la bouche, du corps et d'ailleurs. Ils transpiraient comme des bœufs. Mais surtout, ils avaient un dialecte spécial. On aurait dit, lorsqu'ils parlaient, qu'ils baragouinaient une langue étrange et connue d'eux seuls. Aussi dut-il leur demander une seconde fois de répéter leur réponse.

- La maison qui était ici, vous ne savez pas où elle est passée ? C'était celle de ma maman.

L'un des esclaves, pour toute réponse, lui administra une tape sur l'épaule en baragouinant quelque chose, et Franco tomba sur les fesses. Il se releva vite. L'esclave, à l'aide de grands gestes, fit comprendre au garçon qu'il n'était pas le bienvenue sur la plantation, et qu'il devait rebrousser chemin ! Mais Franco ne pouvait pas s'en aller. Il les questionna une troisième fois, et cette fois-ci, on lui lança des gros cailloux à la figure ! Le flot profond n'est cependant pas un chanteur de romance, et Franco, tout garçon qu'il était, savait déjà se défendre ! La bouche fraîche emplie de jurons, il insulta la bande d'esclaves qui ne voulait pas lui répondre. Grand mal lui en fit. Une meute de chiens jaillit de nulle part et bondit sur lui, prête à le déchiqueter comme s'il fut un gibier ! Franco laissa tomber les esclaves et la plantation et dû prendre les jambes à son cou pour sauver sa vie ! Mais les clébards avaient la course endurcie, et, les sentant sur ses talons, il vola presque jusqu'au centre ville de Puerto Blanco ! Empruntant des quartiers un peu au hasard, il s'engouffra dans une ruelle boueuse -merdeuse, même, et qui puait la pisse!- et glissa in extremis par-dessous une palissade de bois ! Ce fut bien sa veine que d'atterir là en plein jour de marché et, tandis qu'il venait tout juste de se relever, un coche tracté par deux chevaux bais massifs manqua de lui passer sur le corps ! Ce fut la hardiesse du cocher, tirant ferme sur les rennes et déchirant la bouche de ses bêtes, qui épargna la vie du jeune garçon !

Franco ne se préoccupait que de sa pièce de huit, qu'il avait perdu quelque part entre les lourds sabots ! Il la récupéra et la fourra dans sa poche. On entendit alors un cri de femme, et sortit du coche une femme richement vêtue ! Elle courut vers lui, se souciant peu des pans de sa robe que la boue tâchait ! Un collier de perle mettait en valeur sa gorge, qu'elle avait profonde et bien placée, et des boucles d'oreilles de nacre pendait à ses oreilles. Deux yeux bleus sous un chevelure brune nouée en chignon venait egayer le beau visage. Elle ne devait pas avoir plus de trente Tours.

- Par Atÿe ! cia la jolie jeune femme en prenant Franco dans ses bras. Tu n'as rien ?

Sa pièce de huit bossue allait bien, donc Franco n'avait rien. Il s'excusa néanmoins, plusieurs fois. Pour avoir glissé sous le coche. C'est seulement là qu'il remarqua la main douce qu'un homme à l'allure aristocratique venait de poser sur son épaule crottée.

- Fais attention à toi, mon jeune ami ! C'est là une plaisanterie que les chevaux n'apprécient pas trop !

Le pourpoint de fin camelot noir lacé d'argent, par-dessus la chemise blanche garnie aux poignets et au col de mousseline, impressiona le jeune Franco.

- Ne reste pas là, reprit d'une voix éternellement chaleureuse la jolie dame. Où allais-tu ?
- Je..Je cherchais quelqu'un, mademoiselle.

Un instant, les yeux de la dame se plissèrent affectueusement tandis que ses yeux à lui la regardaient.

- Je m'appelle madame de Fleurimont, se présenta-t-elle. Et voici mon époux, monsieur de Fleurimont.
- Madame ? Répéta Franco. Vous êtes bien trop belle pour être déjà une dame !

Les mots étaient sortis naturellement ! Consciente de gêner le passage des piétons et des chevaux, madame de Fleurimont lui sourit, puis proposa au jeune garçon de prendre place avec eux, à l'intérieur du coche. Ce qu'il fit.

- Tu fais parti de l'équipage du Grand Val, c'est cela ?
- Oui, c'est ça.
- Comment t'appelles-tu, mon garçon ?

Le parfum de madame de Fleurimont embaumait tout le coche, et Franco aimait bien ce parfum. Si féminin. Cela changeait de l'odeur de rat puant des hommes qui filait à travers la proue et la poupe du Grand Val !

- Franco, madame. Franco Guadalmedina. Je cherchais ma maman. Elle est ici, sur Puerto Blanco.
- Et ta maman, comment s'appelle-t-elle ? Demanda madame de Fleurimont en soutenant son menton de son index.
- Alcaza. Alcaza Guadalmedina !

Il était si fier de s'être souvenu du nom ! Des Tours entiers à se le remémorer chaque soir, afin de ne pas l'oublier ! Il l'avait sorti d'une traite ! Ce qui avait fait de nouveau sourire la jolie dame.

- Tu sais où elle habite ?

Franco fit la moue.

- Non. Sa maison s'est envolée.

L'image d'une maison volante dut tellement attendrir monsieur et madame de Fleurimont, qu'ils emmenèrent le jeune garçon jusque dans leur demeure. Très vite, Franco fut subjugué par tant de grandeur et de luxe ! Jusqu'au petit limier blanc, roux et noir, Pongo, qui faisait lieu de chien de compagnie à madame de Fleurimont !

- C'est normal que nous possédons un palace, lui expliquait la jolie femme. Monsieur de Fleurimont est le Gouverneur de l'île de Puerto-Blanco.
- Quand tu seras grand Franco, dit monsieur de Fleurimont, fais-toi construire une demeure dans les hauts de l'île. Tu y verras la mer sans être accablé par les chaleurs et la cannicule de Puerto Blanco. Tu y seras bien !

Franco doutait très sérieusement d'avoir un jour suffisament d'or afin de pouvoir se... ''faire construire'' -aussi simplement que ça !- une demeure sur Puerto Blanco ! Mais pour l'heure, il avait d'autres soucis qui le préoccupaient. Madame de Fleurimont l'invita à s'asseoir à table, on lui servit une panière de fruit avec des biscuits au citron.

- Ils viennent droits d'Oro ! avait-elle dit en souriant. Tu n'as que ces vieux vêtements avec toi ?

Franco se détailla de pied en cap. Quelle étrange question !

- Ben oui.
- Nous allons chercher pour toi où a bien pu s'en aller ta mère, Franco. Pour mon mari, gouverneur de l'île, cela devrait être faisable. Il va juste falloir que tu t'armes de patience, d'accord ?

Il avait acquiescé en enfournant un biscuit au citron. C'était bigrement bon ça, le citron !

- J'ai amené ça pour ma maman, avait-il dit en montrant à madame de Fleurimont sa fameuse pièce de huit amochée. Je sais que ça lui plaira. C'est une vraie ! Elle vient de Port-Argenterie !

Avant d'ajouter, fier :

- J'y suis déjà allé ! Je suis un pirate ! Et je sais que ma maman aime beaucoup l'or. Je l'ai volé là-bas, pour elle.
- Et bien, lui dit madame de Fleurimont, si tu promets d'être sage cette nuit et de ne rien voler, tu peux rester dormir ici. Nous rechercherons ta maman dès demain. Il se fait déjà tard.

Monsieur de Fleurimont lui avait apporté des vêtements propres, bien que légèrement grands pour lui, mais il ne s'en était pas plains ! On lui avait offert le confort d'un bain et d'une chambre. La chambre d'ami, avait dit madame de Fleurimont. Pongo, le chien, avait adopté Franco et s'était allongé au pied du lit. Mais les draps moelleux de la chambre d'ami de monsieur et madame de Fleurimont ne convenaient pas à Franco ! C'était très différent par rapoprt au Grand Val ! Ici, on n'entendait pas le roulis incessant des vagues contre le bois de la coque, et les balancements plus ou moins prononcés de la mer bercée par Ariel. Il n'arrivait pas à s'endormir, lui qu'on avait habitué au bois dur et humide du navire. Vers le milieu de la nuit, il emmena avec lui son oreiller et changea de place avec Pongo. Le chien prit le lit, et lui le sol. Il s'endormit sur l'instant comme une masse et dormit comme une buche.

La journée du lendemain fut l'une des plus agréables de sa jeune vie. Assis sur les genoux de madame de Fleurimont, elle lui enseigna les bases de l'alphabet et de la lecture, tandis que de son côté, le Gouverneur de Puerto-Blanco se renseignait sur la fameuse Alcaza Guadalmedina. Vint en fin de journée la nouvelle, cueillie au fond d'un registre datant du Tour passé : Guadalmedina avait simplement déménagé à Porto Santo.

Soulagé, Franco avait pris congé de ses hôtes. Il ne lui restait qu'à reprendre le bateau jusqu'à l'île voisine ! Rien de bien compliqué ! Madame de Fleurimont accrocha autour de son cou une ficelle avec laquelle elle avait accroché la fameuse pièce de huit ! Comme ça, Franco était sur de ne pas la perdre durant son épopée ! Monsieur de Fleurimont lui avait en toute bonté rédigé un billet sur lequel était inscrit le nom du prochain départ pour Porto Santo ! Ainsi qu'une lettre pour le Capitaine dudit navire, afin qu'il prenne avec lui le gamin. Dix pièces de bronze en poche, et le voila à bord du Sancta Clara, à destination de Porto Santo ! Il s'était rembarqué sans tambour ni trompettes ! Sans même une pensée pour son ami Wallace.

La traversée avait été rapide, sur une mer turquoise ! Moins d'une journée plus tard, Franco foulait aux pieds le sol de Porto Santo ! Il parvint à retrouver le chemin de la maison grace aux indications que lui fournirent -parfois en les monnayant !- les uns et les autres, pirates, pêcheurs des baies ou gueuses des quais ! Exténué mais rayonnant comme un roi, Franco avait trouvé la maison de sa maman ! S'assurant à travers sa chemise que la pièce de huit amochée était toujours là et tombait bien contre son cœur, il était entré sans frapper, en criant à son retour triomphal chez lui !

La pièce était plongée dans le noir, et seul l'éclat de la lune au-travers les persiennes d'acajou éclairait la maison. C'était, par ailleurs, une petite maisonnée plutôt confortable ! Au rez-de chaussée, la table avait été dressée pour deux personnes. Donc, Franco gravit deux à deux les marches d'escaliers le menant au premier étage où il entendait des bruits et, probablement, le ruissellement de l'amour maternel.

Ce qu'il vit tout d'abord, ce fut une masse informe de chairs et de poils entrelacés. Puis cette masse monstrueuse, grouillante, bougea et se divisa, et alors Franco vit qu'il s'agissait d'Alcaza Guadalmedina et d'un autre homme sur le lit. Alors qu'elle écarquillait les yeux en le voyant, des yeux très différents des siens, des yeux noirs, sans iris, il restait là sur le perron, serrant sa pièce de huit à travers son col, balbutiant ''je suis rentré..''. Alors Alcaza Guadalmedina cria. Mais ça n'était pas un cri de surprise. Efrayé sur le coup, Franco recula de quelques pas. Déjà, sa mère s'était saisie d'une bouteille de rhum posée sur le sol, à demi pleine, et qu'elle s'envoyait, l'air de rien. L'autre homme, celui qui était en train de la travailler quand il était entré dans la chambre, avait plus l'air d'un ours que d'un humain, tant il avait le corps recouvert de poils. Franco trouva tout ça anormal.

- Je suis rentré maman. C'est moi.
- Je vois bien que c'est toi ! avait crié Alcaza Guadalmedina. Qui d'autre, par l'enfer ? Qui d'autre ! Pourquoi ne pas être resté au bord de l'autre Elfe plutôt que revenir me casser les couilles ?
- Le..-il trouvait ses mots difficilement- Le Grand Val est revenu au mouillage. À Puerto Blanco.
- Rien que ça ! Puerto Blanco ! Andelzzer t'a ramené où il t'a pris, on dirait ! Le chien !

Elle s'était retourné vers l'ours, assis sur le lit, jambes écartées, et qui affichait au coin des lèvres un sourire mauvais. L'engin énorme qu'il avait entre les cuisses pointait droit, et Franco déplora qu'il y eut un autre dans la maison. C'était leur maison, à eux ! La sienne, avec sa mère ! Il n'avait pas le droit, cet enculé, d'être ici ! Pour baiser sa mère, en plus !
Il ne vit pas arriver la poigne de sa mère, qui l'aggripa par le col de la chemise et le secouait, comme une poupée de toile !

- Ah c'est bien ma veine, moi ! Me faire engrosser d'un merdeux par le premier fils de pute venu ! Et il a fallu qu'Andelzzer te ramène à moi ! Comme si je n'avais pas eu assez de mal à me débarrasser d'une aussi mauvaise graine !

Franco était devenu de marbre, aussi dur que la pierre ; il lui semblait que les mots ne l'atteignait plus. En arrière plan, le rire gras du soudard. Elle avait beau le secouer, la mulâtresse, il s'en foutait et ne l'écoutait plus qu'à demi.

- Et une mauvaise graine qui s'accroche à la vie, avec ça ! Par Ariel, pourquoi ça me tombe dessus à moi ? Quoi, on voudrait en plus de ça que, touchée par un coup du sort, je m'abaisse à élever ce pisseux qui me suivra au giron toute ma chienne de vie ! Mais mon pauvre enfant, depuis tout petit tu étais là et tu voulais y rester ! Avant même que tu naisses tu faisais de moi une malheureuse en me taxant du fric lorsque j'essayai de me débarrasser de toi !

Elle l'avait lâché et il était tombé dans les escaliers.

- Et voilà le résultat ! Toujours là, le gamin ! À me regarder avec ses yeux de merlan frit ! J'ai encore été trop bonne, de vouloir en faire un marin et de lui avoir donné un nom ! Alors écoute-moi bien Franco, parce que maman ne te le répetera pas ! Je veux que tu te tires ! Va-t-en ! Et si tu reviens merdeux, si tu reviens, je jure devant Ariel que je te BUTE ! JE TE BUTE, TU AS COMPRIS ? VA-T-EN ! VA-T-EN !

Franco avait regagné Puerto Blanco, sans le sou, dix jours plus tard. Aucun brick ne faisait de trajet direct, et il avait dû faire un changement à Sancta Sara. Il avait loupé le départ du Grand Val. Il avait tout perdu. Seule sa pièce de huit, unique témoin de l'intense tragédie qui s'était jouée sous ses yeux, butait encore doucement sur sa poitrine lorsqu'il avançait.


~



Pour nourrir, il avait été contraint de faire comme à Port-Argenterie où, sitôt arrivé, il s'était fait voler sa bourse. Il devait voler à son tour. Au milieu de tous les hommes contentes de vivre, buvant, riant, au milieu des commerçants qui exposaient leurs marchandises, victuailles, artisanat ou humains, Franco errait comme une ombre. Et lorsqu'il avait jugé le moment opportun afin de dérober une poigne bien pleine de noix, la garde de Puerto Blanco lui était tombée dessus ! Il avait beau se débattre, il n'était qu'un enfant encadré de quatre solides mains qui le tenaient au collet !

- Et estime-toi heureux, merdeux, qu'on ne soit pas dans les Sultanats ! Là-bas on t'aurait tranché net la main!

Il s'était retrouvé en prison. Franco y était resté plusieurs jours, recroquevillé dans une cellule moisie sentant la pisse, le vomi et la merde. Il aurait été incapable de dire ce qui l'attendait à ce moment précis de son existence.

Un ange.

Comme il était de coûtume à Puerto Blanco, lorsque la prison de l'île devait se vider, monsieur le Gouverneur laissait entrer un marchand d'esclave qui se chargeait de régler l'amende des détenus qui l'intérressait. Des détenus qui seraient, bien évidemment, rapidement exposés sur le marché local. Ce jour-là, tandis qu'on explorait les celllules et qu'on enlevait à tour de bras tel ou tel prisonnier pour le ferrer, madame de Fleurimont qui inspectait la transaction reconnut Franco ! Et lorsque l'immense ours velu qui faisait l'esclavagiste avait prétendu :

- J'achète celui-là aussi, en parlant de Franco.

La femme du gouverneur de l'île avait racheté sa part. Le môme n'était pas à vendre. Madame de Fleurimont avait offert au garçon sa liberté.

- Je te croyais à Porto Santo, Franco. Ta mère n'y était pas ?
- Elle est morte.

Il avait répondu à madame de Fleurimont en un souffle glacial, sans baisser les yeux, sous le regard inquisiteur de la pièce de huit émaillée sous sa chemise.
Ce soir-là, le cœur empli de bonté de cette mère sans enfant avait pris sous son aile le garçon. Quelques semaines plus tard, monsieur de Fleurimont et son épouse le présentaient à l'orphelinat d'Armand Bay, qui venait de voir le jour sur l'île. L'établissement indirectement dirigé par madame de Fleurimont comptait une vingtaine de garçons et de filles, âgés de cinq à douze Tours, et l'on y enseignait la lecture et l'écriture. La lecture et l'écriture, pour Franco Guadalmedina, c'était l'école. Et l'école, c'était non plus la possibilité, mais l'assurance d'être un jour un grand capitaine de navire ! Il ne revit plus Wallace durant trois Tours puis, ce délai passé, se mit à rêver de la mer, et reprit le large ! Le cap était sur Argenterie, la cité pirate !

À dix-huit Tours, il avait parcouru presque toutes les mers de Ryscior. Il connaissait par cœur chaque cap, chaque baie, chaque alizé et chaque estuaire de la Passe. Il avait appris à se défier des Ravageurs des Mers. Il avait mouillé presque dans chacun des grands royaume de Ryscior.  Il avait vu Kelvin tout comme il avait vu les pyramides de Tahar. Il avait navigué sous les ordres du Capitaine Roc ! De Bartoloméus ! De Jonathan l'Oréen ! Il avait rencontré Valentino Tarenzione ! Il avait chassé le bœuf dans le nord, sur la petite île de Borto-Pelo, puis était parti chasser l'Impérial sur l'Océan des Elfes Noirs ! Et maintenant qu'il était -à dix-huit Tours seulement !- Capitaine de l'Alvaro de la Marca, les bouches coquines jasaient sur les quais de Port-Argenterie ! Avec sa crinière brune foisonnant sur l'encolure, sa cape flottant au vent et ses yeux gris acier que relevait un regard charbonneux, on disait que Guadalmedina était le plus beau garçon de la cité pirate ! Après Tarenzione. Franco, désormais flanqué de son fidèle Wallace, était de ceux qui faisaient des cocus à la dizaine dès qu'il s'arrêtait quelque part. Ce ne fut que sept Tours plus tard que Franco Guadalmedina remit un pied sur Puerto Blanco, son île natale.

Il avait retrouvé madame de Fleurimont, la bonne madame de Fleurimont, et la trouva vieillie, mais toujours aussi belle ! Certaines beautés, songeait Franco, demeuraient impérissables. Alors que monsieur de Fleurimont était en déplacement et qu'ils dînaient chez elle tous les deux, il avait noué autour de son cou la fameuse pièce de huit émaillée, abîmée, qu'il lui avait présenté dix Tours auparavant. Puis il avait déposé un baiser brûlant d'amour et de luxure au creux de sa nuque, un baiser qui avait ravivé d'un coup tous ses sens ! La première fois qu'il l'avait prise, c'était sur la grande table du salon. Ils avaient fait ça deux fois, dans la même soirée. La seconde, c'était dans le lit conjugal.

- Je pensais que tu avais choisis Port-Argenterie, plutôt que Puerto Blanco...sussurait-elle à son oreille alors qu'il baisait sa poitrine.
- Mon cœur est à Puerto.. Mais j'aime Port-Argenterie. Si il faut avoir une patrie, pourquoi pas deux ?

Plus tard, ils s'étaient ouverts l'un à l'autre. Il lui avait raconté la vérité de ses retrouvailles sur Porto Santo, dix Tours en arrière. Sans doute avait-il besoin, même après tout ce temps, d'en parler à quelqu'un afin de faire définitivement le deuil de sa mère. Elle, lui avait avoué l'impuissance de monsieur le Gouverneur. Elle était stérile et le déplorait car elle rêvait d'être mère. L'orphelinat avait d'ailleurs fermé ses portes.

- J'ai laissé partir un enfant, murmurait madame de Fleurimont beauté superbe en étalant ses douces caresses sur la joue de son amant, et je retrouve aujourd'hui un homme.


~



Franco laissait glisser entre ses doigts la pièces de huit émaillée -la fameuse- qui se trouvait dans le coffre à bijoux de madame de Fleurimont ! Elle, les bras en arrière pressés derrière sa tête, reprenait son souffle, nue sur le lit. Cela faisait plusieurs Tours que le mari et l'épouse faisaient chambre à part, et Guadalmedina ne s'en plaignait pas. Dos à elle, assis à son bureau, il fouillait distraitement parmi ses perles, ses anneaux d'oreilles, ses colliers, ses bagues et ses voiles. Des voiles qui portaient toujours le même parfum, même après trente-cinq Tours. Comment était-ce possible ?
Trente-cinq Tours, cela changeait un homme. Il n'était pas amoureux de madame de Fleurimont. L'avait-il un jour été ? C'est possible. Quoi qu'il en soit, Guadalmedina restait attaché à cette mère de substitution. Mais ces derniers Tours, il avait l'impression de ne plus parvenir à l'atteindre. Ou plutôt, il avait l'impression de ne plus parvenir à l'atteindre autrement qu'en la mettant profond pour la faire jouir. Fut un temps, ils parlaient beaucoup, tous les deux.

Il laissa retomber au milieu des froufrous et des breoques la fameuse pièce de huit, conservée tous ces Tours, en un ''tiing'' sonore. Il se servit un verre de rhum qu'il porta à ses lèvres, s'observant au travers le miroir qui se trouvait face au lit.

- Valentino Tarenzione, dit-il. Rien que ça. Le vieux est devenu sénile. Faut l'abattre.
- Tais-toi, le réprimanda-t-elle.
- Le seul Gouverneur sur lequel je ne pourrai pas avoir d'emprise...
- Je sais que tu voulais la place, avança madame de Fleurimont en se redressant sur le lit et en passant une robe de chambre. Mais tu ne ferais que t'enfoncer.

Elle posa une main sur son épaule. Il était nu.

- Tu as changé, Franco. Les Tours t'ont endurci. Et ce Nouveau Monde. J'ai peur pour toi. Tu vois dans le meurtre une addiction virtuelle qui te maintient.

Il la dégagea, avec violence.

- Je ne voulais pas être gouverneur de Puerto Blanco ! Mais j'aurai voulu avoir la mainmise sur lui ! Et ton enculé de poëte vient de faire tomber à l'eau tous mes projets ! Qu'Ariel le mette bien profond dans son giron !
- Ca n'est pas lui qui ait suggéré Valentino Tarenzione, le défendit-elle. Valentino était mon idée.
- Je savais que regarder son prochain se quereller et s'étriper à toujours été une vieille coutume sur Puerto Blanco ! J'ignorai juste que tu t'essaierais à ce jeu-là avec moi !
- Mais enfin ! Qu'est-ce qui te dérange ? Tu ne voulais pas gouverner, tu l'as dis toi-même ! En quoi t'importe ce nouveau Gouverneur ?
- Ce qui m'importe, c'est que Tarenzione était invité ce soir !

Un silence fila entre eux-deux, dru. Franco lâcha, glacial :

- Vous ne comptiez pas m'en parler. Ni l'un, ni l'autre.
- Franco... Tu vois dans la richesse une chose qui se transporte et qui doit etre arrachée à l'ennemi.
- En quoi suis-je différent de Tarenzione ! Mis à part que je n'ai pas mille Tours !
- Je m'inquiète pour toi, ne le vois-tu pas ? s'emporta madame de Fleurimont ! Enfin, combien as-tu d'ennemis sur cette terre et sur ces mers ? Un vampire te court après, Franco !

Et elle pleurait presque, en tortillant entre ses doigts noueux les pans de sa robe !

- Ram et l'Empire d'Ambre ne laisseront pas tes agissements impunis très longtemps ! Le Nouveau Monde a envers toi une dette de sang ! Les Îles de Jade ont envoyé tous les mercenaires de l'ouest à tes trousses ! Tu as choisis la piraterie mais tu sais très bien qu'en un tel métier, se voir passer la corde au cou est une affection contagieuse ! Tes propres Seigneurs n'hésiteront pas à te poignarder dans le dos pour t'offrir à Kaer, sitôt que tes entreprises ne rapporteront plus assez ! Tu sais que je tiens à toi, et tu vis dangeureusement ! Je m'inquiète pour ta vie, Franco.
- Je suis le Roi Pirate, lui fit-il pour toute réponse.
- Tu crois que cela te met à l'abri d'un vampire ? De Ram ? Que tes gens mourront pour un roi qu'ils n'ont jamais vu, qui ignore leur nom et qui, s'il les croise dans un quelconque cabinet, ne leur adresserait même pas la parole ?

Il la prit dans ses bras. Elle pleurait tout-à-fait, à présent.

- Je n'ai pas le choix car je suis allé bien trop loin pour reculer, maintenant.
- Tu ne veux pas reculer, n'est-ce pas ? Pleura silencieusement la vieille femme tout contre la manche de Franco.
- Je ne reculerai pas.
- Tu sais, on s'étreint plus fort lorsque on se sent suspendu sur un abîme..

Les trombes, les ressacs et les courants de l'amour le prirent à la gorge. Madame de Fleurimont continuait.

- Accepte mon aide, renonce au contrôle des terres. Laisse le à Valentino Tarenzione. Tu es un marin, Franco. Ton royaume doit être sur les mers et sur les mers seulement. Ou tout ce en quoi tu crois se retournera contre toi.

Il choisit de la croire. Plein d'un soudain élan de tendresse, il la baisa sur les lèvres.

~



Calcite Yorel n'avait pas fait d'apparition depuis la dernière fois qu'il l'avait retournée au creux des vagues. La tête ailleurs, Guadalmedina avait fait rénover la petite chapelle qui abritait l'autel destiné à la Reine des mers, sur le port. Le chantier avait duré quelques jours, et Ariel disposait à présent d'un autel tout à fait convenable. Pas un temple, mais une chapelle. C'était déjà ça. Il avait voulu aller prier, lui qui se languissait déjà de la haute mer et de la Passe, mais n'avait pas réussit à trouver le temps. Il espérait que la grande Garce des profondeurs serait compréhensive lorsque viendrait pour lui le moment d'armer en course son Alvaro de la Marca. Alvaro de la Marca qu'il avait d'ailleurs fait étroitement surveillé, tant que Valentino Tarenzione était sur Puerto Blanco. Même si l'Élu de Nerel et lui-même n'avaient jusqu'à présent eut aucun sujet de mésentente, il se méfiait toujours du roi des voleurs. On n'était à l'abri de rien, avec Valentino. Franco pouvait très bien se réveiller un beau jour pour trouver à la place de l'Alvaro un magnifique vide béant ! Il remit également à un valet un courrier, qu'il destinait à La Verte, dans les Îles de Jade. Puis il songea à une distraction supplémentaire à Puerto Blanco, entre deux courses, et on inaugura une corrida. Franco fondait grand'espoir en ce sport nouvellement élu sport national, le premier tour fut un succès, et déjà toute l'île attendait la seconde démonstration de force avec impatience ! En tant qu'ancien boucanier, Guadalmedina se dit qu'il piquerait volontiers la bête lui-même, ce qui le détendrait un peu ! Un moyen comme un autre, la mise à mort, de satisfaire son ennui grandissant et l'appel de la Passe ! Cela forgeait également les populations, un peu de sang n'avait jamais fait de mal à personne.

Trois jours après ce fameux dîner chez monsieur et madame de Fleurimont, Guadalmedina prit contact, par le biais de l'un de ses esclaves, avec celui qui était, disont-on, meilleur escrimeur de Puerto-Blanco ! Un certain Eskam, chef de la garde chez monsieur le Gouverneur. Un type rude à l'air de butor, que Franco avait croisé quelquefois au cours de sa vie, sans toutefois s'y s'attarder.

- Un PO par leçon, disait l'offre du Roi Pirate à Eskam. Vous venez directement à la résidence du Maître. Cela vous intéresse ? »

Dans un même temps, le Loup de la Passe passait commande d'acier des Marches afin d'aller plus puissant au combat. Ainsi que d'ivoire et d'argent.

Avec l'ivoire, il se fit confectionner le plus beau pistolet de Blue Lagoon, tout encerclé d'entrelacs en relief manuellement dorés à l'or fin. Avec l'argent, une rapière de douze pouces. Il ne croyait pas vraiment à une vengeance du vampire Kafkon Samuel. Mais si tel était un jour le cas, alors il ne tiendrait pas le rôle du pauvre vaincu dont s'empare le monstre.
Jeu 20 Juil 2017 - 2:52
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Abad El Shrata du Khamsin
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Abad El Shrata du Khamsin
Armando:

Armando était assis à son bureau lorsqu’on lui apporta une lettre. Après qu’il l’eut invité à entrer, le sbire posa le document sur le bureau poussiéreux et s’en alla.
Armando la regarda un instant cette lettre, le dos bien enfoncé contre le dossier de son fauteuil capitonné.  Il n’allait pas l’ouvrir tout de suite, ce n’était pas un homme pressé. Il ouvrit le tiroir et sortit sa pipe d’ivoire qu’il alimenta avec le tabac posé sur le table. Il alluma le tout et tira une longue bouffée puis ouvrit la lettre.
Pas de réunion cette semaine. Difficile de quitter mon poste. Chargé d’apprendre l’escrime à notre Roi Pirate.
Armando rebuta un rire alors qu’il inhalait une bouffée et faillit s’étouffer. Il éventa le devant de sa figure en toussant pendant quelques secondes puis reprit sa lecture :
Valentino Tarenzione est sur Puerto Blanco. Monsieur le Gouverneur veut le nommer son hériter.
Armando fronça les sourcils.
Ne me répondez pas, je suis surveillé.
E.


Armando tourna la lettre, rien n’était écrit sur son dos. Il la reposa doucement tout en tirant une autre bouffée de sa pipe.
Tarenzione à Puerto Blanco, que vient faire cet oiseau de parade dans ce trou à rat ? C’était plus grave que ce qu’il pensait.
Il se caressa la barbe. Il ne se l’était fait pousser que très récemment et il trouvait que cela lui allait plutôt bien : cela cachait un peu les rides qui marquaient ses joues et les commissures de ses lèvres. Mais au fond cette lubie n'avait été que le fruit de l'ennui qu'il ressentait sur ce rafiot et ne savait plus comment combler. Même ses deux prostituées attitrées l’ennuyaient. 
Cela lui ferait du bien de voir un peu le monde extérieur. Il regarda sa montre à gousset : sept heures du matin.
Sa décision fut prise en un quart de seconde et il se leva de sa chaise d'un bond. Il entra dans sa chambre sans calculer Arisha et Malina qui dormaient nues sur le dos, leurs seins pointant vers le plafond et se dirigea vers son armoire. Il mit plusieurs minutes à choisir un costume adéquat. Il opta pour un costume trois pièces à carreaux gris en crèpe de laine dont il avait fait l'acquisition lors d'un raid sur navire marchand des Sultanats ... Non, de l'Empire d'Ambre ? Il ne s'en souvenait plus, après tout c'était il y a plus de vingt ans. Pourtant il se souvenait pourtant bien de la tête de celui qu'il le portait lorsqu'il avait ordonne qu'on le pousse sur la planche, l'ayant préalablement soulager de son costume ; ça marque ses choses là. Armando n'avait pas tué beaucoup d'hommes dans sa vie, et se souvenait des visages de chacun de ceux qu'il avait passé au fil de sa lame en combat singulier ou fait exécuter selon les lois de son navire ; peu de pirates pouvaient en dire de même.
Il savait qu’il aurait chaud dans cet attirail mais cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas quitté son bateau et eut la joie de bien s’habiller qu’il en accepta le prix.

Il amarra sa barque un peu à l’écart la où le port s’effilochait en de petits pontons de bois où ceux qui n’avait pas le pécule d’amarrer leur embarcation les accrochaient là. C’était aussi le repaire des contrebandiers mais cela c’était une autre histoire.
Armando ajusta son chapeau melon sur son front et se dirigea vers le port, le vrai. Sur le chemin il passa près de plusieurs pirates saoul, comatant sur le sol après une nuit de beuverie. Tous étaient des hommes de Franco comme en témoignait la tête de loup brodée sur leurs vestes. Armando aperçut flotter un corps dans l’eau, apparemment celui d’une prostituée, c’était monnaie courante de nos jours.
Ce quartier était pourtant si calme à l’époque.
 
 
Ce fut entre au milieu des étalages qu’il le vit. Armando savait qu’il le trouverait là, Valentino avait toujours aimé flâner sur le port le matin, observer les hommes qui s’affairent, contempler les arrivages et parfois dérober quelques bourses :
« Faire vous-même votre marché, pour un homme de votre stature, c'est peu commun. Seriez-vous devenu un homme du peuple Valentino Torrenzione ? "
Valentino leva la tête, il était en train de caresser du doigt un cageot de cabosse. Sans doute étais-ce la première fois qu’il voyait du chocolat à son état originel. Il le dévisagea un instant puis un éclat traversa sa pupille et l’instant d’après les deux hommes s’enlaçaient d’une franche accolade.
« C'est bon de vous revoir. A vrai dire je visite, dit Valentino lorsqu’ils eurent fini leurs étreintes.
« Vous n'avez pas pris une ride. Moi par contre cela doit-être autre chose, je suis même étonné que vous m'ayez reconnu.
« Je suis physionomiste.
« Ne restons pas là mon ami. Que diriez-vous de rattraper le temps perdu autour d’un bon repas ? Il s’avère que je n’ai pas pris mon petit déjeuner et mon ventre crie famine. 
« Alors nous somme deux, répondit Valentino en souriant.
Valentino se dirigea instinctivement vers le Saint-Domingue.
« Je connais une autre auberge, si cela ne vous dérange pas. Les vieux messieurs ont leurs habitudes après tout, lança Armando qui connaissait le Saint-Domingue comme le quartier général de Franco.
« C’est vous le patron. »
*
« Alors que prendrons ces mess ... mais qui vois là, Armando ? Pourquoi te caches-tu vieux béta tu ne dis pas bonjour à Géraldine ta serveuse préférée.
Il n’y avait personne ce matin à la Hulotte Cajaque, Armando et Valentino avaient pris place au fond du magasin, à côté des barils de rhum.
- Géraldine, je te présente Valentino Torenzione.
Elle déglutit
« Le ... le Valentino Torenzione ? »
« Lui-même. Mais ne vous dérangez donc pas pour moi, dit Valentino arborant son sourire charmeur qui n’avait pas changé.
« Milles excuses, Mon Seigneur, si j’avais su je me serais apprêtée, dit-elle en ajustant son chignon. Que voudrez-vous manger ce matin ? Pancake à la banane et poisson frit ou fromage de chèvre au miel avec des toasts et confiture de fraises ?
« Le pancake pour moi.
« Comme il voudra. Quelque chose à boire pour accompagner ? Nous avons du rhum ou du vin. C’est que nos caves sont un peu maigres ces temps-ci, ce n'est pas le Saint-Domingue ici, ajouta-t-elle sur un ton de reproche.
« Du vin pour moi, merci.
Et elle partit sans même prendre la commande d’Armando.
« Ce n’est pas grave je lui dirai ce que je veux à son retour. » Il sortit sa pipe de son veston et la bourra de tabac. L’allumette fit un crac sonore et un instant plus tard le tabac flamboyait dans le foyer. Un petit nuage de fumée enveloppa les deux hommes.
- J’ai beau me creuser la tête, je suis incapable de me rappeler quand était la dernière fois que nous nous sommes croisés mon cher Valentino. Ma mémoire me fait défaut. Peut-être un brin trop d’absinthe durant ma jeunesse.
Il sourit, si bien que ses yeux se plissèrent.
Valentino leva les yeux au ciel, réfléchissant à la question :
- Cela doit faire dix Tours à présent.
- Vous résidiez encore au conseil des pirates de Port Argenterie dans ce cas.
- C’est exact.
- Ah la bonne époque. »
A nouveau il inspira une grande bouffée, ses lèvres habilement pincées sur le bec de la pipe. C’était son ancien second qui lui avait appris à fumer comme ça : de cette manière la fumée ne vient pas directement toucher la langue en vous donnant un gout amer dans la bouche et vous colorant les dents en jaune. Armando tenait à ses dents.
« Maintenant que vous les dîtes, ajouta Armando, je me rappelle. Oui je me rappelle bien, vous étiez venu faire une visite d’état. Voir la « deuxième cité pirate de Ryscior », dit-il en étouffant un rire.
Puis il regarda Valentino droit dans les yeux :
« C’est bizarre, Port Argenterie tombée et vous voilà ici. Vous qui êtes venu ici une fois en un millénaire, deux fois dans la même dizaine cela prête à réfléchir non ?
- J’observe et je constate, répondit-il du tac au tac.
- L’ampleur des dégâts ?
- Vous exagérez. »
Armando eut un rictus. Il tira une longue bouffée sur sa pipe, le tabac crépita.
La serveuse amena le cidre et le plat.
« Géraldine tu me mettras la même chose s'il te plaît ? Avec du vin. »
Quand elle s'aperçut qu'elle avait oublié sa commande elle ouvrit la bouche mais Armando coupa court d'un signe de la main. Elle se dirigea vers la cuisine.

 « C’est pour bientôt la nouvelle Port-Argenterie ? lachat-il enfin.
- Cela ne saurait tarder.
- Pourquoi ? Armando frappa du point sur la table.
 
 
- Car c'est une bonne chose pour la piraterie d'avoir une capitale, un havre de paix.
- La piraterie est avant tout nomade, dit-il en buvant une gorgée de vin. Sauf qu’en se concentrant dans une capitale on devient plus vulnérable, une attaque de Ram -qui se développe d’ailleurs à vitesse grand V- et on est réduit à zéro. Vous êtes en train de reproduire le même schéma qu’à Port Argenterie.
- Nous ne fûmes pas toujours tous nomades. Il fut un temps où un pirate était sûr de trouver un port dans le monde où il ne risquait pas d'être pendu pour ses crimes. Que ce port reparaisse est une excellente chose. En se rassemblant on devient plus fort, on amassa plus et on se développe tout autant. Franco est conscient de cela mais il veut aller trop vite. Il faut une dizaine d’année pour instaurer un régime stable. Voilà la raison de ma venue, je suis là pour le conseiller sur la bonne voie.
Au son de Franco Armando cracha par terre.
- Franco. A ce qu’il parait il est né ici ? Moi je ne le connais pas. Personne ne le connaît et voilà qu'il s'auto proclame Roi Pirate. Qu’il soit roi sur son rafiot ça c’est son problème mais personne ne me commandera et encore moins sur Terre. Par Nerel où est passé la piraterie libre ? "
- Veillez à ne pas jurer Nerel devant moi, Capitaine Vasquirel.
Armando se tut.
Au même moment, Géraldine revint avec le plat. Quand elle fut repartie, Armando reprit :
« Pourquoi pensez-vous qu’il n’y ait que du vin ou du rhum dans cette auberge ?
Valentino se tut, lui lançant un regard qu’il l’empressait de continuer.
« Franco a imposé un impôt sur toutes les denrées provenant de ses raids et comme il a la main mise sur toutes nos mers, il a complètement gelé le marché. Maintenant c'est se joindre à lui ou crever la dalle. "
- Il impose son autorité en quelques sortes.  
- Sauf que cela gronde parmi les insoumis.
« Si Franco a pu s'établir, c'est qu'il a des soutiens. Pourrais-tu garantir qu'ils seront dans votre camp ?
« Franco a deux aristocrates dans sa poche. Nous avons le peuple.
« C'est vite dit ça. Je n'ai pas vu beaucoup d'agitation en sa présence, l'autre soir.
« Il faut voir plus loin que ça. Croyez-vous que cela plaise aux habitants la hausse des meurtres sur notre île ? Les rues impraticables la nuit, les prostituées retrouvées mortes sur les quais ? Il souffle un vent de révolte chez la population, il suffit de tendre l'oreille pour l'entendre. Nous, et vous m'en serez témoins, on savait se tenir de notre temps. Les Dandy’s Pïrates en étaient un bon exemple, paix à leurs âmes "
Valentino compte sur ses doigts sous le regard perplexe d’Armando.
 « Je t'interromps parce que j'essaye de comparer le nombre de fois où un tel discours a été prononcé sans que rien ne se passe par rapport au nombre de fois où la population s'est effectivement révoltée. Donne-moi quelque chose de tangible, mon ami. Je n'ai pour l'instant que ta bonne parole.
" Je ne pense pas que vous aimeriez voir la chose tangible, lança Armando en lui lançant un regard qui en disant long. Je fais-moi même tout mon possible pour pouvoir la retarder, si vous voyez ce que je veux dire. "
Un groupe de paysans passa à leur côté.
" Excellent ce riz, n'est-ce pas ? feint Armando qui ne voulait pas être entendu.
« Viens-en au fait. Que veux-tu de moi ? chuchota Valentino en se penchant sur la table, un brin d'agacement pointant dans sa voix.
Il me tutoie maintenant ? Très bien.
« Je voudrais que tu parles à ce Franco. Qu'il commence par calmer ses hommes, bordel, lança-t-il comme si c’était une évidence.
- Ça, c'est possible à faire. Mais est-ce que ça suffirait, si la révolte venait vraiment ?
- Cela commencerait par calmer les petits gens. Quand aux pirates libres ils veulent lever l’embargo que fait subir Franco aux eaux du Sud.
Sauf que les ‘’loups de mers’’ qui refusaient de s’allier à Franco s’approchaient plus du cabot que de la bête féroce et prenaient leurs retraites sur les eaux turquoise de Grande Lagoon après avoir déterré un ou deux coffres mis de côté pendant les années d’or, aussi ils n’étaient qu’une très faible menace pour les hommes du Loup de la Passe mais cela Armando omit de le dire.
Il marqua une pause.
" Mais moi ce que je ne veux surtout pas c'est voir notre si belle ile réduite à la guerre civile à cause d'un gosse à l'égo surdimensionné."
- Là je te l'interdis. Franco est un homme bien plus intelligent qu'il n'y parait. Il n'y connait juste rien en fondation de cité. Coup de chance, je connais un peu mieux la politique que oui. Je peux l'aider.
« Tu peux même le commander ... »
Amrando laisse peser sa réplique, donnant à Valentino le temps de répondre.
- C'est possible, mais ce n'est pas mon objectif, dit-il finalement.
- Pourtant commander est bien le devoir d'un gouverneur à ce que je sache ? lança Armando en levant un sourcil, le coude appuyé sur la table, sa cueillère a la main.
- Que veux-tu dire ?
- La rumeur court mon cher ami, et elle voudrait que ce soit toi que Le Gouverneur ait choisi pour le succéder et quelque chose me dit qu'il n'en a plus pour longtemps, dit-il avant de se remettre à manger.
Valentino semblait pris de court.
- C'est un choix dur à faire. J'ai aussi mes propres projets à prendre en compte. Mais si c'est mon devoir... , murmura-t-il pour lui.
- Accepte. Cela serait une bonne chose pour notre île et calmerait un peu les ardeurs de notre Louveteau. "
- C'est sur... Ecoute, je me donne la nuit pour y réfléchir. Je dois en parler à Anabelle. C'est ma femme, elle a son mot à dire dans cette affaire.
- C'est que vois-tu, il serait préférable que tu attendes que le Gouverneur te propose officiellement le poste avant d'en parler autour de toi.
- Anabelle peut garder sa bouche cousue. Je lui fais confiance pour ça. Je dois y aller. Merci pour cet entrevue, dit-il en se levant doucement et le saluant de son chapeau.
Il lança une pièce d’or sur la table et sortit de l’auberge.
Il n’avait pas touché à son plat.
Sam 19 Aoû 2017 - 22:51
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Dargor
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Le Maitre de l'Intrigue
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Tous ces évènements auraient perturbé n’importe quel esprit mortel. Plus qu’ils ne le devraient. Mais Valentino Tarenziore n’aurait pas vu un millénaire entier naitre et mourir s’il avait été n’importe quel esprit mortel. Il y avait tout d’abord eu la conversation avec Madame. Celle-ci lui avait donné matière à réfléchir. Il en avait conclu que Franco était probablement quelqu’un de respectable. Un pirate dans la plus pure tradition, qui avait une pensée aussi droite qu’un pirate puisse l’avoir quant à ce qu’il voulait faire. Mais que malheureusement, ce dernier n’était pas réellement apte à atteindre l’objectif qu’il s’était fixé.
Du moins pas sans aide. C’était là qu’il intervenait. Car il avait passé trop de tours à ne rien faire, à ne plus pratiquer de piraterie. Mais à la vision de Puerto Blanco, une flamme renaissait en lui. Il la croyait éteinte, sans jamais vraiment y croire. Mais elle brûlait de plus en plus fort, à présent, prouvant qu’elle n’avait jamais été qu’étouffée, à tout le moins.

« Et, si Nerel et Ariel me le permettent, qu’il me soit donné de redevenir un honnête pirate, avait-il conclu à Anabelle, après lui avoir confié que la vie romantique et aventureuse qu’il avait menée pendant des siècles commençait à le rappeler à lui. »

Et il se devait donc absolument d’aider le loup de la passe à concrétiser son projet.
Mais au moment où il réalisait cela, il avait appris que Comnena avait disparue ! Son sang de père n’avait fait qu’un tour. Il était peut-être l’élu de Nerel, et son instinct de pirate et de voleur se réveillait peut-être, après plusieurs tours de sommeil, au contact de Puerto Blanco, mais il restait vigilant. Il aimait les enfants qu’il avait eu à travers les âges, et Comnena ne faisait pas exception. Et la détresse sur le visage d’Anabelle, qui s’imaginait déjà tous les sorts atroces qu’une enfant pouvait subir à Puerto Blanco, lui avait fait mal. L’espace d’un après-midi, la flamme romantique qui renaissait en lui s’éteignit totalement, et il vit la ville comme un ramassis de criminels, de vauriens prêts à toutes les atrocités. Ils la cherchèrent donc, tout l’après-midi.
Heureusement, elle n’avait rien. Elle était sortie accompagnée par un garde, qui n’avait pas trop su que faire de l’étrange requête de la fillette. Aussitôt qu’ils avaient revu leur fille saine et sauve, les deux parents avaient laissé éclater leur soulagement. Tandis qu’Anabelle collait le visage de sa fille contre son épaule, la soulevant du sol et refusant de la reposer, il lui avait caressé les cheveux. Il n’avait pas besoin de la sermonner. Il pouvait voir dans son visage que Comnena savait ses parents mécontents.

« C’est pour ça que tu ne seras pas grondée, dit-il. Ça fait mal de sentir les siens souffrir pas vrai ? Je vois que tu trouves que oui. Cette souffrance sera en elle-même ta punition.
-Nous nous sommes terriblement inquiétés pour toi, ma chérie, dit Anabelle. Il faut que tu nous promettes de ne plus nous désobéir comme cela, d’accord ? »

Comnena maugréa un « Promis », et ses parents la crurent. Mais ce n’était pas la fin. Il y eut la discussion avec Armando, durant laquelle il apprit qu’un poste de gouverneur allait sans doute lui être proposé. Il sortit de cette conversation en pleine réflexion. Comme il l’avait annoncé, il devait d’abord en parler à Anabelle. La flamme, éteinte un après-midi, était de retour. Il espérait vraiment réussir à la convaincre d’accepter le poste. Mais à sa grande surprise, ce ne fut pas dur. En fait, lui expliqua-t-elle, elle préférait encore cette vie dans une cité inconnue et un peu sauvage à la vie kelvinoise. Là-bas, elle devait en permanence se cacher, et cacher sa fille, de peur que sa famille ne la retrouve. A Puerto Blanco, ils ne viendraient pas la chercher.

« Bien sûr, avait-elle dit, je sais que je ne pourrai pas aller me promener joyeusement dans les rues de la ville. Mais cette vie-là vaut toujours mieux que de me terrer toute la journée dans notre maison à Kelvin, comprends-tu. Et je pense que cela permettra à Comnena d’avoir une vie meilleure, elle aussi. L’imagine-tu, sinon, grandir en ne voyant pratiquement jamais personne ? Ici, elle pourra parler aux serviteurs de la maison… S’il pouvait y avoir une école, nous pourrions l’y envoyer sans crainte… »

Valentino doutait qu’il y ait une école, mais il se rangea à cet argument, qui après tout l’arrangeait pour le mieux. Il faudrait cependant en construire une, peut-être. S’il devait être gouverneur, ce serait une question à laquelle il réfléchirait.
Autre évènement, il décida d’offrir Taki à Franco. Pourquoi ? Parce qu’il allait falloir lui annoncer qu’il comptait accepter le poste de gouverneur. Il préférait encore que cette annonce se fasse dans un contexte particulier. Pour ce qu’il en savait, Franco n’était d’après Armando sans doute pas aimé de la population, le savait sans doute, et donc il devait être pris avec des pincettes. Valentino devait s’en faire un allié. Il se méfierait sans doute de la putain si elle lui était offerte avec l’annonce de sa nomination… Il faudrait jouer fin.

---

Tavish fut réveillée par le bruit d’une bataille. En mer. Quand elle monta sur le pont, ce fut pour constater que deux navires, dont le sien, étaient coque contre coque et qu’un féroce combat avait lieu. Remarquant le pavillon qu’arborait le navire attaquant, elle eut une expression joignant le sourire au soupir.
Cela faisait des tours qu’elle n’avait pas été attaquée par des pirates, mais c’était déjà la troisième fois. Les deux premières, ces derniers avaient réussi à la capturer. Elle espéra réussir à prévenir le destin, pour cette fois.
Ses espoirs furent réduits à néant quand, malgré son soutien magique, son équipage perdit. Elle avait pesé lourd dans la balance, mais pas assez pour compenser le fait qu’elle soit montée après que la bataille soit déjà bien engagée. Mais même quand elle fut la dernière, elle refusa de rendre les armes. Elle tenta de parler aux pirates, de les convaincre de renoncer à leur vie mauvaise.
Elle en fut récompensée d’une balle dans la hanche. Capturée pour la troisième fois par des pirates, donc, songea-t-elle alors qu’elle était emmenée sur leur navire, un rictus de douleur causé par sa profonde blessure sur le visage.
Mais elle n’avait pas peur d’eux. D’avance, elle le savait, aucun pirate ne serait jamais l’égal de Kent. Cela allait au mieux lui rappeler des souvenirs, même si elle devait avouer que ce ne serait pas que des bons…
Jeu 24 Aoû 2017 - 23:16
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Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
Franco Guadalmedina
Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.

Hugo



« Comment tu t'appelles ?
- Taki.
- Que sais-tu faire, Taki ?
- Tout, monsieur.
- Ici on ne dit pas monsieur.
- Que dit-on ici, alors ?
- On dit Capitaine sur mer. On dit Seigneur ou Maître sur terre. Tu choisis celui que tu préfères.
- Seigneur Franco, alors. Maître ça n'est que pour les esclaves, si je ne m'abuse. Je ne suis pas une esclave.

Il la trouva impertinente, pour une pute. D'un autre côté, une pute assujettie à ses pieds aurait été décevant de la part de Valentino Tarenzione. Une pute qui marchait le regard fier. Voilà donc ce que ce diable d’Élu de Nerel avait choisis pour l'assassiner en douce. C'est du moins ce que pensa Franco lorsqu'il la vit pour la première fois. Depuis que le Capitaine Valentino Tarenzione et Madame s'étaient faits proches voisins, il voyait des démons un peu partout.

- C'est vrai, dut-il reconnaître face à Taki. Tu n'es pas esclave. Tu es une pute.

Il crut qu'elle allait se donner du temps pour la répartie, mais même pas. Elle fusa, directe et nette, comme un coup de lame.

- Je suis capable de faire des choses que vous n'imaginez même pas. Qu'aucune autre pute ne vous a faites avant moi.

Il en doutait.

- Ton accent. Tu viens du Nord.
- De Kelvin.
- Bwa..

Il croisa les bras.

- Vous n'aimez pas Kelvin, Seigneur ?
- Kelvin ne m'aime pas non plus. Je n'aime pas les Nordiennes en général.
- Vous préférez les peaux noire, conclut Taki.
- Peut être.

Elle avança alors vers lui, laissant tomber sa robe légère comme une plume, qui vint embrasser le sol à ses chevilles. Il dût reconnaître qu'elle avait tout ce qu'il fallait d'appas pour séduire un homme. Amateur de peaux noires ou pas. Elle enroula alors ses bras autour de sa nuque, se grandissant sur la pointe des pieds, pour venir lui décrocher un premier baiser. Un baiser qui se voulait doux, chaud, légèrement salé. Des lèvres faites pour séduire, songea le Roi Pirate.

- Fouillez-moi. Vous verrez que je ne dissimule pas un couteau quelque part, sourit Taki. Vous pouvez fouiller partout, partout...

Et ce disant, elle accompagnait ses mains à lui, à travers ses gants, jusqu'à ses hanches, puis ses cuisses fermes et qui appelaient les baisers, puis plus bas encore. Il les enleva.

- Je ne crains pas un coup de couteau de ta part.
- Vous vous méfiez pourtant de moi ! s'indigna-t-elle en reculant tout-à-coup, l'air pincé comme une petite fille à qui l'on vient d'enlever sa poupée.
- Ce que je crains, c'est quelques sucs malfaisants au fond de mon verre de vin. De la ciguë par exemple.

Alors, Taki parut vraiment pincée. Elle lui tourna le dos !

- Monsieur Valentino Tarenzione n'est pas un homme comme ça ! Et je ne suis pas une femme comme ça non plus.
- Je ne sais pas lire un homme de plus mille Tours hélas, répondit Franco. Et je me suis toujours méfié des putes. Ce que tu es.

Elle changea alors d'attitude, posant ses mains tout contre ses hanches à la façon d'une danseuse orientale ou d'une courtisane Oréenne, les deux se valaient pour lui.

- Je ne suis pas jolie ? demanda-t-elle en toute simplicité.

Au fond, il ne voyait pas l'utilité de lui mentir.

- Tu l'es. Et je suis sur que tu es aussi douée que tu le prétends. Mais j'ai une femme. Je n'utilise pas les putes.
- Ah oui ! La femme enfant du Roi Pirate !

Il la gratifia d'une main posée à plat sur l'épaule, lorsqu'il la dépassa simplement.

- Tu peux te rhabiller. Je ne t'userai pas de toi de cette manière. Et comme tu me l'as si bien rappelée, tu n'es pas mon esclave. En l'occurrence, ça serait incorrect de ma part de te mettre au travail. Et puis le Capitaine Tarenzione pourrait mal le prendre. Mes esclaves t'amèneront à une chambre. Ca sera la tienne. Tu pourras la garder, ou te rendre dans le salon ou les jardins si tu en as envie. Le temps que je trouve quoi faire de toi. Je veillerai à ce qu'on te traite bien, malgré tout.

Tandis qu'il rangeait mentalement cette affaire comme classée, il pouvait entendre la belle Kelvinoise l'interpeller une derrière fois dans son dos.

- C'est vrai que vous préférez les enfants ?

Il lui jeta simplement par-dessus son épaule :

- Apprends à rester à ta place, Taki.

Il avait bien appuyé sur le Taki. Puis, il la dépassa d'un pas avenant.

~



Franco n'alla pas loin. C'était là, à l'intérieur d'un hangar récemment bâti par ses esclaves qu'il la retrouva. Il dépassa sans un mot les deux esclaves massifs qui faisaient la garde, fusils sous le bras, et entra sans frapper. Le plafond, très haut, abritait deux singuliers personnages. Le premier était un vieil homme du nom de Narcisso Aldabande, originaire du Royaume d'Oro, et l'un des plus grands sculpteurs de Ryscior. Et pour cause ! Le bougre avait fait un métier de son art et ses services étaient tout sauf donnés ! En se faisant une réputation auprès d'Oro, de Ram et de l'Empire d'Ambre, avec le grand bronze sur la place d'Abbör, les décorations du jardin de Garay, les hauts-reliefs du temple de Midass, le buste gigantesque d'ivoire de Mystin en la cité de Jade Étincelante, le phare de Théodöras et tant d'autres qu'on ne savait plus nommer, Narcisso avait taillé le portrait à plus d'une dizaine de dieux ! A présent dans le déclin de l'âge et au crépuscule de sa vie, il n'acceptait plus que les travaux qui l’intéressaient personnellement. Franco avait dû offrir la rançon d'un roi pour l'amener jusqu'à Puerto Blanco. Il avait négocié, en plus d'un coffre en or rempli, plus de deux-cents barils de rhum, et il cédait l'un de ses bâtiments, le moins considérable, au vieux grippe-sou. Mais Narcisso lui avait promis en échange la plus belle représentation d'Ariel qu'il verrait de sa vie ! Franco avait estimé le marché valable, si tant est que l'artiste tenait parole. Il lui avait promis deux fers rouges si l'oeuvre finale le décevait, un fer pour chaque main. Ceci afin d'éviter que la seconde marque soit moins chaude que la première. Tout était une question de finesse ! Le vieux avait rigolé avant de lui serrer la main ! "Marché conclu !" et il s'était mis au travail ! Rapidement, il avait fait venir de l'Empire d'Ambre le meilleur et le plus grand bloc d'ivoire qu'il avait pu trouver afin de le travailler. Il avait demandé à Franco un modèle, et ce dernier s'était mis en chasse. Il n'avait pas mis énormément de temps pour le trouver. Sur les conseils de son frère Wallace, il avait déniché la perle rare.

Elle s'appelait Annabelle.

Non pas la femme de Valentino Tarenzione, mais une wench de comptoir travaillant dans une auberge crasseuse sur le port de l'île et qui vendait parfois son cul pour quelques piécettes. Il avait offert cent fois le prix d'un câlin pour qu'elle le suive jusque chez lui, ce que la belle avait fait sans poser de question. A partir de là, il l'avait couverte de bijoux, or, diamants, jade, argent, perles et demandé à ce qu'elle lui cède son corps. Il l'avait alors arrêté.

- Je ne veux pas ton corps de cette façon là, avait-il dit.

Annabelle était passée de frustre gigola des docks de Puerto Blanco au plus beau portrait d'Ariel vivant sur terre. Franco ne l'avait pas choisie pour rien. Wallace n'avait pas menti. Annabelle ressemblait à Phadria. Alors qu'elle s’étouffait sous ses "merci mon Seigneur, merci" , il avait voulu lui dire à quel point c'était elle qui lui faisait là un magnifique cadeau. Un cadeau qu'il n'aurait pu acheter, même avec tout l'or du monde. Celui de revoir -même en impression- le visage de la plus belle femme du monde. Elle avait des lèvres très justement taillées qui aimaient parler tout bas, surtout pour remercier son Seigneur. De sa bouche émanaient mille senteurs de fruits exotiques, d'air marin et de fleurs. Le printemps embaumait moins qu'une seule parole de cette bouche là ! Son front, bien mis, portait la fierté. Sa chevelure de jais cascadait, véritable crinière parfumée, jusque dans son dos. Ses épaules étaient à la fois délicates et inébranlables. Sa taille fine. Ses hanches fort agréablement marquées. Pour couronner le tout, Annabelle portait deux yeux d'émeraudes encadrés de longs cils bruns, et lorsqu'elle plissait le regard en souriant à son bienfaiteur, il devait se faire violence afin de ne pas l'embrasser. Ne pas l'embrasser, ou ne pas sauter dans le premier bateau venu pour joindre les Îles de Jade ! Une pensée qui le déchirait souvent.

Franco passait simplement pour constater que le travail de Narcisso avançait bien. Voûté tout en haut de son échelle, sur son gigantesque bloc en ivoire -Dieux, combien de bêtes avait-il fallu abattre pour produire un tel monticule de matière précieuse ?- le vieux sculpteur travaillait d'arrache-pied ! Il faisait pitié dans sa bure blanche de poussière, quand on savait qu'il était aussi riche qu'un roi ! Devant lui, au centre du hangar, Annabelle se tenait fièrement, gardant la pose. Belle à se damner dans sa robe blanche descendue jusqu'à la taille, la rondeur de ses seins, de ses mamelons roses comme une pêche, le regard haut, les pieds nus, la goutte de sueur qui coulait sur sa chair, cette Ariel aurait faite chavirer n'importe qui ! Un regard de braise venait anoblir les nombreux bracelets de poignets et de chevilles, les perles et les bagues qu'elle arborait. Et autour de sa nuque ambrée, tombant délicatement et bien droit entre ses seins qu'on avait mouillé, le fameux pendentif de la Reine des mers. En son centre trônait le plus grand saphir que l'ancienne gourgandine avait sans doute dû voir de toute sa vie ! Franco avait fourni le modèle et tous les bijoux, pendentif compris. Il avait dépensé sans payer. Selon Narcisso, la statue, haute de plus de seize pieds de hauteur en ferait presque vingts avec le socle ! Elle serait achevée dans moins de six Lunes. Franco Guadalmedina comptait la déposer en plein centre du port de Puerto-Blanco, face à la mer. Ariel inciterait ainsi les fidèles à la prière et à l'offrande, à l'intérieur de son tout nouveau temple. Franco s'était chargé de cela, également. Encore une fois, il avait fait les choses en grand. Le Roi Pirate avait loué les services d'un nombre titanesque d'esclaves, avançant un sac d'or de cent écus par tête à leurs propriétaires. Il les gardait en échange, un Tour entier. Si l'esclave mourrait, Franco promettait d'en rendre deux audit propriétaire. Si l'esclave revenait blessé, il le rendait avec un esclave neuf. Il avait ajouté à cette colonie de travailleurs les trois-quarts de ses propres esclaves, interrompant par là le chantier d’agrandissement qui chamboulait sa propre demeure. Le nouveau temple d'Ariel serait gigantesque, avec des pilastres polis de centaines de pieds de hauteur ! Volontairement, il avait voulu plus grand que le plus grand temple d'Ariel au monde. Plus grand encore que celui de Kelvin. Un véritable palais, donc, pouvant abriter jusqu'à cent-dix ou cent-vingts prêtresses. Cela impliquait également un travail colossal au niveau de l'aménagement de Puerto Blanco tout entier ! Le Roi-Pirate avait su faire la place et, en étroite collaboration avec Madame et Monsieur de Fleurimont, ils avaient ni plus ni moins réorganisés la ville ! La place d'Ariel, comme elle se nommerait, serait également la Plaza Mayor de l'île. Ils avaient dû déménager des centaines de foyers et d'établissements pour cela. Le Roi Pirate avait encore une fois tout financé, et avec l'appui du Gouverneur ainsi que des îles voisines, Portazura, Santa-Sarah et Porto Santo -qui acceptaient désormais l'autorité du Roi Pirate et du Gouverneur de Puerto Blanco !- il veillait sur l'édification d'une véritable merveille architecturale du monde moderne !

Il espérait se rattraper aux yeux de la Reine des océans. Lui qui n'avait plus mis un pied sur mers depuis plus d'un Tour et demi.  

Mais lorsque ses yeux gris se posèrent encore une fois sur Annabelle et sa poitrine scintillante de rosée, il en oublia rapidement Ariel. Satisfait, le Roi Pirate laissa là Narcisso à son art.

~



Du haut des falaises blanches de Puerto Blanco, Franco Guadalmedina, Wallace ainsi que la prêtresse masquée, Calcite Yorel, assistaient sans mot dire à l'écume blanche vrombissante qui faisait trembler le petit port de l'île, après s'être refermée sur le trois-mâts qu'elle venait d'engloutir ! Avec à son bord, Gabriel Cortez, dit le cauchemar Ramien. Le dernier Seigneur Pirate en date de Guadalmedina, et qui partait pour une toute nouvelle entreprise.

- Je t'avais prévenu. siffla entre ses dents la prêtresse noire. Tu négliges Ariel. Tu en payes le prix.

Estimant clos le sujet, mains croisées derrière le dos, les pieds nus, elle s'en retourna, silencieuse comme un lac derrière son masque pernicieux. Franco esquissa un sourire, fin sous sa moustache.

- Je me repens de ma déficience, prêtresse. Mais voilà bien la preuve que la Déesse a mis de côté son animosité.

Calcite Yorel se retourna sans comprendre, lâchant entre ses dents blanches une première phrase qu'il n'entendit pas à cause du vent qui soufflait en bourrasque. Sur le port, tout le monde accourait ! On se pressait ! On criait ! On montrait la mer du doigt !

- Tu es fou, lui fit Calcite. La Déesse vient de te couler. Sa colère n'a pas été apaisée. Bien au contraire !

Guadalmedina ajusta son chapeau.

- Ce navire était une offrande à Ariel, ni plus, ni moins. Je vois qu'elle a accepté l'oblation. J'estime donc qu'elle n'a plus de grief à mon égard.
- Comment peux-tu penser ça ? Es-tu idiot, Roi Pirate ? D'ailleurs, tu n'as rien d'un roi.

Il ignora la pique de sa prêtresse.

- Savais-tu ce qui faisait lieu de lest dans ce bâtiment ? Des barres en argent. Le navire de Cortez était rempli de coffres, de coquillages, de perles, d'or et d'argent en barre. Je suis passé par le temple, juste avant qu'il ne prenne le départ. Ariel savait que je désirais me racheter auprès d'elle.

Étonnée, Calcite Yorel revint vers lui. En contrebas, Franco pouvait apercevoir la seconde prêtresse d'Ariel de l'île accourir à son tour, entamant un chant de louange pour la Reine des Mers. Et déjà, tous les badauds qui l'avaient aperçus le montraient du doigts, criant sans doute qu'il était maudit. Franco s'en foutait bien.

- Tu as offert l'un de tes Seigneurs Pirate en sacrifice à Ariel ? demanda Wallace d'une voix éraillée.

Franco apaisa son frère d'une main sur l'épaule.

- Tant que la Déesse était contre moi, nous ne pouvions reprendre la mer. Je nous bloquais à terre, tous les deux.
- Tu as des obligations à terre, Franco. lui rappela le Mage Gris sans pour autant contester l'offrande.
- Gabriel Cortez était un traître à notre cause. Si sa mort a pu apaiser la Déesse, il nous aura alors enfin été utile ! Je ne resterai plus très longtemps à terre désormais. Je m'y ennuie à mourir.

Il tourna son regard vers l'horizon. Le voile bleu qui couvrait les domaines d'Ariel s'était tendu de nouveau, apaisé, lumineux.

- La mer m'appelle de nouveau.

~



Franco eut un instant la pensée que toute sa vie était réglée. Il avait au monde un héritier -ou plutôt une héritière- à qui il donnait son nom et qui assurait la constance de cette dynastie des Rois Pirate sur la Passe. Il avait pris le pouvoir sur Puerto Blanco, Portazura, Porto Santa et Santa-Sarah. Bientôt, tout l'archipel se soumettrait. Il tenait d'une main ferme le commerce de la Passe et de la mer Noire. Ses navires étaient tombé sur Ram et sur l'Empire. Il avait mis à la ruine le Nouveau Monde. Son pouvoir s'établissait de jour en jour sur son île natale. Tous les jours effectivement, des marchands ou d'anciens pirates accostaient sur le port en agrandissement de l'île, demandant une entrevue avec lui afin de pouvoir exposer telle ou telle marchandise au marché local, ou effectuer telle ou telle vente un soir de beuverie au Saint Domingue. L'arrivée sur Puerto Blanco de Valentino Tarenzione, Élu plusieurs fois millénaires de Nerel avait également suscité grand nombre de bourdonnements. Valentino Tarenzione se refaisait pirate ? Alors il y avait de l'espoir pour tous les anciens rescapés d'Argenterie ! Pour tous ces fils de pirate que leurs pères, retraité à trente ou quarante Tours grâce à un ou deux coffres déterrés ça et là, laissaient sans héritage ! Pour tous ces marins, Ramiens, Tahariens, Oréens ou Impériaux, que la Navy abandonnaient comme mendiants ou crève-la-fin dans ses rues sitôt qu'une guerre se terminait !

Il leur suffisait de se placer sous l'étendard du Loup Noir.

Franco songea néanmoins qu'en dépit de toutes ces clartés de lumière qui semblaient scintiller désormais dans sa vie, il demeurait une part d'ombre, éternellement vide. Il la chassa vite, mais le sort encore une fois le rattrapa. Un valet à cheval le trouva alors qu'il était en compagnie de Wallace, Tibocco et Vicente, sur le chemin du retour. La missive qu'il reçut possédait le cachet de Guinelant Tucil, Seigneur des îles de Jade, et il l'ouvrit sans anxiété, à l'intérieur même du coche qui l'amenait dîner chez Monsieur de Fleurimont. A la tête qu'il tira au fur-et-à-mesure qu'il lisait, Wallace devina tout de suite que quelque chose n'allait pas. La missive était signée Phadria Red. Elle lui manquait plus qu'il ne le laissait paraître, et le seul fait de commencer à oublier les traits délicats qui composaient son visage le rendait fou. Pour toute réponse, il dit à Wallace en lui tendant la lettre :

- La salope. Lis.

Il gagna la propriété du Gouverneur après avoir déposé Wallace chez eux, avec un million de questions en tête. Il y retrouva Valentino Tarenzione, Comnena et Annabelle. Franco parut effacé le reste du repas. Comme il s'en doutait, on fit la demande officielle à Terenzione concernant le poste de Gouverneur des quatre îles de Grande Lagoon. Franco apporta son accord à une telle nomination. Valentino demanda du temps pour réfléchir, évidemment. A voir les étoiles qui scintillaient dans les yeux de la gosse, la jeune Comnena, Franco la devina pressée d'entendre le fameux "oui" de la bouche de son père ! Elle se plaisait bien, apparemment, à Puerto Blanco. Il était plus de la mi-nuit lorsque le Roi Pirate gagna enfin sa demeure. Mais sitôt qu'il eût franchi les grilles, il remarqua les nombreuses lumières allumées derrière les fenêtres, la voix de Myrah sanglotant dans le salon, et sut que quelque chose n'allait pas. Il prit le pas de course !

- Maître, Maître !

Ce fut une esclave éplorée qui se jeta dans ses bras, balbutiant des propos incompréhensibles.

- Camille..votre..fille...tout à l'heure..très mal...devez..a voir...vite..à l'étage..
- Quoi ? Quoi ma fille ?

Il craignit d'abord qu'un quelconque ennemi n'ait empoisonné sa fille mais ne parvenait à ne rien obtenir d'autres de la bouche de l'esclave. Il la poussa sans ménagement et entra chez lui comme une furie, Valentino Tarenzione sur les talons !

- Où est-elle ? Où est Camille !

Elle vit Myrah, qui pleurait dans un mouchoir de soie, lotie dans un fauteuil au salon. Des chandeliers étaient allumés et trônaient un peu partout !

- Myrah, que s'est-il passé ! cria-t-il.
- C'est pas moi ! C'est Ewa ! Je jure que c'était Ewa qui devait s'en occuper !
- Par l'enfer quelqu'un peut m'expliquer ce qu'il s'est passé ici ?!

Wallace le retint alors dans sa rage, l'apaisant d'une voix ferme mais placide.

- Camille est en vie, Franco. Elle a fait une chute, du balcon du premier l'étage, dans l'après-midi.
- Quoi ?!
- Elle se repose à l'étage.

Il écarta Wallace, gravissant les éscaliers deux par deux sous les lamentations et Myrah !

- Qu'on appelle une prêtresse, immédiatement ! cria-t-il !
- Elle est déjà là ! lui cria d'en bas le Mage Gris.

Il entra en trombe dans la chambre, sa cape noire flottant derrière lui ! Camille était en vie, selon Wallace. Sur le corps allongé de sa fille il distingua effectivement parmi la clarté lunaire la prêtresse d'Ariel de l'île. Inquiet, il avança jusqu'à elles !

- Comment va-t-elle ?
- Elle a besoin de repos, Seigneur.
- Comment va-t-elle ! répéta-t-elle.

Camille dormait, le souffle régulier. Un ecchymose léger, bleuté, couvrait sa tempe droite. Les draps relevés sur son petit corps. La prêtresse amena l'infortuné père jusqu'à une chambre voisine.

- On est venu me quérir du temple en urgence. J'ai fais ce que j'ai pu.
- Ce qui veut dire ?
- Ce qui veut dire qu'elle s'est brisé les deux jambes, dans sa chute. J'ai travaillé toute l'après-midi, et toute la nuit à réparer ça. Ariel a pu raccorder les os entre eux.

La suite tomba comme un glas fatidique et surtout définitif.

- Mais elle ne marchera plus jamais.

Il eut l'impression qu'on venait de le frapper. Il fit répéter à la prêtresse son verdict !

- Maintenant ce que votre fille a besoin, c'est de repos. Elle est en vie, c'est l'essentiel. Mais vous savez comme le corps est si fragile, à cet âge là.

Non, il ne savait pas ! Camille avait à peine un Tour et demi. Elle n'avait pas même vu passer deux fois toutes les saisons !

- Donc ma fille restera infirme ?

La prêtresse s'était retirée, silencieusement. Franco avait voulu la rattraper par le bras ! La tirer par les cheveux, s'il le fallait ! Lui dire de revenir ! De continuer les soins ! Elle avait ressoudé les os ? Parfait ! Qu'elle lui rende ses jambes, alors ! Putain, c'est quoi ce putain de bordel encore ! Une fille infirme ? Une fille infirme ! Impensable !

Il descendit les escaliers de nouveau en furie, une rage irascible à épuiser ! Encore une fois, Myrah se dressa sur son chemin, et il la balaya d'un revers du bras ! Ce qui la fit tomber au sol d'ailleurs, mais il s'en foutait ! Annabelle, la mère de Comnena, l'aida à se relever.

- EWA ! OÙ EST EWA ?!

Apparue alors la jeune esclave, terrifiée ! Joignant ses mains entre elles en signe de prière, elle pleurait, demandant des nouvelles de l'enfant ! Il agrippa par les cheveux avec tant de violence que Myrah poussa -encore !- un cri ! Une main refermée sur la gorge de la jeune Ewa, sans qu'aucune compassion ne l'oppresse, il lui hurla littéralement au visage :

- JE T'AI SAUVÉ D'UN TRUAND SANS VISAGE ! J'AI RACHETÉ TA LIBERTÉ AVEC MON OR ! JE T'AI NOURRIE ET LOGÉE AVEC POUR SEULE CONSIGNE DE T'OCCUPER DE MA FILLE ! ET J'APPRENDS QU'ELLE VIENT DE SE BLESSER ! PAR TA FAUTE !

Entre deux "pitiés" et "Maître" la jeune Ewa tentait de s'expliquer, mais les mots étaient incompréhensibles entre ses lèvres et ses larmes ! Alors il arma son poing, prêt à lui briser la mâchoire, le nez et le crâne à coups de poings s'il le fallait ! Ce fut Wallace qui l'arrêta en surgissant dans son dos, agrippant son poignet !

- Arrête !
- Je vais tuer cette pute !
- Arrête ! Calme-toi ! Ewa n'y est pour rien !
- C'est à cause d'elle que Camille est tombée !
- Non ! Ewa était absente !
- Qu'en sais-tu, Wallace ?!
- Ewa était avec moi !

Les poumons sur le point d'exploser, la gorge en feu, l'écume aux lèvres, il sentit sa force se crisper sous la poigne de son ami et frère !

- Ewa était avec moi. répéta Wallace.

En pleurs, Ewa essayait tant bien que mal de se dégager de Franco ! Déjà, Valentino Tarenzione s'était approché, et il dû relâcher sa captive qui tomba à ses pieds, pleurant et répétant mille fois "pardon..pitié..pardon..pitié".

- Pourquoi je te croirai ! riposta Guadalmedina en s'adressant à Wallace. Tu es tombé amoureux de cette pute !
- Tu sais que je ne mens jamais.

Cette dernière phrase apaisa finalement le Loup. Le bras tremblant, il laissa retomber sa hargne, sa soif de sang, sa folie meurtrière. En tant que Mage Gris, Wallace, qu'il connaissait depuis toujours, son fidèle Second, savait mentir avec les apparences. En contrepartie, jamais il ne mentait avec les mots. Il avait toute sa confiance.

- Pourquoi Myrah mentirait ?
- Elles se sont peut-être mal comprises. Ou bien elle craint ta colère. Je ne sais pas. Mais cesse de chercher une coupable, il n'y en a pas.

Il conclut par :

- C'était un accident, Franco mon frère. Je suis désolé.

Il eut bien besoin de l'alliance de Valentino Tarenzione et de Wallace, afin de faire retomber l'intégrité de la colère qui lui retournait les tripes et lui cisaillait la bouche ! Ainsi que d'une bonne bouteille de rhum ! Les événements l'etourdissaient, et il n'arrivait pas à se rendre vraiment compte du malheur que les Dieux laissaient tomber sur sa tête. Sa fille unique. La future commandante de l'Alvaro de la Marca. Celle qui devait être la Louve de la Passe après lui. Sans jambes ? Intérieurement, il maudit Atÿe. Artémis. Camille. La Déesse de Phadria devait bien se foutre de sa gueule, de là où elle était ! Il lui crachait à la gueule !

~



La soirée avait été longue pour tout le monde, et le jour peinait à se lever. Myrah s'était soudain trouvé une passion soudaine pour le fauteuil qu'elle n'avait plus quitté. Ewa s'était mise en retrait, essuyant ses larmes, tantôt consolant Myrah, tantôt veillant près de la porte de la chambre de Camille. Il ne restait qu'une ou deux heures avant l'aube lorsque Valentino Tarenzione, avec une parole réconfortante pour Franco, puis pour Myrah, gagna sa chambre pour rejoindre son épouse. Alors que Wallace s'éclipsait à son tour, conseillant à son ami de prendre un peu de repos, -il allait rejoindre Ewa, Franco le devinait !- le Roi Pirate vint trouver Myrah. Seuls tous les deux, perdus en tête à tête dans l'immensité de la maison, il lui parla sans même la regarder, fixant un point invisible devant lui.

- Tu ne sais pas veiller sur ton propre enfant, Myrah ?

Elle ne dit rien. Il l'entendit renifler. Alors il la regarda. Jamais il trouva qu'elle n'avait plus l'air d'une gamine qu'en ce moment. Il voulut la frapper, mais il retint de nouveau cet arc de colère. Il se contenta de lâcher, froid, glacial.

- Tu me dois un enfant.
- Camille n'est pas morte, lui rappela Myrah la voix tranchante comme du verre.
- Camille est infirme.

Et il s'approcha d'elle, les mains croisées dans le dos, avançant son visage très près du sien.

- Que se passera-t-il, maintenant, si je décidais que tu me devais un enfant ?

Elle trouva le courage de soutenir son regard de givre, éclairée seulement par les flammes mourantes du chandelier.

- Je ne veux pas d'un autre enfant de vous !
- Tu n'auras pas le choix.
- Si vous me touchez encore, je hurlerai !
- Ah bon ?
- Je hurlerai ! répéta-t-elle. Et Monsieur Tarenzione viendra me sauver de vous !

Il s'écarta, les lèvres pincées. Il les desserra à peine assez pour murmurer, glacial, plein d'ironie :

- Tu hurleras...

Alors, aussi fragile qu'une brindille, Franco Guadalmedina vit Myrah craquer, tomber en pleurs, se lever du fauteuil et regagner sa chambre avant de s'y enfermer à double tours.

~



Il craqua une allumette pour allumer le chandelier à cinq branches dans la chambre de sa fille. Lorsqu'elle s'éveilla. Des yeux gris, clairs, comme les siens. Des yeux ouverts sur un nouveau jour naissant dans sa courte existence. Un cauchemar, sans doute. Une vie d'invalidité. Sitôt que la lumière tamisée éveilla l'enfant, elle se frotta les paupières de ses petits poings. Franco écarta les draps qui recouvraient ses jambes. Il ne constata rien d'anormal, à première vue, sur les jambes nues de sa fille. La prêtresse avait dû bien travailler. Mais elle est infirme.

- Viens bébé.

Camille tendit immédiatement les bras dès qu'elle vit son père se pencher sur elle. Etait-elle conscience, se demanda Franco, qu'il était son père ? Si jeune. Elle parlait à peine, selon Myrah, mais il ne l'avait jamais entendu. En fait, il ne s'en était jamais occupé. Tout juste la prenait-il au bras en la soulevant d'une main lorsqu'elle courrait entre ses jambes pour aller se perdre dans les plis ténébreux de sa cape. Elle marchait, ça oui. Camille marchait. Elle marchait depuis si peu de temps. Et déjà l'on apprenait qu'elle ne le ferait plus jamais. Ça l'énerva. Il emmena sa fille jusqu'à son bureau. Là, il la posa sur ses genoux, étonné qu'elle ne pleure pas. L'enfant s'agitait. Les jambes, telles deux charges affublées du poids le plus lourd au monde, ne bougeaient pas d'un pouce. Il alluma une PIPE d'un geste énervé, éteignit l'allumette, fuma un peu. Il prit le temps d'observer son enfant, aussi. Camille lui ressemblait, malgré son jeune âge. Franco se dit qu'il aurait aimé la voir grandir. Avoir un enfant comme Comnena, aussi vive de corps et d'esprit, aussi souple, avec l'intelligence et la curiosité qui brillait au fond des yeux ! Et lui, qu'avait-il ? Une éclopée. Une invalide. Une gamine qui avait le premier Tour de sa vie à apprendre à marcher. Un talent que son deuxième Tour allait lui ravir bien vite ! Lorsqu'elle pleurait, quand il la prenait dans ses bras parfois, Myrah lui disait que c'était parce qu'elle ne connaissait pas son père. "vous êtes rustre, vous lui faîtes peur ! Vous ne la regardez jamais.". Alors il la regarda. Ils avaient les même yeux, ça oui. Elle était déjà très belle, pour un bébé.

Mais elle n'avait plus de jambes.

Il s'arc-bouta le dos en arrière afin de tirer des lattes plus profondes. La fumée de la pipe monta au ciel, brûlant au passage la peau et les yeux de Camille qui ne tarda pas à hoqueter. Il tourna la tête pour fumer de l'autre côté, et elle babilla quelques phrases en jouant avec ses doigts. Il reconnut dans ce charabia le mot "papa". Puis il se rendit compte qu'il s'était trompé. C'était "Ewa".

~



Pris par le travail, Franco Guadalmedina dut suspendre ses séances d'entraînements avec Eskam. Dans la même foulée, Monsieur De Fleurimont décéda. Ses affaires étant en règles, il dû s'en aller trouver Canërgen la conscience tranquille. Valentino Tarenzione passait Gouverneur de Puerto Blanco, Santa-Sarah, Puerto Santo et Portazura. Ainsi quelques changements s'opérèrent. Valentino Tarenzione récupéra la demeure de Monsieur de Fleurimont. Galant, il proposa en toute politesse à Madame de Fleurimont si elle souhaitait conserver sa maison. Il se proposa même de lui aménager tout un pavillon, si elle désirait conserver son intimité. Elle y réfléchit posément, avant de décider d'accepter plutôt l'offre de Franco. Madame de Fleurimont alla donc terminer ses jours chez ce Roi Pirate qu'elle avait connu et aimé tout enfant. Elle passa de longues journées néanmoins à conseiller monsieur Tarenzione, assurant la passation entre Monsieur de Fleurimont et l’Élu de Nerel.

Franco, qui dormait peu jusqu'à présent, se surprit à dormir mal depuis l'accident de sa fille. Pris d'insomnie, il avait reprit la boisson avec plus d'entrain. Ce lit qui lui paraissait difforme, trop grand, et trop vide devenait son cauchemar. Il tournait et se retournait, nu, le corps en sueur, les tempes battantes, et finissait invariablement par tendre le bras afin de titiller le rhum posé près du lit. Exacerbé, il se leva finalement, la raison plus présente qu'à moitié, et entra sans taper à la porte de chambre de son ami. Il surprit Wallace et Ewa en plein ébat, comme c'était de plus en plus le cas dernièrement. Plus vraiment sobre, il s'allongea sur le lit, précisément à côté d'Ewa, lâchant sous sa moustache grimaçante un :

- Faites comme si je n'étais pas là...

Les vieilles habitudes ayant la vie dure, ils terminèrent à trois ce qui avait commencé à deux. Cela faisait des semaines qu'il n'avait plus baisé. Il dut bien reconnaître qu'Ewa, dans la fleur de l'âge, savait y faire ! Il avait déjà eu l'occasion, par le passé, de goûter quelquefois à ce fruit partagé et la jeune femme ne l'avait jamais laissé sur sa faim. Tous trois fumant autour d'un narguilé, aussi nus qu'à leur premier jour, Franco écouta les confessions de Wallace et d'Ewa. Elle était enceinte. De lui ou de Wallace ? Probablement Wallace ! De toute façons, il s'en foutait.

- Je te laisse les joies de la paternité mon frère ! avait-il lâché avec cynisme avant de s'enfumer la tronche.

Wallace disait qu'il tenait à Ewa.

- Et je te laisse les fardeaux de l'amour, puisque tu y tiens.

Puis il avait demandé à Ewa de le sucer, encore. "Avec plus d'entrain que pour Wallace." Fermant les yeux, il s'était imaginé Phadria.

~


Vint également le jour de répondre aux Îles de Jade. Phadria avait été très claire dans sa lettre, dans ses mots -et ses menaces !- choisies. Une lettre qui n'avait qu'un seul but, il l'avait vu. Récupérer Tavish saine et sauf, sans rien devoir verser.

- Ah ces radins des îles de Jade !

Il avait envoyé plusieurs de ses esclaves trouver Tavish sur Puerto Blanco. Ils avaient pour ordre de la ramener chez lui. Arrivée chez le Loup de la Passe, l’Élue d'Elye put goûter à tout le confort qu'elle aurait pu espérer. Il l'invita même à sa table à la nuit tombée, pour un dîner en tête à tête. Alors qu'elle mangeait dans son assiette la viande délicatement parfumée, Franco laissa tomber près de la druidesse une enveloppe fermée et marquée de son sceau.

- Ceci est ma réponse au Gouvernement des Îles de Jade. Tu feras mon valet. Je te renvoie chez toi.

Avant qu'elle n'ait pu dire quoi que ce soit, il l'arrêta posément d'un geste de la main. Il se donna le temps d'une gorgée de vin.

- Sur Tanequil, je pense, tu trouveras une femme tatouée de rouge avec un jeune enfant. Elle se fait appeler Phadria Red et l'enfant est de moi. Il y a moins de deux Tours, elle s'appelait Guadalmedina. Tu lui remettras cette lettre de ma part. L'un de mes esclaves va t'escorter jusqu'aux quais. J'ai payé un passeur qui t'attends. Il te ramènera chez toi en toute discrétion. Je renonce à la rançon demandée pour ta capture.

Il avait vidé son verre, et s'était levé. Il ne voulait pas laisser le choix à Tavish, ni l'opportunité d'un refus. Aussitôt, ledit esclave se présenta à elle. Guadalmedina avait lâché un sac d'or pour l’Élue des Îles, sans explication, et s'était retiré dans sa chambre pour boire. On emmena au beau milieu de la nuit Tavish hors de la maison, à destination des Îles de Jade.

~



Mais ce que Franco n'avait pas prévu, c'était les agissements de Wallace. Sitôt le port atteint, au moment où Tavish s’apprêtait à embarquer, plusieurs silhouettes masqués leur tombèrent dessus ! Tavish était leur cible et ils misèrent toute leur réussite sur l'effet de surprise ! Le passeur fut égorgé et son corps jeté à la mer ! L'esclave qui accompagnait la druidesse n'eut pas même le temps de dégainer son pistolet avant de subir le même sort funeste ! Le meneur des assaillants, Wallace, se découvrit alors. Et avec mille excuses pour Tavish, et après l'avoir immobilisée, il dégaina un couteau et lui trancha net l'index. La lettre de Franco partit bien aux îles de Jade, comme prévu. Mais le valet en charge de la lui transmettre avait désormais sous le bras un paquet en plus, gouttant de sang.

- Je vais passer pour quoi aux yeux de Phadria !! s'était énervé Guadalmedina en songeant qu'il allait de mal en pis !
- Je viens de te sauver la vie, sombre idiot !

La réplique l'avait prise de court ! Il voyait Wallace s'énerver pour la toute première fois !

- Tu n'auras jamais de valeur aux yeux de Phadria, il faut que tu l'acceptes ! Tu as tué son enfant, Franco ! Depuis ce jour, et jusqu'à la fin, elle ne te verra que comme un ennemi et un monstre à abattre ! Maintenant il faut que tu te concentres sur Blue Lagoon ! Nous sommes entourés d'ennemis, ouvre les yeux ! Tu parviens à capturer la druidesse la plus puissante des Îles de Jade, tu leur demandes une rançon, ils te répondent que tu détiens l’Élue Divine d'Elye et toi tu la leur rends ?!

Et il répéta, encore plus fort :

- Nous sommes entourés d'ennemis ! Tu es entouré d'ennemis ! Tavish a été capturée en mer, c'était Madame et Le Profanateur qui menaient l'assaut ! T'es-tu au moins renseigné sur le nombre d'hommes qu'ils ont perdu durant l'abordage ? Tu rançonnes l'Élue d'Elye, par l'enfer, et tu finis par la leur rendre ?! Tout ça parce que la lettre a été écrite par Phadria. C'était peut-être son écriture, mais le véritable auteur était le Gouvernement de Jade, Franco ! Sans moi, nos Seigneurs Pirate se seraient déjà rebellés à l'heure qu'il est ! Une rébellion qui aurait bien pu entraîner toute l'île !

Il avait fini par le prendre dans ses bras, enfin calmé.

- Putain je ne veux pas te perdre sur une connerie. Ouvre les yeux.

Franco s'était considérablement appauvri avec les derniers travaux entrepris. Il pouvait au moins espérer que les Îles de Jade paient la rançon sans tarder, autrement il devrait trouver rapidement une très grosse proie pour ses loups de Seigneurs. Il les savait sans cesse affamé.

~



La fameuse faim de ses Seigneurs Pirate lui fut donc un nouveau crime, et très vite il dut trouver plus d'or afin d'équiper d'autres bâtiments pour la course. Moi qui me croyait si influent, pensa un jour Franco tout en dînant avec Valentino Tarenzione, me voila réduit à craindre de tout perdre. Il prit le risque qui s'imposait. Il haussa les taxes requises sur toutes les ventes d'esclaves et les plantations de Puerto Blanco, Portazura, Santa-Sarah et Porto Santo. Il calma ensuite les grondements en offrant à son île natale un nouveau combat de géant ! Un combat sanglant, au sein duquel il s'exposerait personnellement. Pour ce faire, il reprit ses entraînements avec Eskam, deux heures par jour et tous les jours. Il reprit également, avec davantage d'allant, l'équitation. Il choisit de faire les choses en grand, et se fit tailler pour ladite occasion un costume traditionnel, tout de noir.

Il allait se refaire boucanier le temps de quelques heures, ici même, sur Puerto Blanco.

L'entrée de l'arène rapidement apprêtée était bien sûr payante car il s'agissait de rentabiliser tout ça. Le prétexte ? Le peuple payait pour voir leur Roi risquer sa vie sous leurs yeux pour le bonheur du jeu, du spectacle et de la chasse ! Une telle publicité avait été faite autour de cette corrida que toutes les places, et même au-delà, furent vendues ! Valentino Tarenzione, Annabelle et leur petite fille étaient là également, en tant que Gouverneur de l'île. Rares étaient les événements qui enfiévraient de la sorte Puerto Blanco ! Les ventes d'esclaves au Saint-Domingue, les sorties en coche de Valentino Tarenzione -oui, même après plus de six Lunes sur l'île !- et les arènes de taureaux en constituaient l'essentiel !

Lorsque Franco apparut au centre de l'arène, il sut qu'il avait un colossal besoin de violence à évacuer ! Une frustration grandissante, au fond de lui ! Loin de la mer, prisonnier de la terre, il allait profiter de ce spectacle pour évacuer toute sa hargne et son mal être ! Il avait choisit la bête la plus impétueuse, volontairement. Il fallait également que le combat soit à la hauteur de la propagande faite ! Dressé sur le dos de son fier coursier noir, tout vêtu de noir, sa cape brassant l'air derrière ses omoplates, il prit le temps de saluer de son chapeau la foule, ainsi que monsieur le Gouverneur et sa petite famille. Puis un esclave récupéra ledit chapeau qu'il rendit, et, Franco armé de saule rapière pour la mise à mort, le spectacle put commencer.

Lorsque bondit en avant le coursier, une brave bête, cela Franco n'en doutait pas, il verrouilla sa cible du regard ! Le tout était que le cheval ne se fasse pas éventrer dans l'affaire ! Si lui devait se retrouver coincé sous la bête, il finirait piétiné aux yeux de tous par les sabots furieux du taureau. Il n'avait pas monté cet événement pour se ridiculiser ! Étrangement, Madame n'était pas là. Leong, Kalsang et le Profanateur étaient quant-à eux présents, et sur des sièges réservés qui plus était ! Parmi la foule, les paris fusaient, évidemment ! Puis vint le moment ou la bête chargea ! La muleta dans sa main gauche, les rennes dans la droite, Guadalmedina dut étudier la violence de l'animal qui lui faisait face ! Le combat s'engagea après plusieurs passes, au cours desquelles la bête s'était fatiguée à charger dans le vide ! Puis, lorsque le Roi Pirate estima le moment venu, il tira de sa muleta sa rapière d'argent ! Prêt pour la mise à mort, l'ennui avait totalement disparu ! Franco suait à grosses gouttes sous ses épaulettes ! Il commença par affaiblir la bête avec plusieurs coups de sa toute nouvelle rapière ! Il fendait dans le cuir comme il aurait fendu dans du beurre ! Petit à petit, ses coups se firent plus violents, ses estocs plus profonds, et la frénésie du taureau en hausse, il dut précipiter la mise à mort si il ne voulait pas se voir pris dans son propre piège ! Le Loup passa alors à l'attaque ! Et ce fut un bien sanglant spectacle, mais un spectacle avant tout ! Son pari avait réussi, car il avait réussi à amuser la foule, et se mettre le public dans la poche ! Et comme Franco Guadalmedina ne devait pas son surnom de Loup à un quelconque soucis de coquetterie, il se fit honneur à lui-même en mortifiant comme il le devait la bête ! Il fit durer l'exécution sous les acclamations de la foule, et finit par une exécution entièrement maîtrisée de la pointe de sa rapière ! Ce ne fut qu'après coup, dégoulinant de sueur, qu'il se rendit compte qu'il avait été touché aux deux jambes. Mais les blessures s'avéraient superficielles !

Il quitta l'arène le visage maculé de sang noir, et plutôt satisfait du spectacle qu'il venait d'offrir aux pirates. Il sut qu'il pourrait revendre les prochaines places deux fois plus cher.

~



- Voici ce que je vous propose. expliquait en face de lui l'homme vêtu d'hermine qu'il recevait dans son bureau. Il vous faut taper fort, une bonne fois pour toute ! Ram est un royaume très grand et très puissant, je conçois cela. Mais il y a tellement mieux à voler, sur Ryscior ! Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi vous avez délaissé votre première cible. Le Nouveau Monde.

Franco effleura sa barbiche, d'un air hautain.

- Le Nouveau Monde est à Ram.
- C'est là où je veux en venir !

L'homme, récemment venu sur Puerto Blanco, tendit au Roi Pirate solidement flanqué de ses deux gardes du corps un rouleau fermé à l'intérieur d'un étui. Franco le déroula afin d'y prendre connaissance. Il s'agissait d'un document officiel, venant de Vindex, capitale de Ram. Il s'agissait là de toutes les escales et les arrêts d'un galion soi-disant nommé "Le Calife Noir".

- Que transporte ce galion ? A destination de Vindex, je vois.
- En plus de toutes les denrées originaires de Teikoku, vous voulez dire ? Vous n'allez pas en croire vos oreilles, Seigneur.
- J'ai déjà volé Teikoku une fois. rappela Franco à son interlocuteur qui se donnait lui aussi des airs de plus en plus hautains.
- Alors Seigneur, il est peut-être temps de le faire une seconde fois ! Cela ne vous changera pas trop. Vous êtes déjà ennemi de Ram. Vous n'êtes pas sans censé savoir que le Grand Sultan, Qassim, cherche depuis des Tours à placer sa fille, Dalya Anar, avec quelqu'un de fort respectable.
- Le futur Sultan.
- Le futur Sultan, c'est cela ! Et bien, Seigneur, il semblerait que Qassim a enfin fait son choix. Vous connaissez l'heureux élu, même si la décision n'a pas encore été prise officiellement. Le Roi du Nouveau Monde. Abad El Shrata, le Cheikh de Teikoku. L'ancien roi de Khamsin.

Franco esquissa un sourire.

- Cet avorton ? Une vieille connaissance !
- Qui de mieux placé que le Cheikh El Shrata pour épouser la fille unique du Grand Sultan ? Il n'est pas marié. Il est de sang royal. Il a repoussé les Elfes Noirs sous la bannière de Vindex. Il a fait tomber Samuel à lui-seul et a offert Teikoku à son pays. Il est même parvenu à contracté une alliance avec les indigènes naturellement hostiles ! Qassim Anar compte le faire venir à Vindex, afin de lui offrir en mariage Dalya Anar. Pour que le Cheikh El Shrata règne un jour sur Ram tout entière.
- Je vous où vous voulez en venir.
- La princesse ne sera pas à bord du Calife Noir, évidemment. Mais Abad y sera. A destination de Vindex.
- Je vois le tableau, dit Franco. J'assemble toute mes forces, je prends le Calife Noir. Et je dérobe à la fois les marchandises en provenance de Teikoku, et l'Avorton, que je pourrai rançonner au prix fort auprès du beau-père.
- C'est l'idée Seigneur, oui.

Franco roula le parchemin de nouveau, et le posa sur son bureau. Il croisa les bras.

- Rappelle-moi ton nom, l'étranger.
- Trachara Galem.
- D'accord. Donc j'aimerai savoir, Trachara, que feras-tu si Ram refuse de racheter la part de l'Avorton, unifie toute sa flotte, et vient sonner à la porte de Puerto Blanco ?
- Il n'y a pas de place amarrer pour toute une flotte dans le port de l'île.
- Est-ce cela ta seule défense ?

Franco recula légèrement, le dos bien au fond de son siège.

- Je la trouve bien maigre !
- Non, Seigneur. Ce que je voulais dire c'est que...

Il croisa les bras sur son torse.

- Vous voulez savoir ce qu'il faudra faire lorsque la marine Ramienne viendra pour faire tomber Puerto Blanco ? Admettant qu'il le fasse, bien sûr. La solution est toute simple. Faites en sorte qu'ils ne trouvent personne sur Puerto Blanco ! Si je puis me permettre, Roi Pirate, ce qui fait la force d'un Roi Pirate justement, ce sont ses navires. Les mers sont grandes. Laissez Valentino Tarenzione négocier avec Ram ! Vous, sitôt que vous avez le Cheikh, filez ! Qu'on ignore où vous trouver, que votre capitale soit votre flotte, et que vous bougiez tout le temps ! Voila votre meilleure défense !

Franco dut se permettre d'analyser les propos de son interlocuteur qui soutenait à présent sa tête avec sa main, accoudée au fauteuil qu'il occupait. Il était vrai que son plan d'attaquer le Calife Noir, capturer Abad puis fuir avec le Cheikh présentait des avantages.

- Je pourrai joindre Teikoku de nouveau, réfléchit-il tout haut. L'Avorton convaincra pour moi les indigènes de se montrer pacifiques. J'investirai la nouvelle Teikoku, renforcerait son fort et ses remparts. Puerto Blanco est bien trop vulnérable de ce point de vue-ci. Après tout, cela serait plausible pour les indigènes. J'ai combattu du côté d'Abad, lors de la dernière guerre contre Kafkon Samuel.
- Vous voulez berner les indigènes en leur faisant croire que vous êtes Ramien ?
- Oui. Ils ont une alliance avec l'Avorton, qui leur sert de Roi actuel. Du moins entre les murs de Teikoku. Ce dernier est le seul qui a, je ne sais comment, réussi à communiquer avec eux. Lorsque mes navires se présenteront aux portes de Teikoku, pacifiques, si Abad est de mon côté, les indigènes ne déclencheront pas les hostilités. Et lorsque Ram aura compris qu'il a perdu Teikoku, si il envoie sa flotte m'en déloger, je déverserai sur leurs tête tout ce que le Nouveau Monde compte de naturels !
- Excusez-moi Seigneur, le coupa Trachara, mais nous parlons de capturer le Cheikh El Shrata. Comment prétendriez-vous qu'il se range de votre côté et parle en votre nom aux indigènes ?

Franco esquissa un fin sourire.

- J'ai une bonne chambre de torture à bord de l'Alvaro de la Marca. L'Avorton a dû convaincre les indigènes de se soulever contre le vampire parce qu'il était justement un vampire ! Et parce que les colons devenaient un peu trop oppressants sur leurs terres natales. Avec le même argument je pourrai chasser Qassim si il tente quoi que ce soit pour récupérer Teikoku. Personne ne peut gagner face à tant de guerriers ailés.
- Une dernière chose, vous ne m'avez pas demandé mon prix pour cette carte, rebondit Trachara.
- Je te ferai Seigneur Pirate sous le Loup Noir si tu embrasses la cause d'Ariel. Mais j'imagine que tu préfères la terre ferme.
- Donc ?
- Roi Régent de Teikoku et du Nouveau Monde.

Le Seigneur Ramien se leva et tendit sa main à Guadalmedina, tout sourire.

- Marché conclu.

Franco Guadalmedina le fit sortir, et sortit lui-même afin d'exposer son plan à Wallace. Même si s'emparer une bonne fois pour toutes de Teikoku était risqué, il n'avait rien à perdre à attaquer le Calife Noir, lesté de toutes les richesses du Nouveau Monde. En fait il avait même tout à y gagner. Ses réserves de chocolat ici diminuaient trop rapidement pour qu'il envisage de laisser passer une telle opportunité.



~



La construction du temple d'Ariel avançait bien. La statue d'Ariel dont Annabelle faisait la réplique également ! Et Franco Guadalmedina n'avait nuls doutes quant au fait qu'elle ferait sa sensation, sur le petit port de la nouvelle Puerto Blanco ! Il alla trouver Calcite Yorel, la prêtresse d'Ariel masquée à la peau noire. Il avait une dernière affaire à régler.

- Je sais d'où tu viens, et je connais les mœurs de ta tribu, attaqua-t-il direct. Je sais aussi que tu es leur grande prêtresse, leur shaman et que vous pratiquez les sacrifices humains.

Elle lui répondit, glacée au travers son masque.

- Mais nous, Roi Pirate, ne pratiquons pas l'esclavage.
- Je ne te juge pas, prêtresse. Je ne suis pas un pirate éploré qui vient se lamenter sur le sort. Au contraire, je suis décidé à reprendre mes affaires bien en main. Toutes mes affaires. D'une certaine manière, j'ai adhéré à votre culte. J'ai bien sacrifié Cortez à la Reine des Mers.
- Que veux-tu ?

Sa voix était aussi tranchante qu'un couperet ou qu'une hache de bourreau.

- Revenir sur la parole que tu m'as donné il y a quelques Lunes, lors de notre première rencontre. Si je te sacrifiais mon bien le plus précieux, tu m'offrirais un héritier.
- Tu refuses de te séparer de ton Alvaro. Qu'il en soit ainsi.

Franco laissa un sourire épanoui courir sur ses lèvres. Il songea, un instant, qu'il avait également en face de lui une prêtresse qui pratiquait en toute légitimité, de là où elle venait, les scarifications et tout un tas d'autres tortures sur ses prisonniers.

- J'ai besoin de l'Alvaro de la Marca. Pour l'instant ! Mais je suis prêt à te le céder. Mon fils sera le commandant en chef de mes armées, et il aura pour lui l'Alvaro. Lorsqu'il aura l'âge de commander, je me retirerai des affaires. Je lui laisserai le gouvernail de mon navire, et tu pourras l'aiguiller à ta guise sur le chemin d'Ariel.

Un sifflement semblant sorti du néant répondit à Franco.

- Ça n'est pas suffisant. Ça n'est pas assez. L'or te glisse entre les doigts. Tu t'appauvris de jour en jour, et tu le sais. Tu as peur de perdre ce que tu as si durement acquis.
- C'est la seule proposition que j'ai à te faire, trancha-t-il. L'Alvaro te reviendra, et son commandant, mon fils unique, avec lui. Mais avec le temps. Tout ce que je possède, je l'offrirai à Ariel si elle veut bien guider elle-même la houle qui glisse sous ma quille.
- J'accepte. Mais à une condition.
- Que peux-tu vouloir de plus ?
- Une preuve de ta bonne foi ! Un marché équitable, Roi Pirate. Tu as beau promettre en disant "demain", le fait est qu'aujourd'hui le navire continue toujours sur son erre.

Après un silence, tout en agrippant entre son pouce et son index un petit crabe gris qui filait sous ses vêtements, Calcite Yorel bafoua entre ses lèvres :

- Le jour où tu viendras au temple d'Ariel pour récupérer ton fils, emmène ta fille avec toi.

Il fronça les sourcils, un éclair soudain dans le cœur.

- Tu veux la sacrifier à la Déesse ? Camille ?
- Ariel bénira tes entreprises et pardonnera ton égarement.
- Camille est...
- Infirme et éclopée. Sa vie ne peut avoir de l'importance que si elle la dévoue tout-entière à la Reine des Mers. Ce que j'en ferai, si je la sacrifie ou non, cela est mon problème.

Franco jeta de la foudre par ses yeux.

- Je ferai don de la vie de ma fille à notre Déesse. Pas de sa mort. Je la vouerai au temple, et te l'échangerai contre un garçon. Qu'elle grandisse pour te plaire et plaire à Ariel.

Alors Calcite Yorel rangea le crabe sous un pli de ses robes.

- Marché conclu.

Elle avait un accent d'outre tombe, qui faisait parfois tressaillir Franco, tout Franco qu'il était. Il s'en retourna avec un ultime avertissement, laissant juste son ombre derrière lui :

- Si il arrive quoi que ce soit à ma fille sous ta tutelle. Je te tuerai de mes mains. »

Elle éclata de rire dans son dos.

Mer 30 Aoû 2017 - 2:04
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Abad El Shrata du Khamsin
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Rick:





Lorsqu’il entra dans la salle de réunion tout le monde se tut. Tout le monde se taisait toujours. Il aimait cela, que l'on se la boucle pour lui, que sa simple présence induise le silence, le néant ; la mort. Il marcha d’un pas décidé vers sa chaise - toujours la même, en bout de table, dossier en cuir rouge et bois de serpent -  tout en examinant qui s’était présenté : Luciano, Battista, Ascanio, Guglielmo, Innocente, Illio ; tous étaient là, tous sauf un.
Il repoussa et s’assit, produisant le seul son audible dans toute la pièce.
C’était ici que les membres les plus importants de La Caraccapa se réunissaient depuis toujours et à chaque fois le cortège était au complet, sauf ce soir.
« Ou est Ignacio ? dit Rick, légèrement affalée sur son siège, sa main droite à plat sur la table, l'autre posée sur sa cuisse.
Il prenait tout l’espace de son siège quand les autres se ratatinaient sur leurs assises.
Ils se regardèrent mais personne ne répondit.
Rick attendit un moment puis haussa les sourcils en faisant passer sa langue sur sa lèvre supérieure. Il plaque ses cheveux en arrière puis sort un étui en ivoire de la poche intérieure de son costard en laine peignée – pendant tout ce temps, il ne lâche pas ses hôtes des yeux, il aime voir la soumission dans les yeux. Est-ce que ça l’excite ? Surement.
Il pose l’étui sur la table et en sort … une pipe. Longue, fine, travaillée, brillante et briquée, faîte de noir et de blanc, d’ébène et de Blanc Bois : une merveille. Il veut que tout le monde la voit, que tout le monde l’admire et c’est d’une délicate lenteur qu’il la retire de son étui feutré.
Il amène à nouveau sa main gauche dans le revers de sa veste mais celle-ci ne semble pas atteindre son but. Un demi-seconde l’expression de son visage change mais aussitôt il se ravise, apporte ses deux mains en l’air près de sa joue et frappe.
 « CLAP »
Le coup résonne dans la pièce vide, mais son écho ne s’est pas encore évanoui que déjà elle vient, l’esclave. Grande, belle, blanche à demie nue sous un drapé de soie, elle apporte un plateau d’argent sur lequel se dressent plusieurs petits monticules de tabac, tous de différents aspects et textures ; camaïeu de brun, qu’elle présente, inclinée, à son maître.
Il fit danser ses doigts le long des monceaux comme l’amant sur les seins de sa belle, palpant chacun d’entre eux avec expertise. Son tabac il l’aime aéré, sec mais avec une certaine fraîcheur, frisé mais non filandreux. Après quelques secondes d’estimation, il s’est décidé, ce sera Le Brou de Noix des Iles de Jade, un tabac candide, nouveau, qui d’une bouffée vous transporterez presque dans les Fjörds dont il provient.
Alors il commence à bourrer sa pipe, doucement, sans forcer car il faut que le tabac aille bien à sa place. Puis il le tasse légèrement de quelques pressions de l’index avant d’amener sa pipe en bouche. Tandis que la flamme de son briquet à silex embrase le tabac, il lance un regard à l’esclave qui va se replacer dans l’ombre. Il tire une, deux, trois bouffées puis se saisit de son bourre-pipe et vient retasser ses premières cendres. Il redonne ensuite un petit coup de flamme et … apprécie.
Tout le long du processus, personne n’a détourné l’œil de lui, comme abruti devant un magicien qui exécute un tour de carte et détendus de voir à l’œuvre ce rituel quasi protocolaire, ils en ont presque oublié la raison de leur venue. Mais bien vite ils sont rappelés à l’ordre :
« Bien, nous allons l’attendre. J’ai tout mon temps, dit alors Rick avant de tirer une nouvelle bouffée de tabac, tout en s’enfonçant un peu plus dans son siège.

Ils attendirent. Longtemps. Et tandis que Rick tirait avec une déconcertante délectation sur sa pipe lustrée, les regards de l'assemblée se voulaient pesants et dénonciateurs ... mais personne n'osait bouger. 
Le silence fut rompit après que Rick ait finit de s'amuser avec une pièce d'or qu'il faisait tournoyer sur la tranche. Celle-ci tomba cote pile sur la table noire et il leva les yeux vers son assemblée : 
" Alors Illio comment vont les affaires ? demanda-t-il avec un sourire à son compère qui se trouvait à sa gauche en milieu de table.
Illio avait le crâne dégarni, des sourcils fin surlignant de petits yeux clairs enfoncés dans leurs orbites. Il déglutit :
- Bien ... Enfin non, je veux dire, pas tout à fait ...
- Mal alors, coupa Rick sans lever les yeux.
- Oui-hmmmm, c'est à dire que-hmmm, ce Francoo-hmmm, ce nouvel impôt-hmmmm, les paysans-hmmmm, veulent plus payer, dit-il en se tortillant inexorablement sur sa chaise.
Rick eut une subite envie de le gifler. Cette façon qu'il avait de marmonner la dernière syllabe de chaque mot, ça lui était insupportable.
Et ce cou, long, fin, - trop long, trop fin - et ce teint rubicond couplé avec ce nez crochu ; tout lui donnait l'air d'un vautour dégoûtant. 
Mais ce qui l'exaspérait le plus c'était le nom qu'il avait prononcé, ce nom qui semblait lui être servi à chaque sauce ces derniers temps. Ce nom en six lettres, six lettres de sang ; le soupir irritant du F ; le roulement insoutenable du R ; le couple ennuyeux du A et du N ; l'abrupt C qui vous coupe la glotte ; et ce O , ce O qui n'aurait d'endroit que sur le front de ce gibier de potence, sanglant et aussi profond que le trajet d'une balle. 


Ignacio:

C'est à ce moment que la porte s'ouvrit à la volée et Rick détourna son regard d'Illio -même si à présent tout ce qu'il y concevait c'était la tête de Franco pendue sur une pique- pour se poser sur Ignacio, marchant d'un pas prompt si bien qu'il semblait flotter à travers la grande salle. Ignacio Bentivenga était long et svelte. Il portait une fine moustache et des cheveux plaqués en arrière. Son costume trois pièce à épaulettes tombantes étaient d'un parme profond qui se refletait dans ses yeux gris, si bien que l'on eut crut ses iris violettes elles aussi. C'était un homme a femme disait-on, et à hommes murmurait-on mais c'était surtout le bras droit de Rick, et par conséquent le deuxième plus éminent mafioso de tout l'archipel de Grande Lagoon. Celui-ci vint s'agenouiller aux pieds de Rick et embrassa sa bague d'argent et d'émeraude avant de dire : 
" Veuillez m'excuser cette interruption Parrain, je réglais les derniers préparatifs. " dit-il les yeux baissés sur le sol en marbre.
Rick retira sa main et Ignacio se releva, tenant sa canne en or devant lui, ses deux mains bien appuyées sur la paume moiré.
" Tu sais que le retard m'insupporte Ignacio, répondit Rick de ce regard inexpressif qui pouvait cacher n'importe quel fureur.
" Je ne suis jamais en retard, c'est le temps qui est en avance, répondit Ignacio d'un petit air dédaigneux.
Toute l'assemblée était figée, tout le monde gardait son souffle, les regards tous braqués sur les deux hommes. Ceux-ci se toisèrent une seconde avant d'éclater de rire. La tension baissa d'un cran et tout le monde sembla se relacher dans son siège.
Rick se releva avant de serrer Ignacio dans les bras :
" Tu sais pourquoi je t'envoie. " dit Rick d'un regard bienveillant, ses deux mains posées sur les épaules d'Ignacio.
" Je sais. "
" Tu sais aussi qu'une fois parvenu là-bas, tu ne pourras plus revenir ?"
Ignacio hocha la tête.
" Alors pars et ne reviens jamais. "


*

Eskam

Spoiler:

Eskam était assis à son secrétaire. Il était dix heures passées et à cette heure de la journée le jour filtrait à travers les rideaux et donnait des lueurs d’améthystes a toute la pièce. A midi, Franco devait venir dîner, et conformément à sa fonction de Grand Commandant il en assurerait sa surveillance. Il avait ouvert le double fond de son tiroir et relu les lettres qu'il avait échangé avec Armando. La dernière datait de plus de cinq mois. Elle disait :

"C'est finit l'ami. Maintenant que V. a débarqué le sort ne nous appartient plus. J'ai pu discuter avec lui. Lui aussi semble pouvoir freiner un peu les ardeurs du Louveuteau, mais il désire aussi faire de nôtre île un Port-Argenterie ambulant et n'en démord pas à ce sujet. J'ai écris a R.. Sa réponse n'est qu'insultes et menaces. Il est imprévible, j'ai un mauvais présage. Je pars m'installer sur Portazura, c'est devenu trop dangereux pour moi ici. Prend soin de toi mon garçon. "

Il réfléchit un instant, puis brûla toutes les lettres. Lorsque celle-ci étaient trop calcinées pour être illisibles, il les écrasa du pied et les jeta par la fenêtre. Un coup de vent les désagrégea en une paquet de cendre qui s’envola au loin.

Il se dirigea alors vers on présentoir d'armes et en sortir sa plus belle épée, dont la garde était finement travaillée et la paume dorée réfléchissait la lumière en un prisme de couleur. Il s'assit sur sa couchette et se mit à l'aiguiser mécaniquement.

Lorsqu’il eut fini avec son épée, il enfila son armure constituée d’un plastron d’or sur lequel était incrusté quatre saphirs formant un losange, qu’il portait par-dessus une fine côte de maille. Les épaulettes formaient trois « écailles », et laissait le biceps « nu », c’est-à-dire seulement recouvert par la côte de maille. Les mains et les avants bras étaient protégés par de grands gantelets. Sur la ceinture était cousu un drapé qui descendait devant et derrière sur l’entre cuisse tandis que les cuisses et les mollets était eux aussi recouverts d’un cuissot, de genouillère et d’une grève turquoises. Le drapé était d’or et dessus était cousu un grand cercle d’un fil turquoises qui symbolisaient un volcan. Le reste de l’étoffe était traversé de fil ondulé rappelant les vagues de l’archipel.
Il fallait plus d’une heure et l’aide d’un esclave pour enfiler la lourde armure. Valentino et le Gouverneur avant lui lui avait souvent conseillé de choisir un écuyer, mais Eskam ne se sentait pas l’étoffe d’un précepteur. Après tout lui-même avait tout appris sur le tas …

Lorsqu’ils eurent fini et que l’esclave fut sorti, il se dirigea vers son lit, souleva son coussin et en tira un petit médaillon. Il l’ouvrit, l’embrassa et le laissa poser sur son lit, puis il enfila son casque et descendit vers le Grand Hall.

Un faisceau de lumière illumine la couchette et à l'intérieur du médaillon entrouvert on peut apercevoir le portrait d’une femme et d'une petites fille …

*

Le repas fut ouvert, et Eskam, qui se trouvait debout près de la grande porte finit par se perdre dans ses pensées, les plats défilèrent et il ne fut sorti de sa stupeur que lorsque le ton monta sur la table :
« Ces impôts n’ont plus lieu d’être Franco.
- Ces impôts j’en ai besoin pour financer mes constructions et nourrir mes hommes ! répondit Franco en tapant du poing sur la table. »
Eskam plaça une main sur la paume de son épée. Fais un geste, un seul …
Après un silence, Valentino se décida à parler :
« Allons finir cette conversation dans mon bureau, puis s’adressant aux différents servants, vous pouvez disposer, puis tournant la tête vers Eskam, attendez devant la porte Eskam. Merci. »
Merde …
Lorsque Franco ressortit de la pièce, son visage était rongé par la colère. Il marcha d’un pas lourd vers la double porte du grand hall, l’ouvrit d’un coup ; puis … se retourna.
« Toi, rendez-vous chez moi au crépuscule ... et enlève-moi cette armure de pédale bordel ! » dit-il avant de descendre les marches.
Eskam se rendit chez Franco sur les coups de dix-huit heures et les deux hommes s’entrainèrent avec acharnement. Franco, qui combattait d’habitude avec finesse frappait à présent de toute sa force, et il fallut changer une fois d’épée qui avaient explosé sous la puissance du choc. Par deux fois, Franco désarma Eskam et pour une fois celui-ci prit carrément son pied. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas été mis au défi de la sorte, et finalement il se rendit compte qu’il était un peu rouillé. Après deux heures d’entrainement intensif, la nuit était tombée, et les étoiles brillaient haut sur Puerto Blanco. Franco et Eskam regardèrent le large l’espace d’une minute, transpirants et haletants puis Franco jeta son épée à terre et se dirigea vers sa villa en lançant un :
« Allez vient, on va se bourrer la gueule. »

*

Assis dans le bureau, Franco en face de lui, Eskam écoutait le Loup parler en gardait son verre de rhum à la main, auquel il n’avait pas touché. Franco avait presque déjà finit la bouteille à lui tout seul tout en faisant un discours ininterrompu sur sa jeunesse à Puerto Blanco, toutes les femmes de l’île qu’il avait baisées, Myrah qui lui « cassait copieusement les couilles », Camille … et il s’était mis à pleurer. Eskam qui ne s’attendait pas du tout à ce revirement de situation parvint tout juste à trouver quelques mots de réconfort :
« J’ai appris moi aussi la nouvelle … sachez que tout le monde en est profondément attristé mais remercie les Dieux qu'elle soit encore en vie. Mais vous devrez arrêter de boire, cela ne règle rien. Croyez-moi. »
Franco le dévisagea, il avait arrêté de pleurer à présent -cela n’avait été qu’un sanglot incontrôlé, qui n’avait duré que quelques secondes, comme une fêlure dans un vase remplit d’eau que l’on avait soudainement recouvert de colle- s’essuya le nez d’un revers de manche, puis s’envoya son verre cul-sec derrière la langue.
« Merci, dit-il quand il eut avalé. Mais ne dit pas de conneries. »
Il se resservit un verre.
« Et maintenant voilà que Valentino veut que je retire mes impôts. Bordel c’était plus facile lorsque cet empoté de Fleurimont était encore en vie. »
Puis il s’arrêta en levant les yeux vers Eskam. Il connaissait la règle : quiconque était surpris à insulter le Gouverneur était passible de pendaison.
« Il est mort. Cela ne compte plus. » dit calmement Eskam puis les deux hommes se mirent à rire de plutôt bon cœur.
Deux bonnes heures étaient passé, et à ce stade avancé de la soirée, Franco avait fini sa deuxième bouteille. Il était à présent affalé sur son bureau, et murmurait des mots allant d’« impôts » à « salope » entre deux ronflements. Eskam décida qu’il était temps de partir. Il posa son verre encore plein sur la table et se retira.

*

Il remontait d'un pas lent le dédale de marche du Bario Caballero menant vers le palais du Gouverneur quand tout à coup un son de cloche transperça la nuit. Il fit volte-face et scruta le port en contre bas, mais la lune était noire cette nuit et d’ici il ne voyait rien. Un deuxième coup de cloche retentit puis … un troisième. Une invasion. Eskam dévala les escaliers qu’il venait de franchir en direction des docks et au niveau de la villa de Franco, il fut rejoint par ses hommes.
« Où est Franco ?! hurla-t-il sans s’arrêter de courir.
- Cet abruti s’est bourré la gueule, on n’arrive pas le réveiller ! lui répondit son second, un gars chevelu qui s’appelait Wallace.
Je lui avais dis de ne pas boire !

*

Lorsqu’ils arrivèrent à mi-chemin Eskam entendit des hurlements, et il gravit les derniers mètres presque en volant. Lorsqu’il déboula sur la Plaza Ariel, suivit des hommes de Franco, il resta pétrifié un moment tandis qu’il se rendait compte de l’horreur de la scène qui se déroulait devant ses yeux. Plus d’une centaine d’hommes, leurs visage cachés par des masques d’arlequin avaient pris le contrôle de la place et tuaient de coups de couteaux quiconque croisaient leur chemin. Ici les cris avaient redoublé d’intensité et les hommes, femmes et enfants courraient dans tous les sens pour essayer de se mettre à l’abri mais en vain, car chacune des artères qui desservaient la place avaient été barré par des groupes d’hommes masqués. Le sang coulait à flot, et la place de blanc avait pris une teinte rouge écarlate. Eskam tira son épée et fonça. Lui et les hommes de Wallace se jetèrent droit sur les criminels, les prenant de surpris et en tuant une bonne dizaine d’une traite. Eskam transperça un des hommes par derrière, celui-ci s’apprétait à égorger une femme qu’il à genoux qu’il tirait par les cheveux. Lorsqu’il lâcha prise celle-ci s’enfuit en hurlant. Lorsque les autres s’aperçurent de la venue des gardes, ils se regroupèrent et foncèrent sur eux. Eskam et les autres ripostèrent, et les deux camps s’écrasèrent l’un sur l’autre leurs épées s’entrechoquant dans un vacarme ahurissant. Eskam transperça le ventre du premier qui vint à sa rencontre grâce à une parade parfaite, mais aussitôt l’homme tombé, qu’un autre avait pris sa place. Eskam redoubla d’effort et trancha dans le vif, mais alors qu’il décapita un deuxième homme, il vit, derrière le barrage humain qui s’était formé devant eux, un groupe d’une dizaine d’hommes pénétrer dans les constructions du palais.
« C’EST UNE RUSE, hurla Eskam en direction de Wallace.
Le second regarda par-dessus les hommes, et s’apercevant de la supercherie, s’enfonça dans une brèche qui s’était formée et se rua vers le temple, Eskam sur ses talons. Lorsqu’ils arrivèrent au pied du temple, du sang coulait se répandait déjà sur les escaliers. Les deux hommes franchirent les marches quatre à quatre et déboulèrent dans le temple, dont les premières colonnes étaient en construction. Une vingtaine de corps jonchaient déjà le sol, ceux des esclaves maçons qui profitaient de la fraicheur de la nuit pour avancer le chantier. Tous avaient été égorgés, et le sol était déjà poisseux de sang.
Wallace se jeta sur un groupe d’homme à sa droite et Eskam s’apprétait à faire de même quand il aperçut devant lui, derrière les échafaudages, un groupe d’homme en cercle autour d’un autre à terre qui se dandinait au-dessus d’une silhouette féminine. Celui à sa gauche était déjà en train de se débrailler. Lorsqu’Eskam comprit ce qui était en train de se passer, il fonça. Il embrocha le premier homme qui se tenait dos à lui, puis il retira son épée et avec un grand « Swoosh ! » il décapita les deux hommes qui se tenait à côté, puis il finit par planter son épée dans la nuque du dernier, celui qui était à terre. A peine avait-il retiré sa lame, que la créature qui se trouvait en dessous, une indigène noire, habillée de breloques le fit basculer sur le côté, révélant son sexe encore dur.
« LA FILLE, hurla-t-elle, LA FILLE !!! »
Eskam releva la tête et vit un dernier homme, qu’une colonne l’avait plus tôt caché à sa vue, qui s’apprêtait à commettre l’irréparable avec la petite fille de Franco. Il bondit sur lui et lui enfonça son épée dans sa poitrine, puis il remonta sa lame d’un coup sec, si bien que l’homme fut tranché en deux dans un bruit atroce.
« EST-CE QU’IL T’A VIOLE ? EST-CE QUE CE BATARD T’AS VIOLE, ANNIKA ? REPONDS MOI !!! » lui fit hurler l’adrénaline pulsant encore dans ses veines.  
Il saisit la petite fille dans ses bras qui, profondément choquée, ne criait même pas.
Il se calma. Ce n'est pas ta fille.Annika est morte, tu le sais ...
Bordel Rick elle n'a que deux ans ... :
« C’est fini ma chérie, c’est fini … »
Il se tourna vers Wallace qui, le visage constellé de tache de sang qui n’était pas le sien, lui lança un regard emplit d’un grand respect. La noire qu’il avait sauvé un instant plus tôt vint se jeter à ses pieds, levant les bras vers le ciel et marmonnant un charabia incompréhensible. Eskam descendit les marches du temple. Les hommes de Wallace avaient mis à mal les meurtriers masqués, qui jonchaient le sol dans des positions absurdes. Eskam dépassa les guerriers qui s’écartèrent pour le laisser passer. C’est alors qu’arrivèrent Franco, titubant, suivit de Valentino et de Myrah depuis l’escalier principal. Lorsque la jeune femme aperçut la scène
d’horreur, elle poussa un hurlement qui déchira la nuit.

*

Rick

A plusieurs kilomètres de là, Rick était assis à son bureau. L'air pensif, il tenait dans sa main droite un calice d'or incrusté de rubis rempli de vin. Derrière lui brûlait le feu d'une immense cheminée. Il ouvrit le tiroir de son bureau, et sans regarder y fouilla d'une main. Il en retira une carte déchirée sur laquelle était representé une figure : un roi de Pique couronné. D'un geste, il jeta la carte au feu. Et alors que les flammes se refletaient dans ses pupilles d'un noir de jais, il sourit avant de reprendre une gorgée de vin.
Lun 4 Sep 2017 - 0:56
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Franco Guadalmedina
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Franco Guadalmedina
« Crevez vos yeux et vos tympans et que vos langues
« Par vos bouches crachées soient mangées par les chiens,
« Dites adieu à vos désirs, bateaux qui tanguent,
« Que vos mains et vos pieds soient meurtris par des liens !

Desnos





Shiver my timbers [PV Franco] F6da1110




À bord de l'Alvaro de la Marca :


Un sombre tressaillement le fit ouvrir les yeux. Il prit plusieurs minutes à prendre conscience de tout ce qui l'entourait, de sa situation, du hier et puis des entreprises qui étaient prévues pour demain. Un trou noir.
Ce qui était bien avec le chocolat du Nouveau Monde, en plus d'être nourrissant, c'est qu'il faisait passer toute gueule de bois sur l'instant. Il versa un peu de poudre de chocolat, obtenue par le biais de la fève torréfiée, et s'assit à son bureau, le front encore douloureux appuyé sur sa main, essayant vainement de se souvenir. Il était le Capitaine de l'Alvaro de la Marca, que tous à bord respectaient, que tous à bord suivaient. Les pirates savaient que partout sur Ryscior, leur sort était lié aux lois des affaires, à la tyrannie implacable de la Déesse mêlée à celle d'un commerce bien particulier. Wallace frappa à la porte, et ne tarda pas à entrer. Prudent, son frère referma la porte derrière lui avant de parler. Franco le salua, une gorgée de lait froid sous la langue.

« 'Hoy frère.
- Comment te sens-tu ?
- La tête lourde.
- Tu te souviens ?

À voir la tête que tirait le Mage Gris, la situation devait être grave. Il aurait pu mentir afin de préserver un tant soit peu sa dignité, mais Wallace était son frère, et il ne lui mentait jamais.

- Bwa...

C'était une réponse comme une autre. De toutes façons, Wallace ne se laissa pas berner. L'air aussi grave qu'un prêtre d'Atÿe face à un échafaud, il tira le fauteuil qui faisait face à Franco, avant de s'y asseoir. Ses traits étaient encore tirés. L'homme avait dû peu dormir.

- L'Alvaro continue sur son erre...dit simplement Franco.
- Tu as faillis nous faire tout perdre hier.
- À l'évidence, il nous reste l'Alvaro.

Wallace, face à lui, le dévisageait avec des yeux de merlan archifrit. Il expliqua posément, comme si le Second était un peu attardé :

- Bah oui, l'Alvaro. Si un déluge avait submergé tout Ryscior et que l'Alvaro eût été notre arche, je n'aurai rien perdu. Rien ne m'aurait coûté une larme.
- Je ne te parlais pas de ça, le coupa son interlocuteur.

Il siffla un nom, entre ses lèvres : "Phadria". Effectivement, quelques images lui revenaient. Le ton était monté. La garce avait voulu le tromper. Il avait engagé des chasseurs pour la rattraper. Il avait bu. On l'avait rattrapé. Il avait bu. Il l'avait tapée. Il avait bu. Elle l'avait insulté. Il avait bu. Le reste s'effaçait trop, et finissait par un mur noir à l'intérieur de son esprit.

- Je me souviens, répondit Franco. Je l'ai battue.

Wallace avait l'air de l'homme qui vient de se faire cracher au visage.

- Non, Franco... Tu ne l'as pas battue.

Il reprit, croisant les bras après un soupir :

- Tu as faillis la tuer. Et tu as tué l'enfant.

Le blâme ingrat que voila ! Attends...J'ai quoi ?

- Tu comprends ce que je viens de te dire ?

Guadalmedina s'était levé, sa tasse de chocolat entre les mains. Vide.

- Merde.
- Artémis est morte.
- Où est-elle ?
- Arrête le rhum. Tu sais que tu as l'ivresse exécrable ! C'est la première fois que tu nous mets autant dans la merde !
- Où est Phadria ?

Wallace s'était levé aussi. Franco remarqua seulement maintenant les énormes poches de cernes qui soulignaient ses paupières. Wallace n'avait pas dû dormir du tout.

- Le prêtre est avec elle. Je leur ai octroyé une autre cabine. Côté bâbord.

Il entreprit de se vêtir, à demi-nu comme il était.

- Merde, j'ai déconné.
- Elle n'a pas repris conscience. Le prêtre travaille dur. Il prie depuis hier soir.

Franco quitta sa cabine.

- Putain de sa mère.

Il entra à l'intérieur de la cabine de Phadria en repoussant d'un mouvement du bras le Père Jadar ! L'odeur d'herbes médicinales le prit à la gorge, lui brûlant même les yeux. Effectivement, celle qui était sa femme dormait, le visage éraflé, tuméfié. Enflée et meurtrie sous ses couvertures.
Elle avait tellement changé, songeait-il, par rapport à leur première rencontre sur les docks d'Argenterie, lorsqu'elle s'était offerte à lui pleine d'arrière pensées, nue sous son jupon, ses cuirS ses flots de soieries. Et il ne parlait pas de changement physique. Chaque fois qu'il posait ses yeux sur elle, il la désirait.

- Capitaine, vous ne devez pas être là !

Le prêtre -Maudit !- avait posé une main nue sur l'épaule de Guadalmedina, qui se dégagea de cette étreinte comme si elle l'eût brûlé !

- Capitaine, vous ne devez pas être là ! insista Adarien Jadar. Après ce que vous avez fais ! Je vous chasse de cette chambre ! La pauvre femme a besoin de repos, votre présence l'ombrage !

Putain, qu'il détestait les prêtres d'Atÿe ! Toujours à se donner des grands airs ! Toujours à parler en dicton ou en psaumes ! Merde, il allait lui dire quoi, à sa femme, lorsqu'elle se réveillerait ?

Il repoussa le prêtre qui gesticulait en tout sens -et le voilà qui s'était mis à pleurer en plus de ça !- et se retira sans un mot, laissant l'agaçant personnage s'agenouiller près du lit et recommencer ses prières de taffiole.

- Comment..? demanda-t-il à Wallace qui marchait à côté de lui.
- Une balle de ton pistolet.
- Perdue ?
- Non. Tu la destinais à Phadria. Tu as changé de cible au dernier moment.
- Les hommes ?
- Quelques-uns ont refusé de reprendre la mer à bord de l'Alvaro. Ils disaient que tu as fâché Atÿe, que tu es maudis.
- Ils sont restés sur Aroc Bay ?
- Pour enterrer le bébé.

Il fallut deux jours et deux nuits à Phadria Guadalmedina pour s'éveiller et reprendre ses esprits. Et nuls doutes que sans l'intervention du prêtre, elle aurait sans doute dû faire le deuil de sa fille chez Canërgen.

- Comment te sens-tu ?

Sa peau jadis d'ambre avait des teintes cadavériques. Ses yeux étaient rouges de trop pleurer, et sur ses joues dégoulinaient encore des larmes en torrent. Elle ne le regardait même pas. Sa voix était une lame.

- Va t'en.

Une lame.

- Désolé pour l'enfant, grommela Franco. J'ai pas réfléchis. J'avais bu avant. Je sais qu'elle n'est pas valable, mais c'est ma seule excuse.

Il haussa les épaules, debout à son chevet. Pour se donner de la contenance, si il ne pouvait pas la regarder dans les yeux, il fixait au moins sa chevelure purpurine, crinière cascadant jusqu'en bas de son dos. Un dos qu'il avait meurtri -il ne s'en rappelait plus non plus !- avec la boucle en acier de sa ceinture. Il avait fait littéralement éclater les chairs, ne contrôlant ni sa rage ni sa force.

- J'me suis emporté.

Un silence. Il avait l'impression que le cœur et l'esprit de sa femme étaient devenus creux, comme une huître vide. Elle paraissait ne pas le voir. L'entendre de loin. Ses mains tremblaient sur les draps. Ses paroles à lui semblaient buter sur la joue enflée de la jeune femme. Il voulut la conforter par une promesse d'avenir.

- Mais je pourrai t'en offrir un autre. On aura un fils, ensemble.
- J'ai dis. Va t'en.

Il n'insista pas plus et se retira. Wallace l'invita à boire du chocolat dans sa cabine.

- C'est pas comme ça qu'on présente ses excuses à une femme, Capitaine.
- J'ai jamais été doué pour ce genre de choses Wallace. La galanterie, le bouquet de fleurs tout ça... Pas mon truc. J'ai fais au mieux.

Wallace avait ajouté du miel dans son chocolat, le front plissé.

- Tu as assassiné son bébé.

Quoi répondre à cela ? Il aurait voulu, vraiment, faire marche arrière. Putain, il ne se souvenait même pas de l'instant fatidique ! Ce devait être un autre que lui ! Pas lui. Un autre, qui avait pris le contrôle de son esprit et de son doigt qui avait appuyé sur la gâchette ! C'était le rhum.

- Ouais...Et franchement je regrette. Mais si j'avais le pouvoir de Canërgen, et rendre les morts à la vie, ça se saurait, non ? Elle devra faire avec. Je l'aiderai à s'en remettre.

Peu d'humeur à plus discuter, le Capitaine Franco Guadalmedina laissa là son vieux frère, non sans avoir terminé son chocolat. Il gagna sa cabine. Par delà le hublot, il apercevait un ciel nocturne bourbeux et noir. La Garce avait ses vapeurs, sans doute. L'Alvaro tanguait sous les spasmes de la houle. Franco entreprit de se débarrasser de ses bottes, puis de sa cape. Il était déjà tard, et il mourrait de fatigue ! D'ici cinq à six semaines si tout allait bien, ils atteindraient Grande Lagoon puis Puerto Blanco. Il se fit la promesse de ne pas s'enivrer plus que de coutûme une fois là-bas.
Baladé par ses pensées, il ne vit pas l'ombre qui se profilait dans la nuit ! Un réflexe inné lui sauva la vie, empêchant par là le couteau aiguisé qui fendait l'air de se planter dans sa gorge, passant au-dessus son front pour venir se ficher dans le bois noir du navire !

- RED !

Déjà, la pute avait armé son deuxième bras, prête à lancer ! Peu enclin à frôler la mort d'aussi près, une seconde fois, il se jeta aussitôt sur sa femme, aggripant ses avants-bras de ses poings et la secouant comme une poupée de chiffon jusqu'à ce qu'elle daigne lâcher ce putain de couteau ! Mais Phadria était d'une obstination sans faille et, hurlant au meurtrier, à l'assassin, au paria, au maudit et à tout un tas d'autres choses, elle parvint à se dégager de la brutalité de son mari pour lui planter son arme en pleine poitrine ! Là encore, il eut de la chance et elle vint se planter dans le gras de son épaule !

- RED PUTAIN !

Alors qu'elle avait récupéré sa lame d'une main crispée, et frappait de nouveau, le plantant une seconde fois, il avait manqué de peu de lui expectorer un coup de genou en plein visage ! Il l'avait manqué de peu car, venu par derrière, le prêtre beuglait comme un porc, implorant Atÿe et éloignant Phadria de son mari ! Et elle, n'écoutait pas, n'écoutait plus, elle savait juste gueuler, l'insulter, gueuler et pleurer, appelant sur lui une fois, deux fois, dix fois, cent fois la malédiction d'Atÿe ! Il s'était relevé, du sang dégoulinant sous sa chemise et son veston, la pointant du doigt et la traitant de tout ce qui lui venait à l'esprit ! Déjà, Jadar s'était placé entre eux deux, tentant de les éloigner l'un de l'autre ! Franco l'aurait étranglée de ses mains ! Il promit à Red qu'il la foutrait à fond de cale si elle recommençait, le temps qu'il faudrait jusqu'à ce qu'elle ait appris le respect ! Et elle, criait encore et encore ! Ce fut uniquement lorsque le prêtre lui dit qu'elle consommerait définitivement toutes ses chances d'intégrer un jour l'ordre religieux de la Déesse de l'amour que le visage de la belle se fissura. Et elle tomba dans les bras de son confrère, en pleurs !

- Il faut que Théoden revienne....Il faut qu'il le tue !


~



Franco effleura de son majeur la fine cicatrice qui couvrait son épaule. Comme il la devait à Phadria, il ne la détestait pas autant qu'il l'aurait dû.

Il détestait les gueules de bois.

Dans sa bouche, le goût du rhum paraissait avoir imbibé toute sa langue avant de stagner jusque dans sa gorge. Il avait aussi très soif. Entièrement nu sur son lit, chez lui, il n'eut qu'à tendre le bras pour saisir le verre d'eau que quelqu'un -une esclave, probablement- avait dû poser pendant qu'il dormait. Il se rinça la bouche. Avait-il gerbé ? Il avala sa propre salive, se sniffa, et conclut que non.

Une bonne chose, au moins ! Il soupira et envoya au sol le fin drap qui couvrait son lit. Les volets étaient tirés sur les fenêtres de sa chambre, étouffant les rayons d'un lourd soleil sur Puerto Blanco. Sa mémoire lui faisait défaut. Il revoyait en son esprit les images qui retraçaient la soirée d'hier, mais au fur-et-à-mesure qu'il se rapprochait d'aujourd'hui, lesdites images se floutaient. Il s'entendait parler avec Eskam, d'une voix lointaine, comme s'il s'était retiré en lui-même et laissait en fait la voix de quelqu'un d'autre s'exprimer au travers son enveloppe de chair. La voix du rhum ? L'attentat, sur la Plaza Ariel. Tous ces morts. Était-ce un mauvais rêve ? Là aussi, sa mémoire doutait.

Putain.

Il devenait fou à demeurait ici, sur Puerto Blanco. Paradoxalement si loin et si proche de la mer. Allons, sois honnête avec toi même. C'est la mer, qui te manques à ce point ? Franco demanda à ce qu'on lui monte une baignoire d'eau chaude, ainsi que de quoi se raser. Inutile de repousser encore le glas.

Il se lava, et se débarrassa de la touffe de poils qui faisaient sa moustache et sa barbe. Il se rasa de près, face à son propre reflet dans le miroir avant de raccourcir de bons coups de ciseaux ses cheveux. Après un dernier coup d’œil, il trouva qu'il avait l'air d'un parfait con, et cela ferait un déguisement idéal. Propre, habillé, bien mis sur lui-même, Franco quitta enfin sa chambre, en fin d'après-midi. Il se heurta à Wallace qui venait justement le trouver -vérifier s'il avait bien cuvé, sans doute, ou alors s'il n'était pas mort- et un instant les deux pirates restèrent plantés là, à se dévisager comme couenne de lard sans dire un mot, avant d'éclater de rire. Un éclat de rire d'une seconde, mais un éclat quand même !

- Pourquoi ? demanda simplement Wallace qui aurait choisis sans hésiter de perdre un pied ou une main plutôt que sa barbe !
- C'est très à la mode ! railla Franco. Tu n'as pas vu Valentino ?

Il voulut dépasser Wallace, mais ce dernier l'arrêta d'une main sur le poitrail.

- Franco. Non.
- Si.
- Je ne te laisserai pas ! On a besoin de toi ici !
- Wallace, laisse-moi passer, ma décision est prise !
- Tu es inconscient ! Sais-tu au moins ce qu'il s'est passé hier soir ?
- La Plaza Ariel a été attaquée.
- Tu as gerbé.
- Morbleu de merde.

Il soupira, renonçant à forcer le passage au travers le corridor.

- Wallace, mon frère, écoute. Je dois m'en aller. Je dois le faire.
- Tu as entendu ? Franco, Puerto Blanco, ton île, notre île, a été victime d'un attentat cette nuit.
- Que veux-tu que je fasse ? s'impatienta le Roi Pirate tout en écartant Wallace pour le dépasser d'un bon pas !
- Que tu gères cette merde ! Ça n'est pas en t'embarquant pour Tanequil que ton empire résistera !
- Je dois y aller tout-de-même !
- Je ne te laisserai pas ! répéta encore Wallace en rattrapant Franco.

Encore une fois, il céda et arrêta son pas.

- Wallace...
- Si tu vas sur les Îles de Jade, riposta le Mage en le coupant, tu n'en reviendras jamais. Ils te reconnaîtront et ils te pendront haut et court !
- Pour que tout le monde voit et pour économiser de la corde, je sais ! Mais il faut que je tente quand même ! J'irai seul !
- Tout seul contre les druides, les officiers, hauts officiers, amiraux, vice amiraux, contre amiraux ?
- Ils ne s'attendent pas à ce que je retourne là bas. Donc ils ne me reconnaîtront pas !
- Je savais que cette idée te trottait dans la tête, somma Wallace. Mais tu ne peux pas y aller ! Ni maintenant, ni plus tard. Je ne peux pas te laisser offrir saugrenu ton cou au bourreau, Franco !
- J'ai...besoin d'y aller. Je dois la revoir. Comprends que chaque jour qui passe ici peut être le dernier pour nous.

Wallace haussa les épaules.

- C'est comme ça que nous vivons. Et alors quoi ?
- Je dois lui dire que j'ai changé. Je dois récupérer mon fils. Avant qu'il ne soit trop tard.
- Si tu voulais le petit, pourquoi le lui avoir laissé ?

Un feu étrange s'alluma dans la prunelle gris acier du Roi Pirate.

- Je lui devais un enfant...

Après un silence, Wallace se rendit au salon.

- Viens. Nous devons parler de ce qu'il s'est passé cette nuit.

~



L'Alvaro de la Marca avait parfois l'air d'un fantôme noir, passant et repassant sur les flots, comme la rumeur. Et depuis presque deux Tours, amarré sur le Vieux Port de Puerto Blanco, il ressemblait davantage à une mariée spectrale et macabre, endormie comme un bruit, sous l'ombre gigantesque de la montagne de feu. Avec ses cent-soixante pieds de largeur, ses voiles noires bien carguées contre leurs vergues, ses mâts, l'Artimon, le Grand et la Maisaine : trois danseuses qui se balançaient doucement sur le flot montant. Franco grimpa la passerelle menant à son navire, laissant ses mains gantées effleurer le bastingage de cette forteresse flottante, caressant l'appontement de bois noir anobli d'ingénieuses combinaisons d'espans et de cordages. Les hommes qu'il avait lui-même surarmés et qui montaient la garde le saluèrent, l'air grave. Les événements de la nuit dernière avaient creusé bien des visages, sur la petite île de Puerto Blanco. Le passavant et les bas haubans étaient brûlants à cause de la chaleur du soleil, et Franco pouvait la sentir par-dessous ses gants. Il se laissa tomber dans la batterie basse, suivi par Wallace, franchissant l'écoutille impeccablement fourbie. Il s'engouffra encore plus en profondeur dans l'estomac de son Alvaro, jusqu'à ce que l'ombre prenne le pas sur la luminosité quasi aveuglante de l'extérieur. Une odeur aigre, de sang séché mêlé à de l'iode, et quelque chose d'encore plus fort, comme une sorte d'infection maladive, le prit à la gorge au fur-et-à-mesure qu'il descendait. Il tapa alors à une porte, noire, d'un bois vieux, et on vint leur ouvrir.

- Capitaine.

C'était Dylévir, le semi-Elfe qui servait depuis plusieurs Tours maintenant, à bord de ce bâtiment. Au fait de Dylévir, la plupart des marins qui ignoraient son nom, le surnommaient plutôt "le Noir" ou le "tortionnaire de bord". On le tenait pour un être sans âme. Franco se souvint qu'à son époque, Phadria Guadalmedina avait tenté d'expulser le noir personnage de l'Alvaro de la Marca. Mais il avait fait proscription. Derrière le bâtard, Guadalmedina distinguait nettement, malgré la pénombre totale, une table qui était en fait de torture. Il y avait quelqu'un d'ailleurs, présentement lié sur ladite table. Des gémissements et des hoquets secouaient cette personne, qui était apparemment là depuis de longues heures.

- Tarenziore est au courant ? demanda instinctivement Franco à Dylévir.
- Tarenziore n'a pas à mettre son nez dans mes affaires.
- Ce qui se fait à bord de mon Alvaro sont mes affaires, lui rappela Franco la tête haute.
- Certainement.
- Quelle est votre conclusion ?

Avec un si grand sadisme dans le regard qu'il n'était pas possible de le cacher, l'Elfe se tint bien droit dans sa robe noire, avant de dévoiler :

- Lothÿe n'est au courant de rien.
- Le Feu de Tollé ?
- Lothÿe n'est au courant de rien, répéta l'Elfe.

Il lâcha un "ttt" sifflé entre ses dents. Ses cheveux et sa peau d'une blancheur laiteuse contrastait avec le reste de sa personne.

- L'autel de Lothÿe et ses fidèles que vous avez fais déplacer afin d'ériger le temple d'Ariel sur l'île ne savent rien de l'attentat de la nuit dernière.
- Vous êtes sûr de vous ?
- Je connais mon travail. J'excelle dans mon domaine.

Franco acquiesça. Exception faite de cette faction de religieux vénérant Lothÿe et qui se faisait nommer le Feu de Tollé, il ne voyait personne d'autre sur Puerto Blanco, qui aurait été capable de revendiquer cet attentat. Les assassins sur la Plaza Ariel, le visage caché derrière des masques, étaient plus d'une centaine. Il s'agissait donc d'une entreprise préméditée, judicieusement organisée, et qui comptait de nombreux membres ! Comme le temple avait été la première cible des criminels, il avait tout de suite pensé à une querelle religieuse. Mais quoi qu'on en dise, il refusait de croire à l'existence d'une secte d'Azma, de Silir ou de Simialle au sein même de l'île. Surtout une secte aussi nombreuse !

- Arrangez-vous pour le faire disparaître, lâcha Franco à l'attention du bâtard. Que personne ne sache qu'on a soumis un prêtre de Lothyë à la torture.

Dylévir haussa les sourcil d'un air indifférent.

- Cela va de soi.

Franco repéra qu'il avait du sang séché sous les ongles. Il laissa son Elfe à ses affaires, et quitta l'Alvaro de la Marca avec Wallace.

~



Les pertes étaient désastreuses, s'élevant à plus de cent-cinquante esclaves tués, égorgés nets sur la Plaza Ariel. Des esclaves qui appartenaient personnellement à Franco ou bien qu'il avait loué aux maîtres de l'île. Pour un esclave mort durant le chantier, il avait promis qu'il en offrirait deux, sans chercher à récupérer son avance faite en écus comptant aux propriétaires. Le voila qui se trouvait endetté de trois-cents dix esclaves qu'il n'avait pas les moyens de rembourser. Il avait beau avoir pris le contrôle du marché, il se trouvait en cet instant aussi démuni que lorsque Kafkon Samuel régnait encore sur Teikoku. Il était pris à la gorge.
En plus de se contenter de trancher à l'aveugle parmi les esclaves de Franco à demi-nus qui travaillaient sur le chantier, les scélérats avaient également égorgé tout citadin qu'ils avaient croisé sur la Plaza Ariel cette nuit-là. Ils avaient violé, tourné et retourné toutes les femmes, et même les enfants. La vieille prêtresse d'Ariel qui habitaient Puerto Blanco depuis des Tours n'avait pas survécu à ses sévices. Calcite Yorel, qui se trouvait également au temple cette nuit-là, avait vu défiler les hommes entre ses cuisses. Et pour Guadalmedina, ce coup-là faisait plus mal que tout le reste. Il avait dû renoncer à l'héritier promis. Et même si sa prêtresse lui assurait que l'enfant serait le sien, il n'arrivait pas à le croire.

Comme si cela ne suffisait pas, on l'avait humilié devant tout le monde. Les premiers sur les lieux, à protéger la Plaza Ariel et le temple avaient été Eskam, Wallace et les quelques pirates de l'Alvaro qui traînaient sur les quais. La fille de Franco avait échappé de justesse à la mort et au viol, miraculée par les bras d'Eskam. Il s'en était sorti comme un putain de héros, faisant honneur au régiment de renom de Puerto Blanco qu'était la garde personnelle du Gouverneur !
Et ce putain de Valentino Tarenziore, deuxième héros, qui avait talonné de près Eskam, sur la Plaza Ariel en une seconde, alors qu'il habitait à l'autre bout de l'île ! Même si l'Élu de Nerel était arrivé une fois la menace endiguée, une fois la place transformée en une sorte de piscine sanglante, il avait pu prendre rapidement la situation en main et faire évacuer la place de tous les badauds qui accouraient ! La médaille d'argent était pour Valentino, ce soir-là.

Et lui ? Lui il était arrivé en dernier, affalé sur Wallace et un autre type parce qu'il était à peine capable de se mouvoir seul. Et quand enfin, après une arrivée difficile, il avait atteint la place, de ce qu'on lui avait dit car il ne s'en souvenait même pas, il s'était mis à gerber dans un coin, en parfait connard !
L'alcool, évidemment. Mais ça n'empêchait pas la quasi totalité de Puerto Blanco à ce jour de se foutre de sa gueule, prétextant qu'il avait l'âme fragile, que tout ce sang lui avait retourné l'estomac, et qu'il était juste bon à rafler l'or des taxes sur l'île et foutre sa queue entre les cuisses de Madame de Fleurimont ! C'était -là encore selon ce que Wallace lui avait raconté !- Valentino Tarenziore qui, à l'aube, avait récupéré Franco à moitié endormi dans une ruelle, la joue baignant dans un sang qui n'était pas le sien, s'effaçant sous les doigts d'une pluie matinale, et qui l'avait épaulé jusqu'à son coche afin de le ramener chez lui sauf.

Il avait perdu en une seule nuit toute l'estime pour sa personne qu'il avait réussi à imposer en deux Tours aux habitants de Puerto Blanco. Aujourd'hui, deux jours après l'attentat, on pleurait les morts, on nettoyait la place, on recommençait tout juste à sortir, et on parlait de Monsieur Tarenziore et de Monsieur Eskam comme des fiers protecteurs de Grande Lagoon. Le beau et séduisant Valentino Tarenziore...

Quant à lui...


"Franco gueule de chien, cervelle de singe, cœur de porc."




- C'est quoi ça ?

Wallace soupira face à l'inscription peinte sur l'une des façades du quai, face à l'Alvaro de la Marca.

- J'en sais rien.
- Putain, c'est quoi ça !
- Les mêmes personnes qui ont attaqué la Plaza, j'imagine. Il faut croire que leur organisation n'est pas encore dissoute.

De rage, Guadalmedina fit claquer la porte du coche qui se referma sur eux !

- Si on ne fait rien, ce genre de vandalisme restera impuni et va prospérer dans toute l'île !
- Techniquement, dit Wallace, l'entretien des rues incombe à Val...
- Je sais !

Il ne supportait plus d'entendre ce nom sur toutes les bouches.

- Vicente ! aboya le Loup à travers la fenêtre de son coche. Trouve de la peinture et efface-moi ça !

Il fit un signe de la main au cocher une fois l'esclave parti, qui fouetta ses deux chevaux et tira les rideaux sur sa fenêtre tandis qu'ils partaient.

- Si le Feu de Tollé n'y est pour rien, je ne vois pas qui ! gronda Franco d'une humeur noire. Une organisation aussi grande ne peut rester cachée ici, sur Puerto Blanco !
- Des mercenaires ? hasarda Wallace.
- Payés par qui ?
- Les Îles de Jade.

Franco massa ses paupières sous son pouce et son index.

- J'y ai pensé aussi, mais dans ce cas c'est notre propriété qu'ils auraient attaqué.
- Des hommes masqués et de mauvaise mine, réfléchit Wallace tout haut.
- Des hommes noirs ?
- Originaires de l'Archipel, pour la plupart ! Il y avait une majorité de peaux noires, oui.

Franco songea qu'il n'avait pas remercié Eskam, pour avoir sauvé la vie de sa fille. Lorsqu'il pensait à cette nuit sordide, ses poings se serraient à s'en faire blanchir les phalanges ! Sa petite fille. Sa fille unique ! Les chiens ! Qui aurait cru, à la vérité, qu'un tel cœur se laisserait attendrir par une si petite chose.

- Myrah te fait toujours la gueule ? demanda Wallace.
- Ça me fait des vacances !
- Je crois qu'elle est amoureuse de Valentino Tarenziore, sourit un peu le Mage Gris.
- Bwa... Comme tout le monde sur cette foutue île !

Après un silence, il lâcha :

- On s'est disputé hier. Elle a appris pour Artémis.
- Qu'a-t-elle dit ? questionna Wallace tout en grattant sa barbe.
- Menaces.

Il songea un instant que les feux du bûcher seraient délices pour celui qui était à la tête de cet attentat, lorsqu'il le capturerait !

- Elle a menacé de s'installer chez Tarenziore.
- Entre les bras du grand Valentino Tarenziore ! ironisa Wallace.
- Elle a voulu me prendre Camille.

Cette fois, Wallace n'ironisa plus.

- Tiens, tilta-t-il en regardant vers l'extérieur. Nous ne rentrons pas à la maison ?
- Non. Je passe par la maison de Tarenziore. J'ai besoin de faire un emprunt. On est ruiné.

Wallace grommela quelque chose que la sérénade des roues du coche sur la route abîmée etouffa. Franco ôta ses gants, pressé par la chaleur. Il suait déjà sous ses habits.

- Je te jure qu'une fois tout ça réglé, je me tire sur Tanequil !

~



- Et pourquoi aurais-tu besoin de tant d'esclaves ?

Franco était d'une humeur noire, et si Valentino souhaitait s'amuser à ce petit jeu, il n'avait pas choisit son jour ! Néanmoins, il garda son calme.

- Les esclaves tués sur le chantier n'étaient pas les miens. Je les avais loués. Et maintenant je dois deux têtes pour chaque tête morte.

Comme si Tarenziore, le grand Tarenziore, l'ignorait.

- Et qui aurait besoin de tant d'esclaves ? Je connais des palais qui n'en emploient pas la moitié, insista l'Élu divin d'une voix très calme.
- Peu importe le nombre d'esclaves loués initialement, s'impatienta Franco. Plus d'une centaine sont morts, je dois les rembourser.

Il avait bien insisté sur le je dois. L’œil clair et alerte de Valentino Tarenziore lâcha un peu son interlocuteur pour se concentrer un instant sur le plateau d'argent entre eux deux. Il proposa de nouveau à Franco de se servir, qui refusa d'un geste de la tête. Après un silence, bien droit sur sa chaise, Valentino sourit un peu :

- Je suis d'accord pour te donner de l'argent, mais personne au monde n'a besoin de tant d'esclaves. Tu rembourseras en monnaie sonnante et trébuchante, et rien d'autre.

Guadalmedina devinait qu'il n'avait pas son mot à dire. D'une certaine façon, il estimait que cette solution était la meilleure ! Cela éviterait que des pénibles viennent se plaindre, prétendant que leurs deux nouvelles têtes ne valaient pas l'ancienne perdue. De plus, Franco s'était attendu à plus de rigueur de la part de son interlocuteur.

- Et je suis bon prince ! observa Valentino Tarenziore. Il y a beaucoup trop d'esclaves sur cette île. C'est une chose à laquelle il nous faudra tous travailler. Parce que le jour où ils s’apercevront qu'en cas de révolte, ils sont à vingt contre un, tous ces pirates et leurs intrigues ne riront pas longtemps, crois-moi.
- Alors faisons-leur passer dès maintenant toute envie de révolte.

Franco songea après coup qu'il avait parlé trop vite, sous le coup du cynisme.

- Pour la déclencher tout de suite ? Non. Nous allons plutôt relâcher un peu la bride, leur montrer que ce ne sont pas des têtes, mais des hommes à nos yeux. Un esclave heureux a moins de raison de se révolter qu'un esclave qui sait que s'il meurt à cause de sinistres cons, un autre sinistre con réclamera à un troisième sinistre con deux esclaves supplémentaires en compensation de sa vie. Désolé pour mes termes, mais il fallait que ça sorte.
- Je ne suis pas responsable de leur mort. Ca n'est pas moi qui ai orchestré l'attentat sur la Plaza Ariel !
- Bien sûr que tu ne l'as pas orchestré. Mais je ne t'accusais de rien, reprit Valentino avec un geste de la main afin d'appuyer la parole. Réfléchis cinq minutes et tu comprendras que du point de vue l'esclave, ça ne changera rien. Tout ce qu'il apprendra, c'est que s'il meurt du jour au lendemain parce que des affaires qui ne le concernent aucunement ont mal tourné, eh bien qu'importe !

Il lui parlait comme à un enfant.

- Son maître en rachètera deux à un vendeur qui se fiche royalement de lui pour tout dédommagement. Combien de temps crois-tu qu'ils accepteraient cela ?

Franco comprenait le point de vue de Valentino. Seulement, il n'avait plus le temps pour rien. Des affaires urgentes se bousculaient toutes à sa porte, et les éventuelles revendications des esclaves de Grande Lagoon, il n'en avait pour l'heure foutrement rien à carer ! Sa fille avait failli se faire violer !

Il resta tout de même poli.

- Leur avis, on s'en moque.
- Si tu penses comme ça, tu peux tout aussi bien quitter l'île, poursuivit sans élever la voix Valentino Tarenziore. Que tu le veuilles ou non, les esclaves sont désormais l'immense majorité de la population à Puerto Blanco. Si j'avais un royaume de la taille d'Oro, de l'Empire d'Ambre, ou autre, je pourrais négliger leur volonté, mais sur un territoire aussi restreint, je ne peux pas ne pas prendre en compte leur avis. Et je t'invite vivement à faire de même. Car si jamais un jour ils devaient réaliser leur véritable puissance, ceux qui ont été bons avec eux seront ceux qui auront le temps de fuir. Médite cette pensée.

Guadalmedina se leva de sa chaise, accordant son attention à son interlocuteur.

- D'accord. Maintenant parlons en termes techniques et essayons d'arrondir un peu les angles. La construction du temple nécessite une gigantesque main d'oeuvre. Si je suis votre ligne de pensée, nous libérons ces hommes, passablement loués à leurs différents propriétaires. Et j'engagerai des ouvriers pour poursuivre le chantier. Avec quoi les paierai-je ? Et qui accepterait un tel travail ? Les conditions sont difficiles. Les pirates et les habitants de l'île ne travaillent plus depuis belle lurette. Tout juste trouve-t-on encore quelques artisans et paysans sur Santa-Sarah.

Valentino s'était levé aussi, avec un léger hochement de tête.

- Je n'ai pas parlé d'aller jusqu'à leur libération. Même si s'il n'en tenait qu'à moi, ce serait une option. Mais je n'imposerai pas le changement trop brusquement. L'équilibre de la ville serait par trop remis en compte. Comme tu l'as dit, plus personne ne sait faire quoi que ce soit d'autre que de s’enivrer une fois à terre ici. Ce que je veux que nous fassions en revanche, c'est montrer aux esclaves que nous voyons en eux des hommes. Ça passe notamment par arrêter de parler d'eux comme des têtes mais comme des esclaves, par exemple. Et accepter le fait que cent esclaves perdus, c'est pas cent esclaves perdus, c'est cent hommes perdus. Là, on part sur un bon moyen de les faire réaliser qu'ils ne sont pas si mal lotis.
"Il y en aura toujours pour s'énerver, bien sûr ! Mais dans une foule en colère, pose un homme qui dit "Mais au final, est-on si mal considérés ?", surtout si ce discours, vu la situation de l'île, devait se transformer en "Certes avant, c'était l'enfer, mais depuis qu'il y a le nouveau gouverneur, les seigneurs pirates font plus attention à nous", eh bien la foule se calmera d'elle-même, parce qu'ils seront trop occupés à discuter entre eux de savoir si la révolte est une bonne idée ou non pour commencer à la planifier. Note que l'inverse marche moins bien ! Il faut un changement brutal et radical pour qu'une foule qui se dit "On est bien ici" décide de se révolter.

Franco dû reconnaître que de toute évidence, Tarenziore parlait d'expérience et probablement d'or. Il reconsidérerait avec attention tout cela !

- Je comprends. Maintenant, je suis désolé, s'excusa-t-il, mais je suis pressé. Pour cet emprunt disons...
-  Accordé ! Mais pas d'esclaves ! S'il les veut, qu'il les rachète lui-même avec la somme que tu lui donneras. Au pire, c'est lui qui passera pour le connard aux yeux des esclaves.
- C'est entendu. Je vous laisse gérer aussi comme bon vous semble l'affluence des esclaves sur Grande Lagoon. Après tout, c'est vous le nouveau Gouverneur. Ils vous suivront.

Ils vous suivront... Qui sur Puerto Blanco n'aurait pas suivi Valentino Tarenziore ? Franco était persuadé que ces personnes là devaient se compter sur les doigts d'une seule main !

- Notez tout de même que j'ai besoin "d'hommes" sur mon chantier. La construction du temple doit avancer ! Il reste tout au plus une centaine de travailleurs !
- Honnêtement, même si tu es pour l'esclavage, pose toi la question de la rentabilité. A partir de quand devient-il trop coûteux d'entretenir nos esclaves au vu du travail qu'ils font ? Vu les travaux qu'il y a à faire ici, de fait, je n'ai pas de comptes précis sous la main, mais nous devons être très proche du point où cela ne devient plus rentable. Quant au temple, ne t'en fais pas s'il avance lentement. Tu as promis à la prêtresse d'Ariel de le faire construire, pas de faire dans la diligence. Ariel elle-même s'inclinera devant cet argument. Les dieux n'ont pas la même notion du temps que nous, crois-moi, j'en sais quelque chose. Du moment que le chantier est en route, peu importe sa vitesse, s'il est en cours, elle sera satisfaite.

Pour la première fois depuis le début de l'entretien, le Loup de la Passe se détendit un peu et sourit :

- Mais moi je ne suis pas immortel.
- Personne ne l'est ! Même si je reconnais qu'avec une poignée de siècles dans la musette, c'est plus aisé à dire.
- Pour l'instant, l'emploi d'esclaves est rentable, assura Franco.
- Je ferai estimer des comptes à ce sujet. Au-delà de l'aspect pratique de la chose, certains propriétaires pourraient prétexter de nombreux esclaves à nourrir pour tricher avec les impôts. Mais ils ne me la feront pas, quand même !

Il rit un peu, plissant le contour de ses yeux avec une certaine candeur. Quel âge ce diable là pouvait bien avoir ? Une question que Franco s'était souvent posée. Il se saisit de la poignée de porte, son chapeau sous le bras :

- Une dernière chose. J'imagine que vous n'avez pas besoin de moi pour vous le rappeler. Mais surveillez la gamine. Nous avons des ennemis qui ne reculent devant rien pour faire pression sur votre gouvernement. Sur moi. Donc sur vous.

Valentino accompagna Franco jusqu'aux jardins, à l'extérieur.

- Je n'avais pas besoin de toi pour ça, en effet. Et toi surveille la druidesse ! Elle a tendance à chercher les ennuis partout où elle va. Sa perte serait pourtant un malheur, vu le bien qu'elle fait à cette île.

Guadalmedina reconnut aisément qu'il avait raison.

~



Spoiler:



Leur dispute de veillée quotidienne avec Myrah n'avait pas encore commencée qu'on avertit le jour même Franco que La Wivern, Le Castilla-et-Léon et l'Arrambaggio étaient en vue ! Après de longues lunes passées en mer pour le compte du Roi Pirate, les Seigneurs Pirates Léong et Kalsang revenaient au port ! Sa longue vue braquée vers l'horizon, du haut de son balcon, Franco distinguait effectivement neuf mâts. Trois navires étaient partis sur les Grand'Eaux. Trois revenaient. C'était bon signe ! Restait à voir à présent si les trois bâtiments regorgeait d'or et de captifs !
Guadalmedina réajusta sa lunette, pris par un doute. Il se rendit alors compte qu'il avait raison. Il n'y avait non pas neuf mâts, mais dix-huit ! Six navires en vue ! Une armada ? Le pavillon noir battait pourtant sur les premiers mâts. Mais de si loin, il ne parvenait pas à être sûr.

Il remonta à l'intérieur de son coche et, accompagné de Wallace, gagna le port rapidement !

Effectivement, La Wivern, Le Castilla-et-Léon et l'Arrambaggio , ses trois navires battaient le Loup noir à leur mât ! Et les Seigneurs Pirates Léong et Kalsang, qui avaient reçu l'ordre de faire la course sur l'Empire d'Ambre et les côtes Ramienne mirent pied à terre. Mais derrière eux...

Il se prénommait Ashqar el Mardos, Capitaine de renom au long cours sur les eaux de la Passe ! À ses mâts, ne battait pas non pas le pavillon noir de Franco, mais un pavillon noir différent. Les trois autres navires, selon ses dires, étaient les siens et il commandait donc aux trois équipages.

- Comprenez mon trouble, dit-il à l'attention du Loup de la Passe tout en offrant au singe sur son épaule un biscuit rond gorgé de vers. Je me trouvais sur ma zone de chasse, entre l'Amiraab et Alkhalla, longeant les baies Guedriannes Ramiennes. Je prends en chasse une trirème à voiles de Notre Très Estimé Calife, Qassim, partance Vindex, bien faite autour de sa quille. Nous menons, mes hommes et moi-même, rude bataille. Mais l'ennemi nous échappe, elle serre mieux au vent, voyez-vous, elle a un meilleur pied et grappille plus de nœuds. Je lui donne naturellement la chasse. Et là, que trouve-je après plusieurs jours de chasse ?

Le Capitaine Mardos avait pointé le ciel de son index. Sur son épaule, le macaque avait craillé.

- Un Loup.

Franco s'était donc présenté comme Roi de Grande Lagoon, et Loup de la Passe, tout à son honneur !

- Roi de la Passe ? avait demandé Mardos. Oui, c'est ce que ces messieurs ici présents m'ont rapporté également lorsque je les ai menacé de les faire passer sous ma quille.
- Sous la quille ?
- Ils nous ont à peu de choses près, sidir, volé au nez et à la barbe le trésor qui nous revenait de droit !

A ces mots, Leong avait protesté sous sa moustache !

- La Wivern s'est battue rudement pour piller la trirème ! C'est vous qui êtes sorti de nulle part en revendiquant ce butin comme le vôtre !

Franco comprit qu'il fallait rapidement calmer les tensions.

- Avant que vos loups ne viennent se nourrir sur mes territoires, soutint Mardos avec un éclair noir au fond du regard, c'était moi le Roi de la Passe. J'ai épargné vos fauves, monsieur le Loup, en échange du butin de la trirème.

Guadalmedina vit les marins du navire amiral d'Ashqar mettre l'ancre à pic tout en s'amarrant près de l'Alvaro de la Marca. Sur le flanc de ce colosse sorti de nulle part, brillaient de lettres d'argent le nom : Le Griffon.

~



Le Loup de la Passe vit très vite en Ashqar el Mardos un rival de taille. L'homme s'était effectivement taillé un nom et une réputation sur la Passe du bout de son cimeterre. Quand Argenterie s'était effondrée, mettant un terme violent à l'âge d'or de la piraterie du sud de Ryscior, Ashqar n'avait eu aucun mal à se revendiquer en quelque sorte "Roi" de la Passe, et délimiter avec ses quelques rares confrères des zones de chasse, propres à chaque pavillon noir. On pouvait comprendre la surprise du forban lorsque, pensant assujettir une trirème qu'ils collaient au cul depuis des jours, une meute de Loup avait jaillit droit de Puerto Blanco pour leur rafler le butin. En homme de bonne condition, l'ami Mardos avait accepté l'offre des Seigneurs de Guadalmedina qui, concrètement disait : "on vous mène jusqu'à Puerto Blanco, et vous vous démerdez avec l'Alpha."

Cela dit, c'était là une attitude qui convenait également à Franco. Il comprit aussi rapidement que si Ashqar avait accepté de retarder sa mainmise sur le butin de la trirème, c'était uniquement car il avait en vue un autre joyau. Ils passèrent leur nuit au Saint-Domingue, Franco faisant peu cas d'une énième nuit de sommeil bafouée, afin de régler leurs différents autour de verres de punch, de bonne chère, et de wenches qui exposaient et soldaient -ce soir, pas cher !- leurs seins ou leur cul. Et si le Loup possédait à ce jour et sur Puerto Blanco plus de bâtiments qu'Ashqar el Mardos (six en tout, contre trois pour son rival), ce dernier avait l'avantage sur la férocité de ses hommes d'équipage ! Il était vrai que Franco avait un nombre élevé de jeunes néophytes à ses bords, essentiellement la jeunesse de Puerto Blanco qui avait trouvé en la piraterie un potentiel avenir tandis que Mardos menait une véritable troupe de vétérans dont le plus jeune mousse même avait connu les docks de Port-Argenterie !

En conclusion, régler leurs différents par la force aurait été désastreux et tous deux, verres de rhum à la main, en convinrent. D'autant plus lorsque Madame  les rejoignit, au beau milieu de la nuit, alertée par les rumeurs, et gagna sa place à leur table ! Ils arrivèrent à un accord. Guadalmedina laissait à Mardos le butin de la trirème. Lui-même récupérait ladite trirème, ce qui montait à sept le nombre de bâtiment qu'il possédait désormais. En échange, Ashgar el Mardos qui était désespérément pour ses hommes et lui-même à la recherche d'un port d'attache qui n'exigeait pas que l'on déguise à chaque fois les bâtiments ou que l'on range le pavillon noir, ferait de Puerto Blanco celui-ci. Il écoulerait ainsi sa marchandise sur Grande Lagoon.

- Et Fleurimont, au fait ? demanda Ashqar à ses compagnons. Mort, à ce qu'on dit ?
- Il y a quelques Lunes, confirma Madame.
- Tarenziore, le nouveau Gouverneur ?

Franco confirma. Mardos avança qu'il tenterait d'obtenir au plus vite une entrevue avec ce dernier, afin de pouvoir écouler au mieux la marchandise de leur dernière course dans l'Archipel.

- Une alliance entre nos deux flotilles ! disait-il sous un nuage de fumée de pipe qui passait en se renouvelant. Nous avons tout à y gagner !

Puis vint le sujet sensible du Calife Noir. Un sujet que, bien évidemment, Guadalmedina se serait gardé d'évoquer ! Trachara Galem, le Ramien qui lui avait vendu la carte menant droit au navire qui partirait de Vindex d'ici peu de temps, se trouvait être un informateur de Mardos. Une récente dispute -au sujet d'une coupe de rhum à moitié pleine ou à demi vide, d'après ce qu'avait compris Franco- les avait poussé à mettre un terme à leurs entreprises communes, et Trachara s'était tiré avec la carte au trésor sans acheteur. Il avait donc jeté son dévolu sur ce fameux "Roi Pirate".

- Faisons là aussi moitié moitié, proposa Mardos. Un navire aussi important, à destination de Teikoku qui plus est, ne voyagera pas sans escorte ! Moins nous aurons de pertes à subir, plus nous serons gagnants !

Franco dit qu'il y réfléchirait. Il restait tout de même le seul à posséder la carte. Lorsqu'il se fit la réflexion, il comprit qu'il était déjà trop tard. Trachara Galem qui louait une chambre à l'auberge du port avait probablement dû être réveillé au milieu de la nuit par les hommes de Mador ! Et à coups d'allumettes entre les doigts, le ruffian avait dû cracher aux acolytes de son ancien partenaire tout ce qu'il savait. Si Guadalmedina partait du principe qu'il était le seul à savoir où mouillerait le Calife Noir et refusait le partage que proposait son nouvel allié, il risquait fort de se frotter à une mauvaise surprise lorsque le moment viendrait de piller le navire Ramien ! Bon gré mal gré, conscient que Mardor avait bien calculé son coup ce soir-là, il accepta la proposition du pirate, visant à former une alliance entre leurs bâtiments en vue d'attaquer bientôt le joyau de Ram puis rançonner l'Avorton.

Alors qu'Ashqar pressait contre lui une beauté brune à la crinière parfumée, avec toute l'ardeur du marin qui n'a plus senti sur sa peau celle d'une femme, il applaudit oralement le coup de maître de son "nouvel associé" sur l'Archipel !

- Le Loup a des couilles ! rit Ashqar el Mardos (particulièrement lorsque la wench qui se dandinait sur son torse retroussa en haut des cuisses son jupon noué à la friponne, révélant un sexe nu et mouillé en dessous) S'être imposé comme ça dans l'Archipel, c'est fort ! Surtout sur Santa Sarah. La Caraccapa a horreur qu'on vienne déranger ses affaires !

Franco en eut presque le tournis. Il se rappela tout de suite les paroles que lui avait rapporté l'un de ses forban qu'il avait nommé collecteur !



"C'est que les paysans paient plus votr' taxe, Seigneur ! Ils payaient au début, parce que vous leur avez fais peur ! Mais la mafia locale, vous voyez..."




La Caraccapa !


Il se leva presque en un bond, manqua de faire tomber la table au sol ! Il avait relégué cette affaire-là à plus tard, puis avec les attentats de la nuit dernière, tout ça lui était complètement sorti de la tête ! À présent, tout lui semblait tellement limpide qu'il en avait presque le vertige !

Des centaines d'hommes... Des peaux noires... Originaires de l'Archipel...Toutes les issues de la Plaza Ariel bloquées... Les paysans de Santa Sarah qui ne paiaient plus la taxe...

Ces fils de pute allaient payer, eux ! Il jugea qu'il était temps d'allumer le bûcher funéraire de la Caraccapa ! Franco s'excusa auprès de Madame et du Capitaine Ashqar el Mardos et quitta le Saint Domingue en vitesse !



À suivre...
Mar 26 Sep 2017 - 19:40
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Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
Franco Guadalmedina
Deux jours plus tard, l'Alvaro de la Marca était prêt à appareiller avec la marée. Franco avait choisis minutieusement les hommes avec qui il naviguerait. Ils n'étaient pas plus d'une centaine sur chaque bâtiment. Le second navire qui accompagnait l'Alvaro était la Caimán. Venait pour la commander, Madame. Franco Guadalmedina avait dû la désigner en toute connaissance de cause. Avec l'arrivée récente du Capitaine Asqhar el Mardos sur Puerto Blanco, vu le climat qui régnait actuellement sur l'île il craignait une alliance entre ses deux "compères" , anciens puissants d'Argenterie qui plus était, afin de s'accaparer durant son absence le trône symbolique sur lequel il siégeait. Rien n'aurait été plus facile que de bloquer l'Alvaro et la Caimán lors de leur retour.

Franco devait partir, mais il partait en prenant le risque que tout ce qu'il possédait (ses navires y compris) lui soient dérobés durant son absence. Par Mardos, par un Seigneur Pirate peu fiable, par l’Élu de Nerel même ! Pourquoi pas. Valentino Tarenziore et lui accumulaient les différents, dernièrement. Mais il devait partir.

- J'ai besoin, dit-il à Madame de Fleurimont, de savoir Camille en sécurité. Je ne peux pas l'emmener avec moi, mais il me faut quelqu'un pour veiller sur elle.

Carmén, assise sur son lit au milieu de la chambre, ne disait rien. Prenant sur ses genoux la petite fille, elle écoutait chacun des mots de Franco avec attention.

- Pour le cas où je ne reviendrai pas.

Il soupira, après une dernière caresse sur la joue de son enfant.

- Elle ne parle plus depuis l'accident...

Il parut un instant irrité par le silence de l'ancienne épouse du Gouverneur, et se leva. Un peu gêné par le service qu'il demandait, il ajouta néanmoins :

- Je laisse mes meilleurs esclaves pour veiller sur vous. Si jamais tu sens un danger, n'importe quoi, tu peux demander à Valentino Tarenzione de t’héberger. C'est encore chez toi, là bas. Le pirate gentilhomme ne te refusera pas ce service.

Carmén hocha la tête doucement, la main de la petite Camille dans la sienne. Franco après s'être un peu raclé la gorge, lâcha un "merci" et fit un volte-face.

- Ca y est. Tu portes le blanc, lui sourit Madame de Fleurimont.

Il se retourna, le talon de ses bottes claquant un peu sur les pavés de la demeure. Effectivement, il s'était depuis peu débarrassé de cape, plastron, baudrier, drapés et tout le reste. Il haussa les épaules dans un geste d'indifférence.

- Bwa... Ça change. Je peux passer incognito comme ça.

Elle le regarda tendrement.

- Je porte le noir. Et toi maintenant, tu portes le blanc.

Quelle importance cela avait, sérieusement ?

- Oui.
- Tu es beau comme ça. C'est une couleur qui fait ressortir tes yeux.

Elle l'empêchait de partir, le retenant par la main tandis qu'il la traitait de vieille sénile dans sa tête. Mais le regard tendre qu'elle jetait sur lui, Camille entre eux, lui provoqua un quelque-chose d'étrange dans le cœur. Il avait bien le temps de retarder son départ pour un baiser. Mais lorsqu'il tenta de poser ses lèvres sur les siennes, Madame de Fleurimont le repoussa, sans violence.

- Franco. Il n'est mort depuis pas même trente jours...
- Et bien ? Ça n'est pas trente jours normalement, le temps d'un deuil ?
- Non...

Elle secoua la tête tristement.

- C'est quarante. Quarante jours à porter le noir.

Il se retint d'ajouter qu'il ne l'obligeait pas à porter quoi que ce soit, acquiesça d'un hochement de tête, lâcha un "d'accord" et dit après un dernier regard pour sa fille.

- Carmén. Si Valentino vous laisse tomber, demande de l'aide à Tavish. C'est la druidesse. Elle saura protéger Camille.

Il excusa son départ en douce par un baiser sur le front de Madame de Fleurimont, à peine un hochement de tête pour Taki, pas même un regard pour Myrah -qui s'égosillait en le traitant de salaud, il ignorait pourquoi cette fois-ci- et une jouissance dans le cul d'Ewa. Une fois ses affaires en ordre, il embarqua. L'Alvaro de la Marca, après plus d'un Tour et demi d'inactivité, reprenait le large ! Wallace en était de nouveau l'unique et fidèle Second !

- Nous ne pouvons plus faire marche arrière désormais, Wallace. murmurait le Roi Pirate appuyé sur la balustrade de la dunette tandis que la foule se pressait sur le port de Puerto Blanco afin d'assister à ce départ en pleine nuit des plus mystérieux !
- Aye, Capitaine. Valentino n'a pas été informé de vos projets ?
- Valentino...

Franco songea que le plus grand soulagement, désormais, et pour tout le monde à bord, serait de rester vivant. Calcite Yorel voyageait avec eux.

- Valentino Tarenzione, reprit Guadalmedina, nous passera peut-être les chaînes sitôt que nous rentrerons sur Puerto-Blanco.

Pour toute explication, il ajouta :

- Il est Gouverneur de Grande Lagoon, maintenant. Portazura, Porto Santo et Santa Sarah compris... Il fera son devoir.

Wallace hocha la tête, inspirant l'air marin.

- Nous avons déjà vu pire !

Franco sourit à son frère de la côte !

- Honnêtement, j'ai des doutes !
- C'est quoi le plan ? Cap sur Santa Sarah j'imagine. On brûle les habitations, encloue les canons et fait sauter le fort ?
- Et bien Wallace ! Voilà l'exutoire d'une nature excessive !
- Quels sont les ordres alors, Capitaine ?
- Pas Santa Sarah.
- Pas Santa Sarah ? Mais... Mais alors où ?

La chemise du Roi Pirate paraissait resplendir sous la lune claire.

- Les Îlets sauvages.

~



- Capitaine !

L'un des officiers de bord entra dans la cabine de Franco. Voilà près de trois heures qu'ils s'étaient éloignés de Puerto Blanco, et déjà on venait les presser ! Wallace et Guadalmedina levèrent la tête du livre de bord qu'ils étaient en train de noircir.

- Maître Marc ?
- Capitaine, nous avons un problème.
- Et bien ! Puerto Blanco est encore à trois brasses de notre poupe ! Quel problème, si tôt ?
- C'est que, Capitaine, nous avons un passager clandestin !

Ne faisant confiance à personne, Franco se leva d'un bond ! Il déchanta lorsque le pirate ouvrir en plus grand la porte qui le masquait, dévoilant une petite fille tête baissée dans son dos.

- Enfin, une passagère, Capitaine !

Comnena !

- Comnena ! dit Franco.
- Comnena ! dit Wallace.
- Je m'appelle comme ça, répondit d'une voix innocente la fillette, le rouge aux joues.

Franco soupira, invitant la petite à entrer, et congédiant le marin. Il tira un fauteuil, afin qu'elle puisse s'asseoir, et se posa lui-même derrière son bureau. Wallace ferma le livre de bord d'un grand "CLAP" avant de le ranger dans un tiroir fermé à clé.

- Et bien petite, je peux savoir ce que tu fous à bord de mon Alvaro ?

Le Loup de la Passe, jambes croisées sur l'autre n'avait pas haussé le ton d'un octave. On voyait bien, à son regard et à son attitude, que la fille de Valentino Tarenzione regrettait déjà sa bêtise. Et moi qui prépare une expédition mortelle...

- Je suis désolée monsieur Guadalmedina, répondit la fille en levant les yeux de ses genoux. Je ne savais pas que l'Alvaro de la Marca allait partir.
- Personne ne le savait, non. C'était même fait exprès !
- Je...je jouais, avec des amis, sur le Vieux Port et...

Franco fronça les sourcils.

- L'Alvaro de la Marca est très bien surveillé, petite. Comment as-tu pu t'y introduire ?
- Je ne sais pas ! se défendit Comnena. On ne m'a jamais vu quand je viens m'y cacher !

Par la Garce ! Ça n'est pas la première fois... Franco croisa ses bras derrière la tête.

- Tudieu ! Par l'enfer, on entre chez moi comme dans un moulin !
- Pardon monsieur ! s'excusa encore la fillette ! Pardon, je ne le referai plus !
- Je n'en doute pas ! Que tu ne le referas plus ! C'est même tout-à-fait possible que tu n'en aies plus jamais l'occasion !

Wallace détendit l'atmosphère en riant un bon coup !

- Allons Comnena, la bêtise est faite, on ne peut rien y changer. Un retour en arrière n'est pas envisageable. Il n'est pas envisageable, n'est-ce pas Capitaine ?

Franco fit non de la tête.

- Pas envisageable.
- Comme disent les vieux marins, lâcha Wallace en posant une main sur l'épaule de Comnena, une fois que le vin est tiré, il faut le boire !

Comnena baissa encore la tête, faisant oui de haut en bas. Elle avait l'air d'un promeneur qui songeait en chemin. Franco se servit spontanément un verre de rhum !

- Les vieux marins n'ont rien compris à la vie ! Peuh, le vin ! C'est encore mieux avec du rhum !

L'enfant releva alors la tête. Franco haussa un sourcil, avançant le verre vers elle. Il se surprenait lui-même, mais il aimait beaucoup Comnena, en fin de compte ! Il aurait aimé qu'elle soit sa fille et son héritier...

- Tu veux goûter ?
- Je n'ai pas le droit. sourit la gamine.

Franco lui sourit.

- Juste une goutte ! Ta mère n'en saura rien.

Comnena, l'air de se soucier peu de sa mère, porta de ses deux mains le petit verre à ses lèvres. Elle grimaça immédiatement.

- Beuh ! cracha-t-elle !
- Bwa ! surenchérit Guadalmedina !
- Bah ! lâcha Wallace.

Le verre fut finalement récupéré. Franco le termina à petites lampées.

- Blague à part Comnena. Ton père m'en voudra quand il saura où je t’emmène. Nous allons dans un endroit très dangereux. Ça n'est ni un jeu, ni une partie de cache-cache.
- Vous allez où, monsieur Guadalmedina ?
- Droit en enfer.

Il lança un regard à Wallace :

- Selon Calcite, je vais mourir.

Le Second esquissa une grimace sous sa barbe.

- Vous voulez tout de même tenter cela ?
- Ai-je le choix, si je veux vaincre ?

Il ne répondit rien à cela.

- Nous allons te donner une cabine sympa, dit Wallace à la fille de Valentino Tarenzione.
- J'aimerai vous aider, si je peux. proposa l'enfant.
- Hors de question ! Toi tu prends ta cabine, et tu t'y enfermes net. Jusqu'à notre éventuel retour sur Puerto Blanco !

Tandis qu'elle s'éloignait avec Wallace, elle s'arrêta alors pour demander à Franco :

- Monsieur Guadalmedina ? Pourquoi vous gardez la druidesse prisonnière sur Puerto Blanco ?

Il déglutit.

- Je n'ai pas le choix. En fait ça n'est pas moi qui décide.
- Vous êtes le Roi Pirate. Qui d'autre décide, alors ?
- J'ai des ennemis sur l'île, Comnena. Des ennemis qui se cachent, et d'autres qui se montrent. Je ne peux pas faire ce que je veux. Si je relâche la Druidesse, c'est à moi qu'on s'en prendra aussitôt. Tu comprends ?

Comnena fit la moue.

- Quel est l'intérêt d'être Roi alors, si on peut pas faire ce qu'on veut ?

Elle lui avait damé le pion.

L'Alvaro tient bon le vent, resté stable depuis de longues heures. Nordet. Sur l'arrière et aussi loin qu'une vigie pouvait voir, l'océan était à eux.

- Tu n'as pas à t'inquiéter, lui avait dit derrière son masque morbide la prêtresse d'Ariel sauvage. La Déesse t'a pardonné tes offenses.

Était-il inquiet ? Un pirate risquait sa vie tout le temps, tant qu'il vivait chaque instant comme s'il eût été le dernier. Lorsqu'on avait vu les corps soulevé à plusieurs pieds de hauteur, heurtés par boulets de canon, déchirés par des éclats de bois, des colonnes vertébrales brisées nettes par des vergues ou des mâts qui cédaient, des navires qui explosaient en un tourbillon de flammes, des membres tranchés nets sous le fer ou sous le feu, on apprenait à ne plus craindre l'avenir. Avait-il peur de mourir ? Non, clairement pas. Il risquait sa peau tous les jours de sa vie. Était-il inquiet donc, quant à la suite des événements. Oui, probablement... Cela serait très différent de tout ce qu'il avait l'habitude de faire. Les risques du métier, c'étaient les risques du métier. Un marin est un guerrier honnête. Il jouait aujourd'hui dans une autre ligue. L'heure était aux comptes. Et celui que ses ennemis avaient à régler avec Canërgen était venue !

Sur le tribord de l'Alvaro de la Marca, un pirate jeta la sonde pour y trouver moins de cent brasses. Ils étaient à moins de trente lieues d'une côte. Ils allaient entrer bientôt dans les baies sauvages, et celle qu'il visait étaient placé à l'abri des vents.

- Forcenée bordelière...jura Guadalmedina.

Le haut tillac brillait sous un soleil de plomb, malgré la silhouette massive de l'Artimon. Franco fit ordonner que l'on déploie toutes les voiles afin de capter un maximum de vent. Côte à lui, Comnena avait bravé l'interdiction fatidique afin d'observer les eaux claires de Grande Lagoon ! Les Îlets Sauvages n'étaient plus très loin... Des bancs de poissons de toutes les couleurs et des tortues aux écailles dorées nageaient en harmonie avec la coque du géant noir et de la Caimán qui le suivait. Nombreux étaient en ce monde, les mutilés qui survivaient aux combats, sous l’œil rieur de la Garce des Profondeurs.

- Ta mère doit être pâle comme un bagnard qu'on emmène au gibet, cracha presque Franco le regard droit.

Il tendit la main et on lui passa une longue-vue, qu'il braqua entre les branles des haubans. Comnena le suivait comme son ombre, le pied léger sur le pont de l'Alvaro !

- Ma mère me punira, c'est sûr.

Il se concentra sur sa longue vue. Pour le moment, il ne voyait pas encore de terre.

- Vous cherchez une terre ? demanda innocemment Comnena.
- Non gamine, je cherche une vache qui joue de la clarinette.

Il cala sa longue-vue sous son aisselle. Comnena haussa les épaules.

- Inutile de chercher la terre, on la verra bientôt.
- Tu as trouvé ça toute seule ? ironisa le Loup.
- Oui ! répondit fièrement Comnena en pointant un index vers le ciel ! Il suffit de regarder les oiseaux !

Elle désigna deux oiseaux qui batifolaient, hauts dans le ciel.

- Papa m'a expliqué ! Voilà des sternes arc-en-ciel, c'est comme ça qu'on les appelle ! Ce sont des oiseaux des rivages, ils ne peuvent pas aller trop loin en mer. Il leur faut des arbres, et de la végétation !

Franco remarqua un nuage noir qui ne lui plaisait pas vraiment, au loin. Comnena bondit sur le bastingage !

- Donc votre île, monsieur Guadalmedina, elle apparaîtra bientôt, j'en suis sure !
- Descends de là, veux-tu ?

Elle obéit. Alors il lui prit la fantaisie de demander, un sourire en coin :

- Puisque tu as réponse à tout, mademoiselle Tarenziore...
- Oui, monsieur ?
- Appelle-moi Capitaine à bord. Sais-tu te battre ?
- À l'épée, vous voulez dire !
- Oui. Je n'ai que faire de savoir si tu distribue ou non des droites à tes camarades de jeu.

Elle répondit par l'affirmative, et il décida de passer le temps en voyant de quoi l'héritière de Valentino Tarenziore était capable !

- C'est sur, dit Comnena en se saisissant de la rapière en argent que lui tendait Franco, maman va me tuer...

Il ne prit pas la peine de s'armer, bien sûr, et l'encouragea à montrer ce qu'elle savait faire. Si lui avait une fille aussi vive de corps et d'esprit que Comnena, nul doute qu'il l'aurait formée dès ses jeunes Tours à surpasser n'importe qui, mâle ou beau sexe, une lame à la main ! Mais Comnena le déçut rapidement ! Il fallait dire que la rapière était beaucoup trop longue et trop lourde pour une enfant de son gabarit ! Au bout de plusieurs minutes, lui prodiguant un ou deux conseils, il la trouva néanmoins moins nulle, voire plutôt douée ! Amusante, cette môme. Et comme, de son côté, l'enfant devait sans doute trouver aussi Franco Guadalmedina très amusant, elle tentait de le piquer du bout de sa propre rapière ! Un jeu qui s'avéra plus difficile que prévu. Déjà, l'équipage de l'Alvaro s'était pressé autour de la fille de l’Élu de Nerel et de leur Capitaine, qui se contentait de bouger d'un pas souple, réfléchi, mains dans le dos, laissant passer la lame à un pouce de lui à chaque coup. Très vite frustrée, Comnena se prit au jeu sous la paire de centaine d'yeux qui la fixaient, et la rapière dû sans doute lui peser moins lourd qu'avant car elle la maniait déjà mieux ! Et lorsqu'elle se crut enfin capable de titiller du bout de sa lame Guadalmedina, il avait déjà dégainé un couteau du ceinturon de l'un de ses hommes, et s'en était servi afin de dévier en toute simplicité la lame. Il leva un index, les cols de sa chemise au vent.

- C'est tout ce que tu sais faire ?

Piquée au vif, la jeune fille accentua ses prises et ses pointes ! Sa petite main faiblissait, transpirante sur la garde qui se cachait derrière la rondache et Franco déviait avec un pied d'acier les six que Comnena essayait tant bien que mal de lui enfoncer dans la rate ou ailleurs.

- Allons, fais mieux que ça ou je te dépose sur le premier Îlet venu !
- RAAAA !

Comnena balança alors tout son corps en avant ! Au même moment, tous les nœuds qui gardaient les voiles emprisonnées contre leurs vergues se délièrent ! Toute la voilure de l'Alvaro de la Marca se déploya laissant le vent s'engouffrer en sifflant ! Un mât de traverse chuta, pris dans sa rotation, et vint percuter le Loup de la Passe en plein plexus ! Il bascula par-dessus le bastingage et finit sa culbute dans les eaux azurs de l'Archipel ! Tous les visages se tournèrent d'un même mouvement vers Comnena, l'air abasourdi. La tête de Franco jaillit de la surface. Une vigie cria :

- Terre en vue !

~



- Tu t'obstines, dit Calcite Yorel. Je t'ai dis qu'ils te tueront, ils t’égorgeront comme une bête.
- Les prêtresses d'Ariel prennent-elles des maris, de là d'où tu viens ?
- J'appartiens entièrement à la Déesse. Mon âme comme mon corps. Et tous mes enfants lui sont consacrés.
- Tu as des enfants ? demanda Franco.

La prêtresse à la peau noire parla d'une voix morne, au milieu de ce bal de couleur qu'était l'Archipel et les eaux de Grande Lagoon.

- Seulement des filles. Nous tuons les mâles. Mais un est resté.

Franco ordonna de jeter l'ancre à plusieurs brasses de la plage. Comnena avait interdiction totale de sortir de sa cabine. On mit un canot de rade à la mer.

- Chez nous, conclut Calcite Yorel en prenant place dans la chaloupe aux côtés du Capitaine, on ne vénère pas Ariel mais Arwa.
- Mais il s'agit de la même déesse ? demanda Franco.
- Oui. La Grande Mère des océans.

Franco, après une dernière et sincère étreinte avec Wallace, prit les rames, vêtu de sa simple chemise blanche sur le dos, et armé de ses simples rapières. Si il n'était pas de retour le lendemain, au crépuscule, le Second avait pour ordre de regagner Puerto Blanco, et ramener Comnena à ses parents.

- Il s'appelle Ikraa.
- Qui ?
- Celui qui te tuera. Le meilleur des marcheurs sur l'eau de mon peuple.
- Ikraa, répéta Franco.
- Il te fera souffrir avant, assura Calcite derrière son masque grimaçant. Ikraa. C'est mon fils unique.

~



L'île sauvage était immense, et la pierre était noire. Et Franco était tel, aux yeux de Calcite qui l'accompagnait, un mort en son caveau déjà enfermé. D'un renfrogné sourcil, ce dernier ne perdait pas de vue son objectif. La prêtresse unique de la Déesse tutélaire des naturels qui vivaient là, la prêtresse qui avait abandonné un peuple devenu orphelin, pour venir le trouver lui, de l'autre côté de l'horizon, avait été humiliée. Des ennemis, venus d'encore plus loin sur les flots, avaient un jour débarqués sur cette île choisie pour la gloire d'Arwa, et sans donner de raison ou de chance à leurs victimes, avaient souillés le temple d'Arwa. Ils avaient violé sa prêtresse. Les hommes avaient fais la queue, pour pouvoir imposer en elle leur flétrissure, leur impureté. On lui avait tenu les bras, pendant qu'on lui écartait les jambes. On avait blasphémé de la pire des façons. Si Calcite Yorel était pour son peuple une mère, quels enfants laisseraient un tel outrage impuni ? On ne pouvait laisser ces hérétiques se perdre dans l'horizon lointain ! Il fallait venger l'affront qui avait été fait ! Répondre à la violence, par la violence ! Élever le culte d'Arwa, répondre au sang versé par le sang versé ! Ne pas laisser ces démons croître en adversité ! Arwa n'était-elle pas l'unique Déesse adorée par ce peuple ? Et Calcite Yorel la voix d'Arwa ? Il fallait faire hurler cette bouche ! Qu'elle hurle à la face de ceux qui les avaient profané sa malédiction ! Le peuple sauvage devait se lever, uni, pour marcher sur l'eau comme ils savaient le faire ! Pour marcher jusqu'à Santa Sarah, par delà l'horizon ! Pour marcher sur la Caraccapa et par leurs vilenies les condamner aux enfers pour l'éternité ! Franco les guiderait, car tout en lui hurlait de ne pas laisser cet affront impuni ! Il marcherait avec eux, fils de Calcite, fils d'Arwa, ses frères car ils étaient tous enfants de la Déesse ! Ensemble, ils apaiseraient la rage de leur Mère !

Voilà le discours que tint Franco Guadalmedina au peuple noir qui peuplait l'île sur laquelle il venait d'accoster ! Des individus dont l'aspect même effrayait, la peau recouverte de scarifications, de poudre blanchâtre, d'incision et de cicatrices ! D'un naturel très grand, le plus petit des hommes du peuple que guidait Calcite dépassait déjà Franco, et les muscles puissants saillaient sous la peau nue de ces sauvages ! Leur village était décoré de nombreuses ornementations macabres. Partout où se posait l’œil de Franco, il voyait os, cranes et même peau humaines tannées. Des coquillages, de la poudre blanche, des poissons. Un feu brûlant encore dans son âtre. En tant que pirates, même à leur échelle, les géants noirs peinturlurés des Îlets Sauvage disposaient d'embarcations, et il traînait parmi leurs huttes quelques pistolets ou quelques sabres d'abordage, pris sur des navires malchanceux de passage, qu'ils conservaient comme des trophées !

On ne voulut pas suivre Franco, jusqu'à Puerto Blanco ni jusqu'à Santa Sarah.

- Aï daou mazi ada meï !
- Noémé da agd doé doua, répondit Calcite Yorel au colosse entièrement tatoué qui lui parlait d'une voix forte !
- Que dit-il ?
- Il dit que tu viens à nous, te prétendant notre frère, alors que tu n'es rien.
- Hum. Ikraa, je présume.
- Gaèd daou mazi adé adadoué gda ptoédé ! Dagzi dagzi ! Golomé !
- Il dit que tu es faible. Si faible qu'il peut briser ton crâne entre ses poings. Il voudrait te dépecer vif, pour faire plaisir à Ariel.
- Arwa aègd déam daou ! Gzé daem, Franko. Dag kourèm devnèï drraga.
- Tu n'es pas notre frère. Tu as offensé Ariel, Franco et pour ça ils devraient te sacrifier tout de suite à la Déesse.
- Charmant. Empli de bon sens !

Le géant scarifié prit alors la parole, s'avançant très près de Franco, le dévisageant d'un air grave.

- Nous pas suivre les faibles. Nous, forts. Nous suivons que les forts.
- Il parle notre langue !
- Je parle le commun aussi...rappela Yorel.
- Tu devrais mourir. Franko. Trois fois. Pour pas avoir su protéger notre Mère Calcite. Pour avoir offensé Arwa. Et pour te dire notre frère !
- J'ai bien peur, grogna Guadalmedina, de ne pouvoir mourir qu'une seule fois.

Ikraa arma alors son poing gigantesque, un poing qui aurait assommé un bœuf, versé de vilenies, prêt à l'abattre sur Franco, mais Calcite s'interposa !

- Je pense que Franko a raison. C'est peut-être un pêcheur médiocre, un enfant aveugle et qui a blasphémé. Mais il est dans les grâces de la Reine des mers, maintenant.
- Ikba daou daé. Aègd déam, Arwa. Gadda daem doumi krabba !

Il avait presque craché ce dernier mot. Krabba. La mère et le fils échangèrent ensemble quelques minutes.

- Alors ? demanda Guadalmedina serrant la garde de sa rapière au creux de sa main.
- Nous pas suivre homme faible ! cracha Ikraa. Nous fiers enfants de Déesse. Nous avons été humilié, aussi, par les lointains marcheurs qui n'ont pas de visage qui ont souillé notre Draggda. Pureté prêtresse. Eux devoir payer. Mais nous jamais suivre homme faible. Si toi veut être notre guide et marcher parmi nous, toi nous montrer ta valeur, Franko.

Guadalmedina serra les dents !

- Quand tu veux, Ikraa.

Franco le vit prendre alors un vieux pistolet, qu'il portait comme un pendentif, une sorte de trophée à sa ceinture. Il se saisit de sa rapière, qui jaillit de sa ceinture avec un frottement métallique qui lui hérissa l'échine ! Il était prêt !
Mais le fils de Calcite balança le pistolet au sol, sous les yeux des autres sauvages.

- Toi fils de rien si toi combattre avec ça. Si tu es un homme, un vrai homme, tu combattras. Juste avec ce que Arwa t'a donné le premier jour.

Franco resta interloqué, sentant le cours des événements lui filer entre les doigts.

- Je ne comprends pas. Que...
- Toi combattre contre moi. Sans objets qui tuent. Sans fer froid. Sans habits. Mains nues.

L'ombre de la montagne au centre de l'île qui surplombait le village des sauvages parut l'engloutir dès l'instant où le fils de Calcite lui tourna le dos et que la prêtresse d'Ariel chuchotait à son oreille :

- Ikraa va te tuer, comme je l'ai prédis. Mais sois heureux, Franco Guadalmedina, car la Déesse n'est plus fâchée après toi.



Spoiler:



Spoiler:


Prisonnier à l'intérieur de ce cercle humain, cercle de feu, la pluie s'était mise de la partie. Au milieu des roches noires de la plage, rocs récifs escarpés, l'eau transformait le sable meuble en véritable sable mouvant. Une gadoue collante, une bourbe poisseuse qui s'accrochait aux mollets et que seules éclairaient les torches que brandissaient à bout de bras les indigènes extatiques ! Leur chef, le fils de la pretresse d'Arwa, s'apprétait à affronter en combat singulier Franco Guadalmedina ! Un combat à mains nues, au poing. Un combat à mort.
Les deux hommes se firent face, aussi nus qu'à leur premier jour ! Au loin, le tonnerre gronda. Le glas pour moi. Putain, il avait l'impression que Ikraa atteignait les sept pieds de haut !

La masse de muscles se jeta en avant, envoyant valser tout autour du cercle un amas de sable boueux ! Franco ne put miser que sur son esquive ! Il jeta tout son corps sur le côté ! Son tibia vint heurter un récif, il faillit perdre l'équilibre ! Mais déjà le colosse rugissait comme un diable, et abattait ses deux poings d'un même mouvement ! Encore une fois, Franco recula pour éviter de justesse ! Les poings d'Ikraa avaient fendus la roche, faisant en même temps voler la peau et couler le sang qui se mêlait à la pluie ! Des mains crochues aggrippèrent le Roi Pirate en mauvaise posture qui reculait encore, pour le pousser vers son adversaire ! Ikraa attaqua encore ! Franco se glissa entre les poings gigantesques par miracle ! Encore une fois, des cailloux éclatèrent sous la force du sauvage ! Comment lui, Guadalmedina, aurait pu faire quoi que ce soit contre ce monstre ? Il lui fallait sa rapière, ou bien il mourrait effectivement ce soir !

Mais le cercle était fermé ! Les torches ajoutaient des lueurs sanglante à cette arène sauvage ! Ikraa abattit un direct du gauche, qu'il esquiva en bougeant, puis un direct du droit, qu'il atténua de son mieux en protégeant son visage avec ses avant bras ! Le coup l'envoya néanmoins mordre le sable ! Il se releva, un peu sonné ! Ikraa balança son poing, Franco roula sur le côté, laissant le géant creuser involontairement un putain de puit au milieu de la tourbe ! Ca n'était plus une arène. C'était une corrida ! Et aujourd'hui la bête idiote que l'on mettait à mort, c'était lui ! Mes rapières...
Il était devenu la cible vivante d'un monstre humain ! Il recula afin d'éviter un coup du gauche, puis du droit, puis du gauche, puis du droit, puis du gauche ! Derrière lui, le peuple de Calcite qui le pousse en avant ! Ikraan lui balance un coup de poing en plein estomac qui le fait décoller à plusieurs pieds du sol, lui bloquant le souffle ! Il halète, retombe sur les rochers ! Son corps s'érafle, se brise ! Déjà Ikraa est sur lui, il abat ses poings dans son ventre, le pliant littéralement en deux !

- Ga ptoédé ! Gdadéï obé drragga dohr krabba ! Baden dou krabba !

Par un miracle, une vague vint s'écraser contre les deux adversaires, offrant à Franco un millième de seconde afin de se ressaisir ! Il roule sur lui-même, la tête qui lui tourne, le goût du sang en bouche ! Il se redresse, loin de ces poings, loin de ce géant, loin de cette mise à mort ! Ikraa frappe encore ! Il sait que c'est fini, car lorsqu'il esquive de nouveau, sacrifiant au passage ses jambes et ses pieds nus se dépecer contre les rocs et les coquillages, il voit Calcite prier pour lui ! Ikraa frappe, ses phalanges sont en sang, du roc vole partout autour de sa tête !

- Ma rapière ! Mon acier !

Guadalmedina tente avec grand mal de récupérer son arme, la tête lui tournant ! Le nord en haut, le haut en bas ! On le repousse vers Ikraa ! Ikraa l'envoie au sol d'un coup de crâne, puis lui broie les côtes de son pied gigantesque ! Alors, hurlant sa douleur, Guadalmedina tente de le repousser avec ses bras ! Il y arrive, mais lorsque son corps ensanglanté tente de prendre une inspiration vitale, un coup de poing lui éclate le visage contre un rocher. Le corps en fièvre et en sang, il ne peut qu'assister au dénouement. Agenouillé au-dessus de lui, alors qu'il se noie à demi sous les vagues, Ikraa le pilonne de coups de poings, se délectant avec une rage animale du son que font les os brisés sous ses phalanges ! Et juste avant que la fin n'arrive, plutôt que de tordre le cou de son ennemi, il se contente de frapper de toutes ses forces la tête de Franco sur l'angle d'un haut-fond ! Le sommet du récif, tranchant comme une lame, épargne ses os. Mais c'est toute une partie du visage qui est arrachée, emportant net au passage l'oreille sur toute sa longueur !

Avant que le sauvage n'assène le coup final, Calcite Yorel l'arrête au nom d'Arwa.

- La Déesse veut le prendre elle-même.

Ikraa se lève, victorieux sous les acclamations de ses frères. Pour Franco, le monde est tout noir. Des bras solides le soulèvent, il n'est plus vraiment conscient. On le traîne, il bouffe du sang, il bouffe du sable, il bouffe du roc. Il pisse du sang. Finalement, il sent des doigts solides lier avec une épaisse corde son torse à un rocher. La pluie a cessée laissant sa place à une brume glacée. Tout ça est pas normal. Les naturels se retirent, Calcite Yorel avec eux. On abandonne le sacrifié à son sort. La pierre de sacrifice, c'est la marée. Guadalmedina a perdu la notion du temps, tout ce qu'il sait, c'est que l'eau lui semble soudain glaciale. Dans un ultime effort, il tente de se débarrasser de ses liens. Il n'a plus de forces, de toutes façons. L'eau monde, elle couvre son torse, son cou, le bras de son visage ! La houle le fait quelquefois s'ettouffer ! Il baigne à présent dans la brume. Putain, lui qui déteste tant respirer sous l'eau ! Les vas et viens réguliers d'Ariel lui donnent la mort, l'étouffent doucement. Finalement, la marée, océan de millions de petites aiguilles, le submerge comme convenu.

Et c'est la mort.

~



Le peuple de la prêtresse d'Arwa, Calcite Yorel festoie autour d'un gigantesque feu ! S'amusant de façon égale avec des coquillages qu'avec les tibias de leurs ennemis vaincus, ils crient afin de célébrer à la fois la lutte de leur chef Ikraa contre l'impertinent Krabba, et le retour de leur Mère spirituelle sur leur île après de longues lunes d'absence ! Au centre de la fête, la peau séchant dans le vent, le vainqueur célébrait sa victoire ! Les muscles saillants sous la peau noire, les mains encore en sang, assis en tailleur et le dos droit, il crie aux siens des paroles incompréhensibles ! Les sauvages se font passer, de main en main, une grande feuille de palmier au milieu de laquelle de petits serpents ou vers de mer se dandinent avant qu'on ne leur arrache la tête avec les dents ! Encore une fois, on acclame Arwa ! On acclame Ikraa ! Des femmes nues peignent son poitrail de bœuf avec de la chaux de coquillage et le scarifient avec des aiguilles, immense honneur pour ces fidèles bacchantes ! Soudain, la gorge du colosse au membres d'acier se perce ! Une lame jaillit de ses chairs tandis qu'il se fige sans comprendre, la bouche encore ouverte, le sexe dur ! Se dessinant à travers la fumée du feu, le visage d'un revenant !

Franco Guadalmedina retire la lame de son sabre d'un geste sec, plein de force ! Les naturels hurlent à l'abomination, au spectre et au démon ! L'homme nu en face d'eux qui brandit l'acier n'a pas même une égratignure ! D'un coup de son poignet, le Loup de la Passe décapite en un unique mouvement son adversaire, faisant rouler sa tête encore hagarde au milieu des femmes et des flammes !

- JE SUIS FILS D'ARWA ! ET LA DÉESSE DIT QUE CETTE HEURE N'EST PAS MON HEURE !

Il avance alors, la peau ferme, les yeux sévère, le visage ne portant plus aucune trace d'ecchymose !

- JE SUIS FRANCO GUADALMEDINA, LOUP DE LA PASSE, ROI PIRATE, FILS D'ARWA ET FRÈRE DE VOS MALHEURS ! ENSEMBLE, VOUS ET MOI ALLONS VERSER LE SANG POUR LA MERE DES EAUX ET PUNIR NOS DÉTRACTEURS ! POUR ARWA !

Un hurlement, une clameur reprise par des dizaines de bouches lui répondit ! Calcite Yorel semblait interloquée elle-même ! Le peuple fier des Îlets Sauvage se leva d'un même pas, d'un même air, d'une même voix. Ils scandaient deux mots au travers le feu : "Ikraa !" et "Kïroda !"

L'un signifiait "Roi", le second "Vengeance" !

~



La Caimán et le fier Alvaro de la Marca atteignirent le port de Santa Sara moins de trois jours plus tard. Derrière eux, les deux vaisseaux traînaient sur leur sillage des dizaines et des dizaines de petites embarcations artisanale venant tout droit des Îlets craints et Sauvages du nord de Grande Lagoon ! Les guerriers que Franco Guadalmedina avait assigné sous son pavillon était presque une centaine ! Tous les habitants de l'île étaient venus à son appel ! On l'appelait "Franko Ikraa" , le "Roi Franko". Guadalmedina avait profité des trois jours de trajet afin de revenir à la vie, enfermé dans sa cabine, veillé nuit et jour par la prêtresse qui procédait à des soins cléricaux importants ! Le canot de rade de l'Alvaro de la Marca avait pris du temps avant de le retrouver, au milieu de cette brume épaisse et imprévisible qui s'était levée sur les Îlets Sauvage, et il avait effectivement failli mourir noyé comme un chien, ligoté à son rocher. On l'avait ensuite emmené jusqu'à son navire, où depuis il n'était plus sorti de son lit. Les os avaient pu se souder de nouveau, les plaies se refermer petit à petit. En revanche, on n'avait rien pu faire pour son oreille droite. Et on ne pourrait jamais rien faire, c'était ainsi. Franco avait insisté pour ne porter aucun bandage ou aucun pansement, lorsqu'il devrait enfin quitter sa cabine. Fort de sa tromperie, il n'avait pas le choix et devait se montrer fort aux yeux des guerriers féroces qui le suivaient désormais comme un roi. Il avait de la chance, aucun de ses membres n'était brisé. Wallace de son côté, avait bien donné le change aux sauvages les trois derniers jours.

Franco choisit soigneusement les hommes qui l'accompagneraient à terre, sur Santa Sarah. Il avait une petite entreprise à mener, avant que les tourbillons, le feu et l'enfer ne se déchaînent. Wallace vint avec lui. Madame resta à bord de La Caimán. Il désigna une vingtaine de pirates afin de le suivre ainsi que la prêtresse sous le masque carnassier.

C'est d'un pas lourd, encore un peu vacillant, que le Loup de la Passe remonta le long du port de Santa Sarah. Il marchait, chemise blanche, silencieux comme un roc, veillant sur ses hommes et ses arrières comme un bourreau sur un échafaud !

Quartier des Girofliers

Ils coupèrent court à travers des immenses plantations de coton. Jusqu'à trouver face à lui la bâtisse pour laquelle il avait parcouru tout ce chemin. Franco déroula le rouleau de papier qu'il avait au fond de sa poche de chemise. Ses hommes démontèrent à coup de hache la porte de la maison qui s'écroula en un rideau de poussière. Un couple de paysan, terrifiés, attablés, avaient couru s'abriter près du mur opposé.

- Juan Gavaldo ? Propriétaire de ces plantations ?

La bouche du Roi Pirate ne riait pas lorsqu'elle lisait ce nom sur la feuille.

- Que nous voulez-vous ? Qui êtes-vous !

Le Roi Pirate s'en retourna, après un signe de la tête à ses gens. On empoigna le bougre sans lui fournir aucune explication, le traînant presque au sol ! Lorsque son épouse voulut intervenir, l'un des pirates la gifla avant de la tirer par les cheveux ! On passa auparavant à l'écurie, et Franco s’attitra plusieurs chevaux. Il se contenta de longer les plantations et descendre la route. Une seconde bâtisse paysanne, légèrement plus grande que la première, mais qui avait grandement besoin de rénovation, lui apparut ! On démolit la porte, il précéda ses gens. Un vieil homme, protégeant une femme et deux petites filles tenait braqué sur lui une arquebuse !

- Francisco Martez ? Propriétaire de ces plantations ?
- Vous êtes qui ? Dégagez de chez moi !

On le désarma, on le rossa, on l'embarqua comme un sac de patates. On traîna derrière lui son épouse et ses deux enfants, selon toute évidence !

Troisième plantation du quartier. Des tauros, des chevaux et des vaches paissaient tranquillement. Autour, une petite plantation de tabac.

- Harris Sanchez ? Propriétaire de ces pâturages et de ces plantations ?
- Sortez de chez moi !

Tous ceux, esclaves ou badauds, qui tentaient de s'interposer, mourraient. Les trois familles, dont deux avaient de jeunes enfants, furent emmenées ainsi, noir et douloureux cortèges d'incompréhension, jusqu'à ce qui était la plaza mayor de l'île de Santa Sarah. Les hommes de Franco établirent, à l'aide d'une branche un peu basse et d'une vache, une potence d'infortune. On passa la corde au cou au premier homme, Juan Gavaldo, qui avait perdu durant la promenade son chapeau de paille ! Les mains liées derrière le dos, le pauvre gueux tremblait et suintait horriblement.

- Juan Gavaldo, propriétaire de la plantation de coton aux Girofliers, c'est bien vous ?
- Je ne...je ne comp..comprends pas...balbutiait le vieil homme tandis qu'on forçait sa femme à se taire d'un coup de botte en pleine face.
- Juan Gavaldo, lu Franco d'une voix monocorde, pourquoi ne plus avoir payé la taxe du Roi Pirate à Puerto Blanco ?
- Mess...Messire...c'est qu..qu..que...queque...je suis p..pauvre et...
- Pourquoi ? répéta Guadalmedina d'une voix forte, afin que la foule horrifiée d'insulaires et d'esclaves qui se pressait autour d'eux entende bien.
- Je n'ai..Je n'ai pas..les m..les mo..les momo...les moyens pour ré..ré..régler...deux...deux ta..deux taxes..Sei..Seigneur.
- Les lois sont claires, monsieur Gavaldo. Il y a une taxe que vous deviez verser chaque Lune à Puerto Blanco. Vous engagez-vous ce jour à régler la taxe, oui ou non ?
- Mess...Seign..Majesté je..ne peux..pay...d..taxes...p..pour...Puer..Puert...Puerto..

Il acquiesça d'un signe de la tête, et on pendit le paysan sous les cris et les pleurs des femmes et des badauds ! Le second était Martez. Il n'échappa pas non plus à la corde au cou.

- Francisco Martez, propriétaire de la plantation de cannes aux Girofliers.
- Messire, par pitié ! Soyez clément !
- Je suis Roi Pirate, monsieur Martez ! s'indigna Franco. Ai-je l'air d'un pédé de l'Empire ? Alors ne me donnez pas de "Messire", par la Garce ! Francisco Martez, pourquoi ne plus avoir réglé la taxe que vous deviez au Roi Pirate sur Puerto Blanco ?
- Mess...Seigneur ! Je n'ai pas les moyens de nourrir ma famille, si je vous règle cette taxe. J'implore votre compréhension ! Je ne suis qu'un pauvre paysan qui n'a le pain quotidien que trop souvent hebdomadaire !
- Vous engagez-vous à régler la taxe que vous me devez, plus les pénalités de retard, monsieur Francisco Martez, oui ou non ?
- Je..

Le pauvre homme se décomposa.

- Je peux vous payer, mon Seigneur ! Ho oui, je vous paierai, bien sûr !

Il parla plus fort, au milieu des lamentations des insulaires ! La femme de Francisco baignait de larmes le pantalon de Franco, qui ordonna à ses sbires de la repousser afin qu'elle cesse de le gêner !

- J'ai besoin d'un peu plus de temps, Seigneur ! Juste un peu plus de temps ! La Caraccapa vient de prélever son dû, il y a deux jours ! Je n'ai plus rien Seigneur, je vous le jure, je le jure sur Elué, je le jure sur Lothÿe et tous les Dieux ! Je vous paierai, mais j'ai besoin de plus de t...ARRRG !

On le pendit sur un geste de Franco. Une fois le corps de Martez dans la poussière, baigné des pleurs salés de sa tendre veuve, on passa au rouleau Sanchez, le troisième larron.

- Harris Sanchez, propriétaire de deux plantations et d'un pâturage, vous vous engagez, à l'inverse de vos compagnons, à payer cette putain de taxe oui ou non ?
- OUI SEIGNEUR ! s’éploya le pauvre homme !
- A régler la taxe, ainsi que les pénalités de retard, et ce dès aujourd'hui ?
- Prenez tout, Seigneur ! Prenez tout ! renifla le condamné. Servez vous, prenez mon champ, mes cannes, mon bétail ! Laissez-moi juste en vie, épargnez ma famille ! Nous vous servirons, nous vous paierons, c'est juré !

Franco hocha la tête, et on extirpa la nuque du bougre. Puis il nomma sans cérémonie deux de ses pirates élus, à qui il donna les plantations de Gavaldo et de Martez.

- Maîtres Edward Thomson et Laurent Ditaque, je vous nomme à ce jour propriétaires sur le Giroflier ! Vous engagez-vous à payer la taxe de Puerto Blanco ?

Immédiatement, les hommes mirent un genou à terre, appuyés fermes sur la poignée de leur sabre d'abordage finement dorée !

- Nous la paierons, Seigneur Capitaine !

En guise d'épilogue, Franco Guadalmedina appela les femmes des deux défunts et leur fit la proposition suivante : soit elle étaient enclines à épouser les nouveaux propriétaires des plantations du quartier, soit il les ramenait sur Puerto Blanco avec lui, pour en faire des esclaves. En pleurs, les femmes acceptèrent de se débarrasser du voile du veuvage qu'elles venaient tout juste d'endosser ! Franco les "adjugea" lui-même comme mariés à ce jour, les fit noter sur sa liste, et les pria de procéder dans les deux jours à venir à la cérémonie sur l'île afin que la chose soit officialisée !

- J'espère que désormais, cria-t-il à pleins poumons à l'intention de la foule, tous les paysans et les propriétaires de Santa Sarah paieront ce qu'ils doivent au Roi Pirate et à Puerto Blanco ! Prenez exemple sur vos confrères, comportez-vous dignement, et PAYEZ CE QUE VOUS DEVEZ ! OU JE REVIENDRAI !

Écartant la foule compacte, trois cavaliers jaillirent soudain ! L'un d'eux, chapeau à plumes sur le crâne, avait l'air furibond et braqua son arquebuse sur Guadalmedina !

- Qu'est-ce donc cela ? Que se passe-t-il ici ! C'est un scandale ! Vous êtes qui, vous Pirate, pour venir pendre publiquement ces hommes sur la place publique ?!
- Franco Guadalmedina, Roi Pirate. se présenta-t-il croisant les bras sur son poitrail d'où perlaient quelques gouttes de sueur. Vos gens ne payaient plus ma taxe.
- Votre taxe ?! répéta l'homme sur le point d'imploser ! Mais vous n'avez aucun droit sur Santa Sarah ! Puerto Blanco n'a aucune prétention sur Santa Sarah ! Je n'écoute que le Gouverneur, Monsieur Tarenziore ! Fichez le camp, malotru, si vous ne voulez pas de cette balle entre les deux yeux ! Vous empestez dans toute mon île, espèce de chien !

Guadalmedina rangea son rouleau de papier. Aussitôt, tous ses hommes sortirent de dessous leurs plis un pistolet !

- Je m'en vais, Monsieur le Gouverneur de Santa Sarah. Je ne désirais d'ailleurs nullement m'attarder. Mais inutile de me faire des menaces, rangez cette arme. Vous seriez le premier blessé...

Il se hissa en selle, cueillant sur le passage un fruit sur l'arbre qu'il croqua avec délectation.

- Que dites-vous de m'accompagner à bord de l'Alvaro de la Marca ? Je crois que vous avez des choses à me dire, Gouverneur, que j'aimerai beaucoup entendre. À propos de la Caraccapa...

~



- Si demain au crépuscule, je ne suis pas de retour, vous larguez les amarres et regagnez Puerto Blanco.

Tels furent les ordres que laissa Franco Guadalmedina à l'attention de Madame. Puis ils débarquèrent. Il débarqua avec ses hommes ! Il débarqua avec ses forbans, ses matelots, ses officiers, ses collecteurs ! Son fidèle Second, Wallace et la presque centaine de guerriers féroce ! Ces salvajes avec leur soif de sang, leur désir de vengeance, hommes, femmes, tous enfants d'Ariel ! Des géants fins à la peau noir, le corps scarifié en toutes parts, le visage peinturluré ! Des démons nus, une horde de guerriers à la peau de cuir qui, brandissant des torches, des massues ou leur propre poing au milieu de la nuit, s'élancèrent comme un troupeau à l'assaut de leur cible, pieds nus dans la terre ! Les Îlets Sauvages, mêlés aux pirates, venaient pour se venger ! Avec à leur tête, monté sur un étalon au crin noir, le Loup de la Passe ! Le Roi de la Passe, traître et ennemi commun de toutes les nations, mais le roi de Grande Lagoon ! Et ce soir, roi de Santa Sarah ! Un cri déchirant la nuit sous le fracas du galop furieux, un cri qui lui oppressait la poitrine ! Les rennes de sa monture enroulées autour de sa main gauche, un pavillon battant au vent et brandit haut au-dessus de sa tête, représentant le Loup noir dans sa droite ! Et cette armada féroce s'engouffra dans l'île avec des râles de lions ! Ils traversèrent les plantations, entraînant dans leur sillage, encadré par les cheveux que quelques pirates montaient, les vaches et les tauros de l'île ! Franco Guadalmedina, la chemise bien blanche flamboyant au milieu de la nuit sans lune, menait son armée ! Ce fut bientôt une véritable horde de pirates, de sauvages nus et de bêtes qui s'abattirent, d'un même poids, sur les murs et les portes de la maison ! Le enfants d'Arwa firent céder les grilles de tout leur poids, puis se précipitèrent à l'intérieur avec des cris d'aliénés !

- Camarades ! Alvaro, avec moi ! MAINTENANT !

Franco sortit alors de la besace accrochée à sa selle une bouteille de verre, d'aspect ordinaire, qu'il envoya de toute sa force se fracasser sur les fenêtres de la maison ! Une explosion retentit ! Bientôt imitée par des dizaines d'autres ! Tous les pirates balancèrent alors par les fenêtres des bouteilles remplies des fonds de poudre dont on disposait, de grenaille, de chevrotines, de morceaux de fer et de plomb surmontées de mèches qui mettaient instantanément le feu à la charge !

Alors on pénétra à l'intérieur de la maison ! Les enfants d'Arwa, les corps encore plus souples que ceux des chats, bondirent par les fenêtres, emportant dans leur élan les derniers morceaux de verre que les bombes n'avaient pas emportées ! Et tandis que la fumée des explosions faisait rage, la chemise blanche se dessinait soulignant les yeux gris ! Un pistolet amorcé en main, un autre passé à son pantalon, le pavillon du Loup noir noué autour de son bras, ce Franco Guadalmedina aux deux oreilles intactes, cet Ikraa vengeur et assoiffé de sang entendit une voix d'onyx s'élever à ses côtés !

- RICKARDO, IMMONDE RAT ! SORS DE TON TROU ET RÉGLONS NOS COMPTES ! LE LOUP CETTE NUIT EST VENU POUR TOI ! »
Mer 27 Sep 2017 - 2:51
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Dargor
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Le Maitre de l'Intrigue
Dargor
Douceur de vivre, plaisir d’exister, bonheur d’être sur Ryscior avec ceux que l’on aime… Autant de concepts qui échappaient à Valentino en ce début de mandat en tant que gouverneur de Blue Lagoon. A peine avait-il accepté le poste que les problèmes s’étaient enchainés. S’il avait été le seul vraiment concerné ou mis en danger, il n’en aurait pas dit grand-chose. Après tout cette vie risquée et imprévisible était celle qu’il avait choisi quand il avait pris la mer il y avait un millénaire de cela. Etre en plein dans cette dimension ne le gênait pas. Mais voici que les ennuis arrivaient un peu trop à son goût, et un peu trop violemment. Assis sur une bitte d’amarrage au bout de la jetée où était amarré son navire, relativement petit au regard de ce qui pouvait se trouver dans le reste du port, et qui s’y trouverait plus tard quand certains pirates partis depuis longtemps reviendraient, il réfléchissait. Ce faisant, il aiguisait sa rapière et la nettoyait en même temps. Derrière lui, un duo de ses marins se trouvait debout, comprenant qu’il ne serait pas bon de l’interrompre, pas tout de suite. Valentino appréciait que ses hommes de confiance soient attentifs à ce genre de détails. D’un autre point de vue, il aurait tout aussi pu sembler perdu. Mais ça n’était qu’une image. Mentalement, il listait ce qui s’était passé, ce qui était en cours, et ce qui allait devoir se passer.

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Il y avait tout d’abord eu cette attaque. Bien qu’ils se soient, et ça, pas besoin d’avoir un millénaire pour le savoir, attaqués avant tout à Franco, les assaillants avaient fait des dégâts publics. En outre, ce genre de règlements de comptes à grande échelle, ou des personnes extérieures au conflit lui-même avaient perdu la vie en nombre, ne pouvaient pas être accepté. Il y avait eu des erreurs de faites par le passé. Des questions à poser. Comment une telle attaque avait pu se préparer sans que le guet de Puerto Blanco ne soit au courant ? Sans que des traitres ne se trouvent dans ses rangs ? Aucunement. Un tel évènement ne pouvait se préparer sans que des gens chargés pourtant de maintenir l’ordre ne soient au courant. Et ces gens avaient un chef. Eskam Dandélion. Qui avait très rapidement été convoqué par Valentino. Il avait été dans son bureau très vite, cela, l’élu de Nerel devait le lui accorder. Mais ça n’était pas pour se faire féliciter de son travail. Du moins pas tout à fait.

« Je pourrais tout à fait, après ce qui s’est passé cette nuit, vous demander votre démission ici et maintenant, avait froidement déclaré Valentino.
-C’est que… Nous avons sonné l’alarme, et réussi à tuer le gros des mutins, gouverneur ! avait répondu l’intéressé.
-Mais pour autant, vous n’avez pas su anticiper cette attaque. Pourquoi ? Ne me répondez pas, cette question était rhétorique. Vous auriez dû l’empêcher d’avoir lieu. Une attaque d’une telle ampleur ne peut pas se préparer sans que certains membres de la garde, de votre garde, ne soient au courant. Vous avez des traitres parmi vos hommes, Monsieur Dandélion.
-J’en suis terriblement conscient, gouverneur, avait-il dit, l’air résigné. Mais si je peux vous demander de ne pas me remercier… Je mène l’enquête en ce moment même.
-Il n’est pas question de vous remercier. Pas pour l’instant. Force est de constater que si vous avez mis du temps à intervenir, quand vos soldats ont rencontré l’ennemi, ils ont fait preuve d’une efficacité notable et ont su mettre fin à l’attaque sans subir trop de pertes. Ils ont tué un grand nombre d’entre eux et capturé plus encore. C’est ce qui vous sauve. Mais vous n’avez pas fini avec cette affaire.
-L’enquête est en cours, répéta Eskam. Mais Franco avait beaucoup d’ennemis. Difficile de savoir lesquels ont organisé cela.
-Difficile aussi quand il y a des traitres dans vos rangs, dit Valentino. Des qui pourraient avoir pour instruction de saboter l’affaire. Et pour ce que j’en sais, n’importe qui dans votre troupe pourrait être un tel homme. N’importe qui.
-Gouverneur, je vous assure que je suis innocent de ce crime. Je n’ai pas trahi Blue Lagoon. Je n’ai pas pris part à l’organisation de cette attaque.
-Je n’en sais rien, répondit Franco. Je ne vous connais pas assez pour vous juger. Je vais vous faire confiance, pour l’instant, mais sachez qu’un homme, et que je connais pour le coup, va vous surveiller. Vous ne verrez pas, et ce sera bien comme ça. Mais il me fera des rapports quotidiens sur la façon dont vous menez cette enquête. Si un soir, il n’y a pas de rapport… Il ne tient qu’à vous de me faire comprendre que cette précaution était inutile et indigne de votre fiabilité.
-Je m’assurerai d’être clair, gouverneur. »

La discussion s’était achevée là-dessus. Valentino estimait avoir bien géré cet aspect des choses. Il ne pensait pas qu’Eskam Dandélion ait prit part lui-même à cet attentat. Mais qu’un de ses hommes l’ait, ou ait été mis au courant que cela se préparait, oui. Son espion pouvait d’ailleurs lui apprendre qui était ce traitre, ou ces traitres le cas échéant. En vérité, c’était cela l’objet premier de sa mission.
Conséquence de l’attentat, il y avait eu une crise de panique dans la foule. Il avait fallu calmer tout cela. Afin de ne pas déranger l’enquête de Dandélion, Valentino lui avait emprunté une grosse moitié de ses hommes et les avait placés sous les ordres de son second, Andréo. Ce dernier avait pour but de patrouiller dans la ville, calmer les émeutiers et montrer que les soldats avaient renforcé la surveillance, le tout sans se mêler de la vie quotidienne des habitants le but de la manœuvre n’étant pas de leur donner l’impression qu’une loi martiale tombait sur l’île. Valentino ne voulait pas leur laisser croire qu’il allait diriger cette dernière d’une main de fer. Voilà où en était ce premier problème.

---

Tavish avait été d’une grande utilité dans le fait de rassurer la population. Valentino bénissait Virel d’avoir cette élue sur l’île. En fait, il soupçonnait que la présence d’une halfeline chanceuse à Puerto Blanco soit pour quelque chose dans le fait que Virel les considère amicalement. Après tout, en tant qu’élu, il pouvait sentir quand une autre élue se trouvait à ses côtés. Il n’avait pas encore fait venir cette Delya Curtie à ses côtés, mais il se doutait bien qu’il y avait anguille sous roche. Ou plutôt, dans le cas de cette pirate-là, kraken sous caillou. Mais tant qu’il n’avait pas à agir en tant qu’élu, il allait la laisser vivre sa vie.
Toujours était-il qu’il avait à Puerto Blanco une femme qui pour le coup était élue divine. Et pas n’importe laquelle ! Même si elle se revendiquait de la Mère, avoir l’élu d’Elye était d’une importance capitale. Il espérait que les Îles de Jade ne payent pas trop vite sa rançon. Pour l’avoir le plus longtemps ici. A peine avait-elle commencé à travailler pour racheter sa propre liberté que tout le monde dans la ville et ses alentours l’avait acceptée. Il fallait dire qu’une guérisseuse de son talent, ça ne pouvait être rejeté. A part par les médecins auxquels elle faisait une concurrence pour ainsi dire déloyale. Mais elle avait été si vite acceptée… Elle avait tout de même rapidement posé des problèmes.
Sa façon de se mêler de tout, y compris s’il fallait se tuer à la tâche, ou se faire tuer à la tâche, dans certains cas, avait déjà commencé à lui valoir des ennuis. Blue Lagoon, ce n’était pas les Îles, et tous n’étaient pas prêts à accepter la parole de la druidesse. Il avait fallu lui dévouer des chaperons. Mais au final, ceux-là étaient plutôt heureux de se travail. Il s’agissait juste d’aller l’escorter quand elle souhaiter donner de l’eau à une personne malade… Puis Tavish avait valu d’autres ennuis.

« Je souhaite ouvrir une école, ici, avait-elle dit sans détour à Valentino, s’invitant dans son bureau un matin.
-Une école ! Rien que ça !
-Apprendre aux enfants qui vivent sur cette île à lire et à écrire leur permettra à n’en pas douter d’avoir une vie meilleure que celle de leurs parents, avait-elle argué. Tu le sais toi aussi. C’est notre devoir que de…
-Je vois que l’élue d’Elye parle, avait-il grommelé. Fais comme tu le veux. Je t’ai après tout déjà confié Comnena. Je connais depuis des siècles et je te fais assez confiance pour…
-A propos de Comnena, avait-elle dit, gênée, il y a un problème… »

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Rien que ça. Disparue. Et il avait fallu dire cela à Anabelle, bien sûr. La pauvre était persuadée que c’était leur faute à eux. A force d’enfermer, pour sa propre sûreté, leur fille à Kelvin, maintenant qu’elle avait compris que ses grands-parents ne représentaient pas pour elle un danger, elle aimait à partir en ville. C’est pour cela que les parents avaient fini par la confier à Tavish, sachant que la druidesse se ferait tuer plutôt que de laisser quoi que ce soit arriver à l’enfant.
Ce qui n’était pas prévu, c’était qu’elle échappe à la surveillance de la druidesse ET de ses gardes ! Et maintenant, nul ne savait où se trouvait l’enfant. Tavish l’avait cherchée toute la nuit. Et c’était pour cela, plus que pour son école, qu’elle était venue le trouver au matin, après avoir passé une nuit éveillée, à parcourir la ville en tous sens. Mais Valentino avait sa petite idée. Comnena n’était pas la seule à avoir disparue cette nuit-là…

---

Franco. La source de pas mal des problèmes de cet archipel, apparemment. Il avait disparu, pris la mer, et avec lui étaient partis un prêtre de Lothÿe qui se trouvait sur place depuis de nombreux tours, mais aussi sans doute Comnena. C’était du moins lui que tout accusait. Tavish se trouvait proche de son navire quand la fillette avait disparu. Elle l’avait même vu partir, au loin. Mais pourquoi l’aurait-il emmenée ? Anabelle, à tout le moins, était convaincue que c’était lui. Et Valentino pouvait difficilement lui donner tort. Toutes les circonstances accusaient le roi pirate. Qui ne régnait plus sur grand-chose, apparemment…
A tel point qu’un capitaine était venu prétendre prendre son trône ! Rien que ça ! Valentino avait simplement envoyé un messager lui faire savoir qu’il devait être dans l’erreur. Il était le gouverneur de cet archipel, et personne ne devait rien à qui que ce soit d’autre que lui une fois qu’il s’y trouvait. Et il lui avait souhaité la bienvenue ici, en espérant que ce pirate ne causerait pas d’ennuis. Ses troupes étaient déjà bien occupées dans leur enquête.

---

Et le voilà donc à aiguiser sa lame. Franco avait causé encore d’autres ennuis. Il était allé sur Santa Sarah pour y faire un petit massacre et y piller les honnêtes paysans qui y travaillaient. Il avait dépassé les bornes. Valentino avait appris cela dans l’après-midi. Tout était lié, à priori. Selon sa théorie, Franco avait l’intention d’abandonner l’archipel derrière lui. Pourquoi avoir pris le prêtre avec lequel il était, à cause de son histoire de temple, en mauvais termes ? C’était une inconnue dans l’équation. Mais il avait emmené Comnena pour être sûr de ne pas être suivi, à n’en pas douter.
Eh bien il se trompait. Les yeux de Valentino, quand il se leva, lançaient des éclairs. On ne pillait pas les gens sous sa protection. Pas sans son accord, du moins. Pas en les massacrant sans raison. Il se fichait bien de ces histoires de dettes ou de taxes du roi pirates. Ceux qui s’étaient plaints à lui, par le passé, avaient sans doute raison. Franco se croyait plus que ce qu’il n’était. Il jeta la pierre dont il se servait pour aiguiser sa lame à la mer. Tout était régulier ici. La garde menait l’enquête et assurait la sûreté dans les rues. Tavish jouait les mascottes de l’île, et les maitresses d’école pour les enfants dans la grange qu’elle utilisait désormais comme camp de base. Il avait demandé à Anabelle de gérer les affaires courantes en son nom, et de commencer un recensement des esclaves et de leur origine, pour un certain projet. Lui, en tant que gouverneur, avait fait savoir que les crimes de Franco ne resteraient pas inconnus.

La rumeur publique courrait. A présent, se relevant, il fit signe à son équipage d’embarquer, et leur tint un petit discours de motivation. Ici, ils étaient loin des lois des rois du monde. Mais s’ils étaient plus libres, l’archipel ne devait pas être mis en danger par une guerre entre Franco et un clan de pirates qui n’acceptaient pas son autorité. Il comptait s’assurer que les deux camps ne puissent plus nuire. Tel était son discours. Alors, il mit les voiles. Vers Santa Sarah tout d’abord, espérant y trouver Franco, et le mettre aux arrêts.
Le pirate qui voulait être roi, derrière lui s’embarquait aussi. Son équipage ne serait sans doute pas un renfort inutile. Et il avait été aisé de le convaincre. Une seule phrase avait suffi : « Vous voulez connaitre le roi pirate ? Suivez-moi. » Oh que oui, des présentations allaient avoir lieu. Et des précisions seraient faites.
Mer 4 Oct 2017 - 15:02
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Abad El Shrata du Khamsin
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Ignacio:


En cette pale matinée la foule s’était précipitée en masse sur le Vieux Port de Puerto Blanco afin d’assister au départ de l’élu divin Valentino. Ignacio, capuche noire retombant jusqu’à la base de son front, regardait depuis les hauteurs du quartier marchand. C’est alors qu’il perçoit une présence de lui, trahie par un léger déplacement d’air qui parvient à son tympan :

« Il m’arrive de me demander si chaque personne que je t’ai envoyé tuer est encore en vie, Le Pingre. Mais lorsque que tu adoptes une approche aussi peu discrète je me dis que finalement il y a plus de chance qu’ils savourent en ce moment une soupe de calmar qu’ils ne gisent la gorge tranchée au fond de quelconque ruelle.
—  Auriez-vous préféré que je tapote votre épaule pour vous prévenir de mon arrivée ? Par un pas un peu trop précipité j’ai seulement voulu vous épargnez ce moment d’embarras.
— Tu marques un point Le Pingre, gardes tes mains où elles sont tu fais bien. »
Un léger silence s’insinua entre les deux hommes, puis Ignacio reprit en désignant d’un signe de tête le bateau qui prenait le large en contrebas :
— Notre stratagème aura donc bien marché.  Regarde ce père aimant qui part retrouver sa fille, dit-il avec un rictus. Es-tu passé régler nos amis peintres ?
— Comme vous me l’avez demandé.
Franco gueule de chien, cervelle de singe, gueule de porc, sérieusement ? Leur as-tu demandé de faire preuve d’un peu plus d’imagination ?
— Oui. Ils tâcheront de faire passer Franco pour un violeur d’enfants, un incestueux pédéraste qui copule avec le démon prenant les traits d’une sauvageonne et d’une fausse prêtresse d’Ariel…
— Ne prononce plus ce nom en ma présence, tu sais que je suis maudit, j’aimerai ne pas attirer vers moi l’œil de la déesse.
— Plus jamais ce mot franchira l’espace de mes lèvres, maître.
— Leur imagination en gage d’une bourse d’or supplémentaire. Je me trompe ?
— Non, et j’ai pris la décision de leur accorder. Ai-je eu raison ? »
A ce moment, les navires de Valentino étaient déjà loin, ils avaient bifurqué vers les Sud, droit vers Santa Sarah.
— Non, tu as bien fait. Ce n’est pas l’argent qui manque après tout. »
La foule, semblable à une armada de fourmis rentrant à la fourmilière, quittait déjà le port, s’infiltrant dans les allées étroites et biscornues de Puerto Blanco pour reprendre le cours normal de leur journée.
« Bien. Il est temps que nous allions retrouver notre rendez-vous. »

*

C’était au Saint-Domingue que devait se faire la rencontre et c’est dans un Saint-Domingue désert à cette heure-ci, à part pour les trois clodos encore saouls de la veille ronflant bruyamment sur une table du fond que les deux hommes pénétrèrent. Ils montèrent à l’étage et s’assirent à une table près de la fenêtre. Là-haut, l’odeur de nourriture, de tabac froid, d’alcool, de transpiration et de vomi formaient un cocktail insupportable au nez d’Ignacio qui d’un coup sec ouvrit les épais rideaux de tartans bouchant la fenêtre adjacente. C’est un bol d’air frais qui pénétra dans la pièce, accompagné de la lumière du Soleil de ce début de jour qui implosa tel un coup de feu dans le bâtiment orienté plein Sud. En bas, les clodos importunés par la luminosité grommelèrent quelques insultes mais Ignacio n’y prêta pas la moindre attention. Sa capuche toujours vissée sur la tête, il attendait patiemment que daigne se montrer celui qui fait l’objet de son dérangement.

Pour passer le temps —et comme la serveuse ne semblait pas décider à venir faire son travail— Ignacio se leva, se saisit des deux choppes de bois retourné sur la table et se dirigea vers deux tonneaux de rhum ouverts qui se trouvaient dans une niche à l’arrière de la pièce. Il décapsula d’un grand coup de pied l’opercule qui ne fit pas un pli. D’un coup de main bien ajusté il remplit les deux chopes à ras bord puis revint s’asseoir et les posa sur le côté, il n’y toucha pas.

Après dix minutes d’attentes silencieuses, la porte d’entrée s’ouvrit doucement et c’est une grande et large figure encapuchonnée qui dépasse le pas de la porte. Ignacio, assis face à l’entrée l’observait depuis la mezzanine. L’homme scruta la pièce des yeux, une fois ; deux fois, il s’apprêta à partir quand Ignacio siffla un coup entre ses dents. Alerté, l’homme leva la tête puis monta les escaliers. Il vient se planter à côte la table. Tout en examinant toute la pièce du regard il murmura :

« Frappe d’enclume sous le ciel de plomb …
— chante, chante le rossignol » répondit Ignacio.

L’homme tout enveloppé parut soudainement s’apaisé. Il s’assit et son corps coula contre la banquette comme l’eau d’un ruisseau. Il retira son turban et laissa paraître son visage : noir, joufflu, le crâne rasé, le nez large et écrasé, l’œil perçant et les oreilles percées de créoles d’or.

« Piccolo, le grand vendeur d’esclave. Je vois que tu as troqué tes brocarts dorés contre des chiffons.
— Voila bien une manière de me saluer après toutes ces années, Ignacio. En me rappelant ma chute… mais, où sont passées vos somptueux habits de soie pour lesquels vous étiez si bien connus, mon noble ami ? Les auriez-vous revendus pour sustenter le Loup de la Passe en impôts ? » répondit Piccolo le regard en coin.

Ignacio se saisit d’une des chopes et la plaça devant Piccolo, puis prit la deuxième pour lui. A ses côtés Le Pingre ne bougeait pas.

— Je ne t’ai jamais aimé Le Nègre, traître à ta propre race.
Piccolo sourit et leva les yeux vers le plafond comme s’il se remémorait quelque chose.
— Oh oui, c’est comme cela que l’on m’appelait autrefois. Quelle douce mélodie à mes oreilles. Néanmoins aujourd’hui il serait préférable que nous nous appréciions, car je nous connais un ennemi commun. »
Piccolo se saisit à son tour de sa chope. Les deux hommes se toisèrent un moment, puis ils trinquèrent et burent chacun une grande lampée de rhum.
« Qui est l’homme qui vous accompagne ? demanda Piccolo en faisant un signe de tête vers Le Pingre.
— Un homme ? ricana Ignacio. Non ce n’est pas un homme.

A ses côtés Le Pingre ne bougeait toujours pas d’un poil, à tel point qu’il était difficile de savoir s’il respirait. Dans la petite fente libre des foulards qui entouraient sa tête brillaient ses yeux, semblables à deux petites billes de nacre.
Toujours est-il Piccolo que tu es celui qui a demandé à me voir alors ne me fais pas attendre et dis ce que tu as à me dire.
Piccolo s’enfonça se pencha en arrière et leva les paumes de ses mains :

« Mes dieux Ignacio Rivalone où est donc passé votre sens des affaires ? Vous êtes bien direct.
— Je t’ai payé un verre, il est dans tes mains. Maintenant arrête de jouer la comédie, nous ne sommes plus dans une de tes soirées au fond de tes cales dorées. Tes bateaux sont coulés, ton avenir ruiné, tes esclaves vendus jusqu’au dernier. Alors dis moi ce que tu as à me dire avant que je ne change d’avis et quitte cette auberge puante. »

A ces mots, le sourire de Piccolo s’était figé. Doucement il rabaissa ses mains qui vinrent se poser à plat sur la table. Son expression changea petit à petit, son air suffisant et joueur laissa place à une expression neutre, mortelle.

« Je sais que tu as organisé l’attentat de la Plaza Ariel.
Même le ton de sa voix avait changé, de mielleuse et enjôlée elle avait muté en un écho rauque et pénétrant.
— Tu es très perspicace à ce que je vois, répondit Ignacio tachant de tourner son interlocuteur au ridicule. Décidément Piccolo tu …
— Je sais aussi que les trois quarts de tes hommes n’y ont pas survécu et que le dernier quart se trouve en ce moment même terré au fond des égouts du district Sud-Est, dans les canalisations qui se jette sur les docks clandestins, comme des rats. »

Ignacio ne réagit pas tout de suite aux paroles qui venaient de le frapper de plein fouet. Il tacha de garder une expression neutre, pourtant il avait réellement du mal à digérer l’information.

Comme cette petite raclure peut savoir où se trouve le reste de mes hommes !

« Tu dois sans doute te demander comment je sais tout ça. Sache que je ne suis pas aussi pauvre que je le laisse paraître et, en plus d'avoir garder quelques bonnes connaissances du temps où j'exerçais encore ma profession, je sais dépenser mon argent dans les choses qui en valent la peine. Ne dis-ton pas que le savoir est le pouvoir mais l’information est libératrice ? Au fait, puisque tu m’as incombé d’arrêter de jouer la comédie, cela ne te dérange pas que je te tutoie ?

Ignacio ne bronchait pas, dévisageant son adversaire avec férocité. Le Pingre se saisit de sa dague sous la table, mais Ignacio qui avait deviné son mouvement lui fila léger coup de pied sous la table pour le dissuader de tout geste déplacé. Piccolo but une gorgée de rhum :

— Non que je n’aie pas aimé toute cette mise en scène, j’ai même trouvé le coup des masques très artistiques mais tout même que comptiez vous faire Rick et toi après cet attentat. Je vous rappelle qu’un élu divin et sa garde rapprochée résident à Puerto Blanco. Tous ces hommes perdus … et dans quel but ? Ils n’ont même pas réussi à mettre fin aux jours de la fille de Franco. C’est qu’ils lui auraient sans doute rendu service : la gamine est estropiée depuis qu'elle est tombée du balcon de son alcoolique de père.

Ignacio se redressa sur son siège, il savait qu’il devait riposter, maintenant :

— Pourquoi viens-tu me dire tout cela ? Avec toutes les informations que tu tiens à mon sujet et aux sujets de mes hommes, tu aurais pu te racheter une place à la cour et vivre avec une cuieillère dorée dans la bouche jusqu’à la fin de tes vieux jours.
— Et pactiser avec cet arriviste de merde de Franco ? Celui qui m’a déchu de ma place de roi du commerce d’esclave ?

Il fait claquer sa langue contre son palet.

— Tout de même l’ami, tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre pour tenir ce genre de discours avec moi. Je le tuerai de mes propres mains si j’en avais l’occasion, mais j’ai horreur des tâches de sang, même sur des chiffons. Et puis comme toi j’aime le spectacle. J’ai donc un dernier lever de rideau à te proposer.
— Je t’écoute, répondit Ignacio, stoïque.
— Comme tu le sais Franco est partit à la recherche de Rick sur Santa-Sarah. Il est bien décidé à venger son honneur le fou. Et comble du comble Valentino prend les voiles et s’en va jouer à chat avec lui. L’idée de la petite fille dans les cales, ingénieuse idée je dois te l’accorder.

Bordel de merde, depuis combien de temps m’espionne-t-il.

— Mais ce qui est certains, c’est que lorsqu’on a affaire à une paire crétins aussi gros il faut ne faut pas hésiter à se servir sa part du gâteau. Je veux, partir et laisser l’île sans gouverneur alors que celle-ci vient de subir un attentat ?
 
Il s’esclaffa de rire. Ignacio ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Après quelques secondes il reprit en essuyant ses yeux larmoyants d’un revers de manche :

— Mes dieux c’est à mourir de rire. Il a fallu que j’aille jusqu’à assister au départ de Valentino de mes propres yeux pour y croire. Le voila grimper le pont, saluer la foule et hop ! partis !

Il se remit à rire de plus belle et son rire fit écho dans la grande auberge vide.

— Enfin, toujours est-il que j’ai un marché à te proposer.

Ignacio fit un signe de tête qui voulait dire « je t’écoute. »

— Je sais que même si Valentino et Franco ne sont plus à la tête de l’île tu ne possèdes pas les effectifs nécessaires pour renverser El Bario. La garde de Valentino veille au grain et les Seigneurs Pirates de Franco ont pour ordre de bombarder au moindre revirement de situations. Or, il existe un moyen, certes quelque peu compliqué mais qui pourrait s’avérer somme toute très efficace. »

Il but à nouveau une gorgée de rhum puis déposa sa chope sur la table. Le son qui en ressortit indiquait qu’elle était vide. Il reprit :

« Lorsque l’on se lance dans le trafic d’esclaves il y a malheureusement toujours des pertes. D’abord beaucoup meurent en cours de route. Souvent ils ne supportent pas les conditions de voyage. Dormir, manger et boire dans leur propres merdes pendants les nombreuses semaines que prend le voyage ça vous en envoie plus d’un faire un aller simple chez Finil. Surtout s’ils avaient des plaies à la base. Ça s’infecte très vite ces merdes la vois-tu ? Et dans le bouillon de merde dans lequel ils vivent ça gangrène. Alors il faut amputer : un bras, une jambe, c’est vite arrivé. Mais qui voudrait d’un esclave à moitié estropié ? Non ça ne vaut plus rien ces bêtes-là. Alors on égorge et on jette par-dessus bord, c’est plus simple. Bon, normalement les plaies c’est à l’acheteur de s’en apercevoir lors de l’inspection. Mais c’est que les revendeurs, ils vous recouvrent ça de boue les filous. Mais c’est sans compter sur les yeux experts de Piccolo. C’est pour ça, moi des morts en cours de route j’en n’en ai presque jamais eu. En revanche ce que j’ai eu c’est des marrons. Alors ça on peu rien y faire c’est … tu sais ce qu’est un marron au moins ?

Ignacio ne répondit pas tout de suite, mais après quelques secondes il fut obligé d’admettre qu’il ignorait ce que c’était.

— Maintenant que j’y pense c’est vrai que le commerce d’esclaves à Santa-Sarah c’est pas trop l’affaire de la Caraccapa, je me trompe ?
— Non.
— Un marron c’est un esclave qui décide qu’il a plus envie d’en être un. Certains fuguent pacifiquement et ne reviennent plus, d’autres tuent leurs maîtres et se font la malle. Comme je t’ai dit ça on ne peut rien y faire, certains sont nés cons malheureusement c’est comme ça.
— Très bien, je sais ce qu’est un marron maintenant mais ou tu veux en venir au juste ?
— La où je veux en venir c’est que depuis toutes ces années où l’esclavage pullule sur Puerto Blanco, il existe maintenant des colonies entières de marrons. Peut-être même autant qu’il y a d’habitants sur l’île. Ils fuient leurs maîtres et se concentrent au Nord de l’île, derrière le flanc du Volcan. Ils vivent dans la misère là-bas, ils ont à peine de quoi manger. Beaucoup aimerait revenir ici mais ils ont peur de la réaction de leurs maîtres et ce à juste titre : ils seraient écartelés dès lors qu’ils franchiraient la lisière de la forêt. Néanmoins, si tu leurs promets un retour sans encombre et avec la liberté au bout du chemin je suis sûr que les trois-quarts te suivraient. Et alors tu aurais ton nombre d’hommes pour ton coup d’Etat.
— Ton idée est bonne mais toutefois irréalisable : le chemin vers le volcan est quasiment impraticable et même si tes marrons ont réussi à traverser, nous ne sommes pas d’ici et ne connaissons pas le chemin. Il nous faudrait des jours pour traverser, sans eau, sans nourriture. C’est trop long et trop risqué.
— Dans ce cas passe par la mer.
— Tu oublies que j’ai ordonné le saccage du temple d’Ariel. Ariel m’enverrait un typhon ne serait-ce que si je trempais mon petit doigt dans l’océan. Non, jamais je ne pourrai prendre la mer.
Piccolo tendit doucement son bras et se sait de la chope encore pleine d’Ignacio :
— Je vois que tu ne bois pas. Cela te dérangerait si je me chargeais de ce rhum à ta place ? »
Ignacio fit non de la tête et Piccolo ramena la chope à ses lèvres. Il but une grande lampée de rhum puis la repose à côté de la sienne.
« J’ai une question pour toi.
— Hm ?
— Penses-tu qu’une druidesse pourrait t’aider à traverser ? »

Ignacio pencha la tête de côté, interloqué :

— Où veux-tu en venir ?
— Tavish est sur l’île.
— Tavish ? L’élue divine d’Elye ? répondit Ignacio dont le trop plein d’informations commençaient à lui embrouiller le cerveau.
— Elle a été capturée par Franco lors d’un raid mais se balade librement depuis. Elle a notamment aidé à la reconstruction du temple d’Ariel. J’ai pensé que tes hommes l’avaient peut-être tuée pendant l’attentat mais d’après mes sources elle est toujours en vie. Elle s’occupe en faisant la préceptrice pour quelques enfants du village. Si tu t’arranges pour la capturer je pense qu’il y a des chances pour que tu puisses traverser.
— Hmm… Je ne pense pas qu’Ariel s’aventurerait à couler le navire qui renferme l’élue divine de la Déesse Mère mais tout de même je ne préfère pas tenter Canergen. Néanmoins avec grâce aux pouvoirs de la druidesse nous pourrions traverser à pieds bien plus vite. Chacun des sentiers que nous emprunterions nous dirigerait vers notre but, et aucun de nos pas seraient vains.
— Dans ce cas tu sais ce qui te reste à faire. Je dispose de moi-même de quelques hommes de mains qui pourraient faciliter sa capture.
— Cela ne serait pas de refus. Dès ce soir ce serait possible ?
— Oui mais point de précipitation. Une fois que tu rentreras de l’expédition, certes tu auras avec toi une armée mais somme toute composée de sauvages sans armures et sans armes. Pour qu’il fasse le poids contre l’armée de Valentino, il faut au préalable affaiblir cette dernière. Or il s’avère que j’en connais le point faible. »

Piccolo sortit de son manteau ce qui semblait être un paquet de lettres, le tout ficelé par une cordelette. Il jeta le paquet sur la table. Ignacio s’en saisit, détacha la corde et s’attela à la lecture. Après plusieurs minutes et leva la tête vers Piccolo :

« Ils ont un traître dans leur rang ?
— Oui. Il s’appelle Eskam Dandelion et ce n’est pas n’importe qui : il est le chef de la garde rapprochée de Valentino. Comme tu as pu le lire toi-même il partage notre haine pour Franco, il pourrait tout simplement nous ouvrir les portes du palais sans que l’on ait besoin de rien d’autre que de lui dire un mot.

Ignacio passa une main dans ses cheveux, pensif.

— Néanmoins la dernière de ces lettres date d’il y a plus de cinq mois, repris Piccolo. Je ne sais pas s’il tient toujours les mêmes positions que lorsque nous correspondions jadis. De plus je sais de sources sûres que lui et Franco se sont entrainés de nombreuses fois à l’escrime et lors de l’attentat, c’est lui qui a sauvé sa fille.

Ignacio releva la tête :

— Ce serait trop risqué de lui faire part de nos intentions. S’il change d’avis nous aurions mis au feu toute notre couverture et notre plan tomberait à l’eau. Non ce qu’il faut c’est le tuer, une bonne fois pour toutes. »

Au même moment, Le Pingre vint heurter la table de son point droit. A l’intérieur, droit vers le plafond brillait la lame d’une dague noire de jais.

« Enfin, cela devient intéressant, prononça le Pingre à travers les foulards qui recouvraient sa bouche.
— Et toi Piccolo, que veux-tu en échange de toutes ces informations ? Ne me fais pas croire que tu as fais tout ça de bonté de cœur.
— Moi ? Trois fois rien. Une fois que tu seras revenu, tous les marrons que tu auras capturés m’appartiendront de droit et d'un commun accord avec la Caraccapa tu me proclameras roi de Puerto Blanco. »

*

Eskam

Spoiler:

« En ce jour 12ème jour de la Lune Verte de l’An 5337, moi, Valentino Torrezionne, Gouverneur de Grande Lagoon et de Puerto Blanco part retrouver Franco Guadalmedina pour le mettre aux arrêts. En mettant à sac plusieurs bourgades de Santa-Sarah, celui que l’on surnomme aussi Loup de la Passe et Roi Pirate a mis en danger la vie des habitants de Grande Lagoon et en tant que gouverneur il est de mon devoir de mettre fin à ses agissements. Durant mon absence, mon épouse, Annabelle Torrenzionne assurera la régence sous couvert du chef de mes armées Eskam Dandélion. »

Eskam se mit à genoux, face à la marée humaine venue assister au départ du Gouverneur, comme il était d’usage. Son genou gauche frappa les pavés chauds de l’esplanade du Vieux Port et il dut plisser les yeux pour les protéger des rayons du soleils, harassants déjà en cette heure matinale. Il avait beaucoup trop chaud dans cette armure d’apparat et de grosses gouttes de sueurs perlaient de la base de son front et pour venir se perdre dans ses sourcils broussailleux. Derrière lui s’étirait le navire de Valentino, cinquante mètres de bois briqué et de fer modelé surplombés de trois mats couronnés dix mètres au-dessus par un groupe de mouettes voletant entre les voiles. Chacun de leurs cris stridents sonnait comme une complainte aux oreilles d’Eskam :

Ne laisse pas ton île ! Attentats ! Seigneurs Pirates ! Danger ! Ne mets pas les voiles triple buses !

Le discours de Valentino était terminé. Eskam se releva doucement, il était difficile de soulever cinquante livres d’amures. Il regarda Valentino disparaître derrière le pont. La rampe fut enlevée et le bateau mis les voiles sous les applaudissements de la foule.

Vous n'applaudiriez pas comme cela si vous saviez les dangers qui planent sur vous !

En cet instant Eskam était fou de rage. Il était assoiffé et déshydraté, et ce soleil lui avait filé une sacrée migraine.

« On évacue les lieux ! Allez ! » avait-il hurler en direction de la foule qui avait soudainement interrompu ses applaudissements, interloqué.

« Allez ! On évacue. Vous n’avez pas d’autres choses à faire que me regarder avec le blanc de vos yeux dégeulasses ? Vous tuer au travail pour payer vos impôts par exemple ? Allez cassez-vous bande de culs-terreux !!! »

Il avait prononcé ces derniers mots si fort que certaines femmes au premier rang sursautèrent. Elles récupèrent leurs paniers de linges et rebroussèrent chemin en lançant des regards noirs par-dessus leur épaule. D’un signe de tête Eskam ordonna à Javier, son général, d’encadrer la foule. Celui-ci acquiesça d’un signe de tête et se dirigea vers la marée humaine avec un escadron composé de vingt-cinq gardes.

Eskam prit un moment pour souffler. Il ébroua la sueur de son front d’un revers de manche et siffla un coup.

« FIIIIIIIIIIII »

De derrière lui se faufila en courant son écuyer —il s’était enfin décidé à en prendre un :  Martin, treize ans, petit, blond, tâches de rousseurs— portant entre ses mains une gourde d’eau bien remplie. Eskam lui arracha des mains, débouchonna l’ouverture d’un coup de pouce et but d’un coup … avant de tout recracher :

« Bordel elle est chaude comme de la pisse ! Je t’avais dit de la mettre à l’ombre !
— Oui, mais je … »

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. La gourde vint s’écraser contre sa joue et un geyser d’eau jaillit de l’ouverture toujours débouchonnée. Du choc, Martin tomba les bras en croix sur les pavés bouillants à présent recouverts d’une eau qui s’évaporerait néanmoins dans moins d’une minute. Autour de lui, aucun des soldats restants n’avaient osé bouger, tous étaient en garde à vous et regardaient loin devant eux.

Eskam se frotta les yeux. Il n’aurait pas dû faire ça. Je n’aurai jamais dû prendre d’écuyer.

« Allez ramasse ça. On rentre » dit-il d’une voix qui se voulait un peu plus douce.

Martin, encore sous le choc, se releva tant bien que mal, les genoux tremblants et ramassa la gourde tombée à quelques mètres de lui. Puis il ramena le cheval d’Eskam qu’il tenait par la bride sans aucune fermeté.

En remontant l’Avenue Real menant à la Plaza Ariel, Eskam leva la tête. Sur l’arche en pierre au-dessus de lui s’étaient posés trois mouettes. Il était sûr que c’étaient celle qui volaient plus haut au-dessus du navire de Valentino. Celles-ci le scrutaient, la tête inclinée à quatre-vingt-dix degrés de leurs yeux jaunes et perçants. Dans un flash il revécu cette sombre nuit. Son épée trancher dans les chaires, le sang gicler sur son visage. Il ferma les yeux, talonna son cheval et s’engouffra dans la longue allée.

Spoiler:

*


Arrivé au camp d’entrainement del Bario Caballero en fin de journée Eskam congédia ses hommes et confia son cheval à Martin. La joue du petit était déjà toute bleue. Il savait qu’il était allé un peu trop loin. Il attendit que le petit place son cheval dans les écuries puis quand il revint, le regard rivé sur ses bottes il le héla de la sorte :

« Tu dois m’aider à me changer à présent. Après tu devras récurer mon armure. »

Les yeux du gamin s’illuminèrent. Il savait l’admiration que celui-ci vouait à son armure d’apparat dorée incrustée d’émeraudes. Devant sa réaction Eskam ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. C’était un peu sa manière de s’excuser pour le geste qu’il avait eu toute à l’heure.

Lorsqu’il fut rentré à ses appartements, Eskam demanda qu’on lui fasse couler un bain. Lorsqu’il se glissa dans l’eau tiède —telle qu’il l’avait demandé— il souffla un grand coup et ce fut comme si toutes les contractions de la journée s’étaient évanouies. Il pensa à Armando se la coulant douce sur Portazura, pour qui la vie à présent n’était qu’une prolongation à l’infinie de cet instant de bain : pas d’angoisse, pas de problème, ne penser à rien et prendre la vie telle qu’elle vient. Mes dieux il était à deux doigts de mettre une serviette autour de sa taille et de se barrer comme l’avait fait cet abruti de Valentino.

Eskam et ses hommes avaient passé la journée à surveiller la ville après le départ du Gouverneur. Celui-ci avait ordonné une surveillance accrue de toutes les zones d’affluences. Eskam était repassé faire des rondes sur la Plaza Ariel dont les travaux du temple avaient été encore en cours. Valentino avait voulu les interrompre mais ne voulant pas s’attirer les foudres de la déesse pour son départ vers Santa-Sarah il avait décidé de reporter sa décision. Il courait la rumeur que Franco avait lui-même était maudit par Ariel, que la construction de son temple l’avait trainé dans la ruine et la folie. Aux dernières nouvelles il avait pendu en place publique des paysans qui n’avaient pas payé ses taxes : qui aurait bien pu faire cela à part un homme atteint de folie. Eskam l’avait que trop remarqué lors de leurs séances d’entrainement : son regard féroce, sadique, carnassier visant les failles dans sa défense. Il avait beau être blessé, il se battait toujours comme un fauve, comme le loup qu’il était. En faisant cela il avait ruiné les relations entre Santa-Sarah et Puerto Blanco qui était déjà quasi inexistantes. Avec un embargo sur les récoltes, Puerto Blanco allait vite crever de faim.

Mais tout de même ce n’était pas une raison pour Valentino de s’éclipser de la sorte ! Il frappa la surface de l’eau de la paume de sa main ce qui éclaboussa le carrelage.

Eskam avait tout fait pour l’en dissuader : il avait essayé du mieux que possible de lui faire entendre qu’il était inconscient de partir maintenant, une semaine après un attentat qui avait fait plus d’une cinquantaine de mort et dont les auteurs étaient toujours d’origine inconnue. Il l’avait aussi averti des dangers que formaient les Seigneurs Pirates de Franco. Le chef de meute muselé, ils pourraient fomenter un coup d’état. Mais à cela il avait répondu qu’ils n’oseraient jamais s’attaquer à l’élu divin de leur Dieu. Alors il l’avait supplié de partir à sa place avec Tavish, pour ramener Franco mais Valentino avait coupé court à ses tragiversions, dans la salle du trône le regard vers l’horizon il avait prononcé cette simple phrase :

« C’est une affaire entre Franco et moi. »

Eskam se leva d’un bond. Il en avait plus que marre de passer en revue ces souvenirs, cela lui gâchait même ses bains, les seuls moments de la journée où il pouvait véritablement souffler. Lorsqu’il retourna dans sa chambre, le dîner avait été servi sur sa table en chêne massif. Ce soir il était composé de ce qui semblait être une soupé de calmar épicé, accompagné de riz au safran et aux fruits de mer et en dessert un baba au rhum et aux raisins secs. Ce n’est qu’à la vue de ce repas de fête qu’il s’aperçut qu’il avait faim. Il se mit à table encore nu, des gouttelettes ruisselants sur son corps et se régala. Lorsqu’il eut fini de manger, et à présent sec, il enfila son armure de cuir surmontée d’une côte de maille légère, attacha le fourreau de son épée autour de sa taille puis sortit dans la tiédeur du soir.  

Depuis l’attentat il avait pris l’habitude de rendre visite à la petite Camille chaque soir. Sa mère lui avait assuré qu’après ses visites elle était beaucoup plus calme et parvenait même à faire des nuits de sommeil complètes. Il se sentait obligé de venir la voir, et comme son bain quotidien, ce rituel l’apaisait.

Il descendit les marches menant à la demeure de Franco, profitant au même moment d’un magnifique couchée de soleil qui glissait à présent derrière l’océan azuré. Il dépassa le portail en fer forgé que lui ouvrirent les deux gardes à l’entrée puis traversa les jardins, se remémorant les heures passées à entrainer Franco. Il se présenta à la grande porte d’entre qui lui fut ouverte après qu’il eut prononcé un mot de passe —nouvelles mesures de sécurité depuis l’attentat— par la veille bonne noire nommé Kiyana qui le salua chaleureusement. Eskam fut tout de suite interpelé par les hurlements qui provenaient de l’étage. La bonne lui informa que Demoiselle Myrah essayait de mettre Camille au lit depuis plus d’une heure à présent mais sans aucun succès : la petite pleurait depuis plus d’une heure comme le jour ou elle avait fait ses dents. Eskam remercia la bonne et monta les escaliers quatre à quatre, il traversa le grand couloir au sol capitonné et se dirigea vers la chambre de Camille. Il avait beau connaître le chemin par cœur, il suffisait de se laisser guider par les cris rauques qui émanaient de la dernière porte à droite.

Cette pauvre petite, pensa-t-il alors qu’il arrivait devant la porte. Il eut la surprise de voir que celle-ci avait été laissée entrouverte, comme si l’on avait anticipé sa venue.

Il poussa la porte sur une pièce plongée dans le noir. Au fond il aperçut Myrah de dos, penchée sur le berceau de Camille, essayant de couvrir ses pleurs avec des chansons pour enfants servant à l’endormir mais qui ne marchaient visiblement pas. Il toussa pour annoncer sa venue. Celle-ci se retourna aussitôt :

« Mes dieux vous êtes là ! cria-t-elle en se ruant sur lui et en l’attrapant par la main.

Eskam ne s’attendait pas à cet cette réaction de sa part. Elle le tira presque jusqu’au berceau.

« Cela fait des jours qu’elle ne pleure pas comme ça ! cria-t-elle pour couvrir les cris de l’enfant. Elle est en pleine crise ! C’est parce que vous êtes arrivé trop tard !
— Je suis désolé. J’ai eu une longue journée, répondit-il sans même la regarder. »

Il caressa le front de l’enfant aux cheveux de jais tout en chuchotant de petits ‘’shh, shh’’ d’apaisement entre ses dents et sa langue. Lorsqu’il la toucha, la petite, dans sa grenouillère de mousseline tendit les bras comme prise d’une soudaine contraction, puis peu à peu ses hurlements s’atténuèrent. Ils se changèrent en de petits cris étouffés et en hoquètements saccadés. Puis elle bailla plusieurs fois avant d’amener son pouce à la bouche et après cinq minutes où Eskam continuait à lui caresser le front et les cheveux, elle s’endormit. Eskam tourna la tête vers Myrah qui le fixait de ses grands yeux verts ébahis. La petite femme était belle même si dans son visage transparaissait toute la fatigue et la détresse d’une jeune mère dont la fille ne remarcherait plus jamais.

« Vous avez un don avec les enfants Monsieur Eskam, chuchota-t-elle en hochant la tête de droite à gauche d’ébahissement.  Jamais vous n’avez voulu en avoir, je suis sûr que vous auriez fait un père formidable. »
La remarque trancha dans le vif.

« Je, hum —il se racle la gorge— eh bien Mademoiselle Camille est endormie, il est temps que je vous laisse. En vous souhaitant la bonne ….
— Non, coupa-t-elle en levant la voix.

Camille remua dans son berceau. Les deux tournèrent la tête, anticipant un réveil anticipé, mais celle-ci se rendormit illico.  Myrah avait apporté une main devant sa bouche.

— Je veux dire, reprit-elle calmement, restez un peu avec moi je vous en prie. Je ne parle jamais à personne dans cette maison. Rien qu’une minute, je peux demander à Kiyana de nous apporter une tisane. A moins qu’une citronnade vous fasse plus plaisir.

Même ses grands yeux vert le suplliaient. A nouveau elle avait pris sa main dans le creux des siennes.

— Bien, va pour une tisane. Camomille, si vous avez. » répondit Eskam avec un léger sourire en coin.

Il vit son visage s’illuminer dans la pénombre.

« Bien, asseyez-vous là, dit-elle en lui indiquant la petite table dans le coin de la pièce. Je vais chercher Kiyana.

Eskam s’exécuta tandis qu’elle quittait la pièce. Il jeta un œil tout autour de lui. Aux murs étaient pendus plusieurs portraient de Myrah tenant Camille dans les bras. Au-dessus du lit qui se trouvait auprès du berceau se trouvait une grande peinture d’au moins un mètre de large qui représentait un lever de soleil sur une plage de sable blanc … où étais-ce un coucher de soleil ? A côté, il y avait un petit carré de tapisserie qui était plus clair, comme si l’on avait fait le choix de retirer un tableau.

Tandis qu’Eskam réfléchissait à la question, Myrah rentra tout à coup dans la pièce :

« Kiyana nous apporte ça tout de suite, murmura-t-elle avec un sourire en venant s’asseoir auprès d’Eskam.
— Merci Mademoiselle de vous soucier de mon confort. C’est trop, récita Eskam.
— Oh, trêve de politesse entre nous Monsieur Eskam. Si vous n’étiez pas là je ne dormirais pas depuis des semaines. C’est vous qui participez à mon confort, dit-elle en posant sa main sur son épaule.  Je pense qu’une tisane est peu cher payé pour tout le bien que vous me rendez.

Eskam hocha la tête. Un léger silence s’insinua entre eux deux, puis Myrah repris :

— Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure. Ne rêvez-vous pas d’avoir des enfants ?
— A vrai dire mes fonctions ne me le permettent pas.
— Oh c’est bien dommage, je sens pourtant que vous avez un réel lien avec les enfants c’est incroyable dit-elle.

Sa main dévia de l’épaule et se posa sur le pectoral cuirassé d’Eskam. Celui-ci ne dit mot.

— Mais vous savez, moi-même je ne suis qu’une enfant après tout.

Elle prononça ces derniers mots en lui caressant l’entre jambes de son autre main. Eskam se leva d’un bond si rapide que Myrah tomba de sa chaise avec fracas. Il l’enjamba mais elle se saisit de sa jambe :

« NOOOON ! RESTEZ AVEC MOI JE VOUS EN PRIS ! RESTEZ !!! hurla-t-elle, les yeux agards.

Ces hurlements réveillèrent Camille qui se remis elle aussi à pousser des cris stridents. D’un pichenette de la cheville il lui fit lâcher prise puis il se dirigea à grand pas vers la porte d’entrée mais au moment où il allait mettre la main sur la poignée, celle-ci s’ouvrit à la volée. Kiyana le percuta de plein fouet et le plateau qu’elle tenait dans ses mains où était posés une théière et deux tasses vinrent se fracasser au sol. Les hurlements de Camille s’amplifièrent. Eskam ramassa en vitesse le plateau et les plus gros débris de porcelaine puis le remis dans les mains de la vieille servante qui le regardait bouche bée.

Derrière lui Myrah, par terre, le bras tendu vers lui hurlait :

« IL M’A MENTI ! IL M’A MENTI DEPUIS LE DEBUT ! JAMAIS IL NE VA M’EPOUSER ! JAMAIS ! JAMAIS !!! »

Eskam quitta la pièce sans regarder derrière lui mais lorsqu’il arriva dans le couloir il se mit à courir, tachant de réprimer une soudaine envie de vomir.

*

Il arriva dans ses appartements le cœur dans la gorge. Il fit les cent pas pour essayer de se calmer mais rien n’y faisait. Il ouvrit le tiroir de son secrétaire, et en sortit une pipe pleine de tabac et un briquet à silex mais ses doigts tremblaient trop pour pouvoir actionner le mécanisme et le briquet vint s’éclater sur le sol. Il fila un grand coup de pied dedans et jeta la pipe à l’autre bout de la pièce.

Soudain il parut retrouver ses esprits. D’un bond, il se plaça à côté du lit et enfouie une main sous son coussin. Il en ressortit un petit rectangle de bois qu’il serrait fort entre ses doigts. Il ouvrit la fenêtre de sa chambre et huma l’air chargé des senteurs de la nuit. Celui-ci coulait sur son visage comme un filet d’eau fraîche. Il prit trois grandes bouffées de cet air aromatiques et revint peu à peu à lui.

Doucement il vint placer le petit portrait devant ses yeux. Lorsqu’il voyait le visage de sa femme et de sa fille c’était toujours le même souvenir qui lui revenait à l’esprit. Annika jouant sur les rochers, chassant les crabes avec son petit baton, lui péchant sur le rebord tandis qu’Anya derrière lui le serrait par la taille, ses longs cheveux noirs flottants dans les embruns marins.

Mes dieux, ramenez-moi là-bas…

Un éclair, blanc puis noir, qui déchire l’infini. Puis une douleur, lancinante dans la gorge. Il a déjà amené ses mains à son cou. Du sang. Puis il se sent basculer.

Au-dessus de lui, deux yeux de jais cachés dans des turbans s’éloignent, tandis qu’il chute.

Merci.
Lun 9 Avr 2018 - 2:50
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Franco Guadalmedina
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Franco Guadalmedina
C’est l’anathème et l’insulte et le juron
C’est le tombeau violé les morts à la voirie
La vérole promise à trois générations
Et c’est le vitriol jeté sur les soieries

Desnos







Spoiler:




Myrah se prit à songer près de cette chambre secrète qu'elle venait de découvrir dissimulée à l'intérieur même de celle de Franco Guadalmedina. L'endroit était minuscule comparé à la cabine du capitaine de l'Alvaro de la Marca. Plongée dans la pénombre, plusieurs bougies minuscules et éteintes avaient été posées là où il y avait de la place. La chambre -si l'on pouvait nommer ça une chambre- contenait un lit minuscule, davantage une civière, branlant sur ses pieds qu'un simple drap usé habillait. Près de la literie, une infirme commode à chevet était là. Il n'y avait de la place pour rien d'autre. Myrah se demanda comment la femme qui avait habité ce lieu avait réussi à dormir la nuit. Tout en cette chambre respirait et suait l'oppression, la sévérité, la pauvreté. Tandis que, à un saut de puce, séparé par un mur secret coulissant, Guadalmedina dînait tous les soirs avec de l'argenterie en or. Enfin, respirer et suer, cela était vite dit. Il faisait incroyablement froid entre ces murs où la chaleur réconfortante d'une cheminée demeurait absente. Seule entre ces quatre murs étouffants, l'enfant eut l'impression que les têtes des bougies mortes la dévisageaient depuis une bonne minute. Roulée en boule sur le lit, il y avait un déshabillé féminin qui dégageait encore mille odeur. Son regard s'attarda alors sur une petite tasse par-dessus le meuble de chevet, à laquelle il manquait un bout de porcelaine. À l'intérieur s'abîmait un fond de cendres de tabac. Pipe ? Cigarette ? Elle ne savait pas. La constance avec laquelle Myrah s'attachait à souligner tous les détails de la chambre secrète ne parvenait pas à lui dissimuler ce parfum étranger emprisonné ici. Un parfum qui, s'il avait eu une bouche, aurait dit que le printemps était évident même au milieu de l'hiver. Les quelques habits pliés et visiblement rangés à l'intérieur de l'unique tiroir du meuble en acacia poli sauvegardaient jusqu'ici cette discrétion fasçinante. La chambre avait aussi l'odeur des pas nus et feutrés. Elle évoquait pourtant davantage à Myrah une cellule de prison -bien qu'elle n'y soit jamais allée- qu'un cabinet de femme. Tout ici se trouvait vraiment au fond du monde de l'Alvaro. Elle en eut la confirmation lorsqu'elle porta à ses narines le déshabillé en tissu transparant. Cette odeur était celle d'une peau de femme, bien sûr. Il régnait une telle sollenité, une telle paix à l'intérieur de la chambre que Myrah se serait cru au cœur d'un temple. La fascination qui la prit pour cette pièce secrète ne la fit pas remarquer la silhouette coupée d'une cape noire qui s'éleva dans son dos. Elle ne voyait jamais l'extrême noirceur de la mise d'ailleurs fort rigide de Guadalmedina chaque fois qu'il l'approchait. Au milieu de cette chambre secrète, Franco paraissait jurer.

«  Tu ne devrais pas être ici, Myrah.

Elle se rendit alors compte qu'il avait raison. À deux, ils étaient déjà fort serrés à l'intérieur de la chambre. Myrah jeta avec négligence le déshabillé qu'elle portait, se confondant en excuse et se retira, soudain fort gênée. Dans sa fuite, rasant Guadalmedina qui se plaquait contre le mur afin de la laisser fuir, sa hâte renversa sur le flanc sous les soieries un petit navire taillé à même le bois à la pointe d'un couteau. Franco savait qu'il n'était pas possible de se soustraire à cette atmosphère envoûtante piégée au sein même de sa propre cabine. Il prit le temps de redresser le bateau de bois, avant de le remettre bien à sa place, entre les tissus et les quelques étoffes de soie. Sa main gantée s'assura que rien n'avait été dérangé. Tout devait être à sa place. C'était comme ça. Il replaça bien sur son axe l'une des bougie avant d'étendre bien comme il le fallait le petit drap sur le lit. Alors son regard se posa sur le déshabillé que Myrah avait fait choir dans sa course. Le parfum lui faisait tourner la tête. Ici, pourtant au cœur de l'Alvaro, le monde même se taisait, au moins un moment. Les fantômes avaient le goût du souvenir. Alors Guadalmedina jeta sur le lit la nuisette qu'il tenait entre ses mains. Il ouvrit alors le tiroir de chevet. Il y avait des vêtements à l'intérieur, pliés. Sous eux, il y en avait d'autres. Des vêtements de bébé. Alors Franco referma le tiroir, sec. Son amour pour celle qu'il venait de perdre quelque part entre la Passe et Teikoku était un grand incendie ; il avait submergé toutes les petites lueurs qui avaient pu, un jour peut-être, brûler pour une autre dans son coeur.
Le mur coulissa de manière à regagner sa place habituelle, et il fit de nouveau illusion. Des rideaux rouges se laissaient pendre au-devant, afin de rendre la chambre encore moins insoupçonnable, si d'ordinaire cela était possible. Myrah était là. Dans sa cabine à lui. Des poignets délicats, une poitrine de môme plutôt adorable, un fessier qui ne laminait pas, un sourire de godiche qu'il plaça automatiquement sur le compte de la candeur. Les mains croisées dans le dos, se tordant les doigts de gêne, l'enfant baissait la tête face au pirate comme s'il fut son père et qu'il s'apprêtait à la gronder avec la plus grande sévérité.

- Je suis désolée, s'excusa-t-elle, d'avoir fureté dans votre cabine.
- Tu n'aurais pas dû, lui fit Franco pour toute réponse en ôtant son tricorne à plumes afin de le déposer sur le bureau.

À côté de la chambre minuscule, sa cabine à lui où il ne manquait de rien évoquait un palace.

- C'était qui qui vivait là ? Se hasarda à demander Myrah. Vous avez eu une femme ?

Il lui vint alors à l'esprit que Franco Guadalmedina était peut-être bien veuf. Mais il sut trouver le ton pour la consoler.

- Non. Tu es la seule, je te le promets.

Sa parole sous le timbre, sec comme la lanière d'un fouet parfois, faisait autorité. Il ouvrit les doubles portes en verre d'un buffet et en sortir deux verres. Dans son dos, la jeune Myrah n'osait plus trop parler, évoquer l'incident qui venait d'avoir lieu. S'assurant d'un regard que l'enfant ne voyait rien de ses faits et gestes, Guadalmedina combla les deux chocolats qu'il était en train de préparer avec une cuillère d'eau chaude, une cuillère de miel et plusieurs de rhum fort. Il tendit la tasse à Myrah.

- Oublions cela, dit-il. Tu ne retourneras plus jamais là-bas de toutes façons. Tiens, bois.

Elle vint s'asseoir sur la chaise qu'il avait tiré pour elle tandis que lui-même s'était assis sur son lit. Il leva le bras au-dessus de son front, chopine en main.

- Santé.

Myrah grimaça d'abord en sentant l'alcool, mais comme le goût prononcé et sucré du chocolat l'emportait sur le reste, elle ne se plaignit pas et descendit à petite lampée la boisson que le pirate venait de lui offrir si généreusement. Cette politesse était autre chose que celle que Franco pouvait avoir, même dans ses bons jours. Par delà ls hublots de la cabine, on pouvait voir la nuit et les étoiles défiler. Et comme, en bon prédateur, le Loup avait les bons mots pour distraire l'enfant, la garder entre ses griffes en confiance et lui intimer la parole à son tour, il put la forger à sa guise avec plusieurs verres de chocolat identiques au premier. Alors il sembla à la petite que son front était chaud et que les étoiles dehors dansaient sur l'océan de ciel clair.

- Bon, je vous ai assez importuné monsieur Guadalmedina, s'excusa-t-elle. Il faut que je rentre, maintenant.

Elle se leva de sa chaise et, un instant, la surprise du plancher roulant l'emporta sur son audace habituelle. Franco avait été plus prompt. D'un geste sec du poignet, il avait fait rouler la petite clé en or dans la serrure des doubles portes. ''clic''. Verrouillées.

- Allons petite. Il est trop tard pour que je te laisse rentrer seule. Teikoku est dangereuse la nuit.

La cape noire qui se répendait derrière son dos ne faisait qu'allonger son ombre et aggrandir sa taille. Mais la jeune Myrah n'avait pas peur du Loup. Elle se frotta les yeux, bagayant quelque chose. Il s'écarta alors des portes, la portant presque jusqu'au lit.

- Tu peux dormir ici si tu veux.

Elle s'y était allongée, balbutiant un ''merci monsieur''. Elle n'avait pas osé comprendre. Franco lui, s'était retourné. De nouveau, son pas discret avait rejoint son bureau. Guadalmedina porta à sa gorge une coupe de vin rouge, qu'il descendit sec. Il fit alors couler dans une écuelle de l'eau, sans se presser. Il porta à ses dents son gant de cuir, se servit de sa main nue pour ôter le second, se soulagea de ses bagues en or dur. Puis il se passa les mains sous l'eau afin de les nettoyer. Dans son dos, la jeune enfant appelait son nom, se sentant soudain très seule dans l'immensité de la cabine du capitaine de l'Alvaro De La Marca.

- Monsieur..appelait-elle.

Il se soulagea également de sa cape qu'il posa sur le dossier du fauteuil, face à son bureau. Par-dessus ce dernier, une lettre de marque hachurée de plis était posée. Franco la relut, rapidement :




''Le directoir exécutif permet au nom de Guadalmedina de faire armer et équiper en commerce et en guerre un vaisseau de rang nommé Alvaro de la Marca, le mettre en état afin de courir sus tous les ennemis de la Monarchie Teikokujin et sur les pirates, forbans, gens sans crédit, en quelques lieux qu'il pourra les rencontrer, de prendre et amarrer prisonniers avec leurs navires, armes et autres objets dont ils se seraient saisis; à la charge pour le Roy, et de se conformer aux ordonnances et lois concernant la marine du Nouveau Monde. 
L'exécutif royal invite toutes les puissances amies et alliées du Nouveau Monde, et leurs agents, à donner au dit Capitaine toute assistance, passage et retraite en leurs ports, avec son dit bâtiment et les prises qu'il aura pu faire, offrant d'en user de même en pareille circonstance.

Ordonne aux Commandants de vaisseaux de Teikoku, de laisser passer le dit Franco Guadalmedina avec son bâtiment, ses gens, et ceux qu'il aura pu prendre sur l'ennemi, et lui donner secours et assistance.



Kafkon Samuel, Sa Majesté Roy de Teikoku"





Il se débrailla, fit glisser fourreau et ceinture sur le bureau. Les armes en se posant provoquèrent un heurt sonore qui ne fit pas tressaillir Myrah.

- Monsieur Franco, dormez avec moi ce soir.

Et elle dit dans un dernier soupir :

- Je veux vous sentir près de moi.

Il élargit un sourire sous sa moustache pour cette gamine qui, du haut de ses treize ou quatorze ans, « voulait ». Il se servit de ses doigts mouillés afin d'étouffer la flamme des bougies qui se consumaient ça et là. Il n'en garda éveillée qu'une. La séduction lui sembla alors terriblement ennuyeuse maintenant qu'il pouvait forcer sa proie. Toute cette comédie, à la vérité, l'agaçait. L'enfant était propre à gober le hameçon qu'il lui voulait tendre. Pourquoi les hommes devraient-ils mourir tandis que les monstres et les arbres de la forêt, eux, sont immortels ? songea-t-il sans un mot. Il pensa à son héritier. Myrah cette nuit là, était comme le vin. Elle s'était habillée d'une robe rouge pour plaire, ondulait pour se faire désirer et se parfaisait de senteurs d'été. L'enfant était trop jeune pour savoir que le plaisir n'était qu'un instant éphémère. À l'égale de la bouteille elle était destinée après un soir de débauche en dévotion à finir à la cave tristement oubliée et, au lieu de ses désirs, Franco l'ouvrirait puis elle finirait vide et amère. Il vint se coucher près d'elle, et elle sentit ses deux bras se refermer sur son corps.

- Colle toi contre moi, murmura-t-il. Plus près. Là, c'est bien. Tu ne sens rien ? Tu as peur ?

Ses actions déjà étaient sous la direction d'une fièvre que Myrah n'avait jamais vraiment connue. Il lui dit à l'oreille.

- Retrousse ta robe et serre-la avec tes dents. Je vais te montrer.

~



Franco Guadalmedina, la chemise bien blanche flamboyant au milieu de la nuit sans lune, menait son armée ! Ce fut bientôt une véritable horde de pirates, de sauvages nus et de bêtes qui s'abattirent, d'un même poids, sur les murs et les portes de la maison ! Le enfants d'Arwa firent céder les grilles de tout leur poids, puis se précipitèrent à l'intérieur avec des cris d'aliénés ! 

- Camarades ! Alvaro, avec moi ! MAINTENANT !

Franco sortit alors de la besace accrochée à sa selle une bouteille de verre, d'aspect ordinaire, qu'il envoya de toute sa force se fracasser sur les fenêtres de la maison ! Une explosion retentit ! Bientôt imitée par des dizaines d'autres ! Tous les pirates balancèrent alors par les fenêtres des bouteilles remplies des fonds de poudre dont on disposait, de grenaille, de chevrotines, de morceaux de fer et de plomb surmontées de mèches qui mettaient instantanément le feu à la charge !

Alors on pénétra à l'intérieur de la maison ! Les enfants d'Arwa, les corps encore plus souples que ceux des chats, bondirent par les fenêtres, emportant dans leur élan les derniers morceaux de verre que les bombes n'avaient pas emportées ! Et tandis que la fumée des explosions faisait rage, la chemise blanche se dessinait soulignant les yeux gris ! Un pistolet amorcé en main, un autre passé à son pantalon, le pavillon du Loup noir noué autour de son bras, ce Franco Guadalmedina aux deux oreilles intactes, cet Ikraa vengeur et assoiffé de sang entendit une voix d'onyx s'élever à ses côtés !

- RICKARDO, IMMONDE RAT ! SORS DE TON TROU ET RÉGLONS NOS COMPTES ! LE LOUP CETTE NUIT EST VENU POUR TOI ! 

Alors, au cœur de cet enfer de fer, de sueur, de bêtes et de flammes déchaînés, Franco aperçut un homme qui le dévisageait du haut du balcon de la demeure. Et, tandis que les troupeaux de flibustiers accouplés aux sauvages d'Arwa ravageaient les jardins et assassinaient à dextre et à senestre tout esclave ou domestique qu'ils trouvaient, Franco crut voir l'homme, Rick, sourire. Hissé en selle aux côtés de Wallace, un pistolet en main, il hurla alors, bouillonnant de haine et d'adrénaline :

- C'EST LA NUIT DES LOUPS !

Les bœufs et les vaches, rudoyés et houspillés par les cavaliers et les guerriers enfoncèrent même les portes gigantesques qui fermaient le pavillon. Franco hurla ses ordres ! On pénétra à l'intérieur de la demeure de la mafia comme un couteau dans du beurre ! L'objectif de Guadalmedina était vérouillé. Du haut de sa selle, derrière Wallace qui portait la chemise blanche à sa place, il lui indiqua le dernier étage de la maison ! Alors que les animeaux, paniqués, ressortaient de ce piège à l'intérieur duquel ils venaient de tomber, les guerriers et la Flibuste renversèrent murs et meubles, brisant l'argenterie, les tables ! On décrocha les fusils et les aquebuses exposées au mur ! Les enfants d'Arwa fracassèrent le crâne de plusieurs négresses à coups de gourdins et de pieds ! Franco et Wallace se firent meneur d'un bataillon ; ils descendirent de selle et empruntèrent au pas de course les escaliers ! On les suivit en hurlant comme des possédés ! Guadalmedina dévala ainsi les trois étages de la villa comme une flèche. Arrivé au dernier étage, là où devrait se trouver le balcon, il enfonça toutes les portes à coups de pieds, pistolet en main ! Comme il ne trouvait pas ce qu'il recherchait, il repartait en courant, et alors les guerriers des Îlets sauvages s'y engouffraient tels des fauves, cherchant quelqu'un, peu leur importait qui, mafieux ou esclave, homme ou femme, à déchirer de leurs dents ! Lorsque Franco arriva au bout du couloir, il fit rapidement face à une double porte renforcée. Il ne parvint pas à l'enfoncer, même avec l'aide de Wallace, car la porte était vérouillée.

- FUYEZ POUR VOTRE VIE CAR VOUS NE POUVEZ PLUS VOUS CACHER ! Annonça-t-il en héraut par derrière le bois lourd. C'EST LA NUIT DES LOUPS, CARACCAPA ! FUYEZ POUR VOTRE VIE CAR VOUS NE NOUS ÉCHAPPEREZ PAS !

Arrivés derrière lui, sa troupe de guerriers sauvages ! Les géants d'Arwa se jetèrent tels des diables sur les portes ! Tous ensemble, à coups de poings, de gourdins, de masses, de pieds. Une fois ! Deux fois ! Trois fois ! CRAC ! Les portes commencèrent à céder et les sauvages dégagèrent une entrée à Guadalmedina et Wallace ! Bientôt, la Flibuste et les sauvages les imitèrent !
Personne.

- C'est quoi ce bordel...

Car Guadalmedina était persuadé d'avoir aperçu sa cible au balcon de la villa précédemment, lui souriant avec arrogance ! Face à eux, il n'y avait qu'un immense bureau en bois d'ébène, encadrée de grandes bibliothèques regorgeant de recueils. Les enfants d'Arwa, peu soucieux d'éducation avaient déjà tout renversé sur le sol en montrant les crocs et en hurlant comme les bêtes enragées qu'ils étaient. Ce ne fut que lorsque Wallace s'avança vers le balcon, aux fenêtres grandes ouvertes, et qui se trouvait derrière le bureau, qu'il cria en entraînant Franco avec lui !

- C'est un piège !

Le Roi Pirate eut tout juste le temps d'apercevoir la quantité effrayante de barils emplis de poudre que la mafia avait entassé derrière le bureau et allumés ! Une dizaine de mèches crépitaient et d'ici une paire de secondes tout allait sauter un en éclair ! Entraînant Franco par le bras avec lui, le Second de l'Alvaro de la Marca gagna les escaliers afin de rejoindre les étages inférieurs ! Mais ils n'eurent pas le temps d'aller plus loin et une détonation assourdissante retentit à l'instant où Wallace et Franco se jetaient par l'une des nombreuses fenêtres de la villa ! Une tornade de feu s'éleva dans le ciel noir ! Des centaines de bêtes et de diables pullulèrent consummés vifs dans cet abominable bûcher final de l'enfer !


Spoiler:



Le feu enleva Franco et Wallace si haut dans le ciel que ce fut ce qui les empêchèrent d'être mêlés parmi les débris qui les auraient hâché en pièces comme le fut une bonne partie de leur armée ! La tête de Guadalmedina lui tournait abominablement. Il rendit le sang par le nez et les oreilles et un instant, il fut pris d'une épouvantable surdité tandis qu'il mâchouillait sans comprendre des caillots de sang. Il brûlait avec une soif de damnée ! Son corps était sur un grill, sec comme des cendres chaudes sans une goutte de transpiration. Sur les nombreux arbres en flammes des jardins où Franco avait atteri pendaient en grappes, comme des fruits vivants, des dizaines de cadavres de pirates ou de sauvages que le souffle de l'explosion avait projeté également. Il faisait chaud comme dans la gueule d'un four. Franco mit un instant avant de réussir à se redresser, son corps entier le suppliciait. Tout autour de lui, les survivants qui n'avaient pas encore eu le temps de pénétrer dans la villa, ou au contraire, qui avaient réussis à en sortir à temps, se relevaient douloureusement. Le Loup de la Passe chercha son frère Wallace du regard, ses pupilles gorgées de sang visant comme des bouches d'arquebuses chaque silhouette que sa vision brouillait. Mais ce qu Franco vit alors sous la lune rouge était encore pire que tout ce à quoi il aurait pu s'attendre.

Jaillissant des flammes et menant le train d'un hérétique, un homme au visage austère et pâle, que la barbe coiffée encadrait sous la nuit jaillit. Un homme ? Aucune trace de cendre ou de suie sur son visage. Impeccablement vêtu, il paraissait venir droit d'un autre monde. Il endossait un costume impeccablement repassé et propre et tenait à bout de main une canne noire en bois de rose à pommeau d'or. Un instant, le vertige de Franco se noya dans les délires. Lui qui avait fait un métier de son art, ou plutôt un art de son métier, les deux appellations fonctionnaient, sentit le sol se dérober sous ses pas. Lorsque Rick sourit en constatant que sa ruse avec les barils de poudre avait fonctionné, deux crocs blancs parurent luire sous la lune de feu. Lorsque l'orage retentit au loin, la peau de Rickardo était la seule à briller sous la pluie. Tel était l'homme à la tête de la Caraccapa que Franco Guadalmedina avait provoqué en se proclamant Roi Pirate de Grande Lagoon ! Et cet homme là avait une armée qui se pressait dans son dos, disloquée, crapotant, encore fûmante, toute rompue. Jaillissant à son tour de la fumée noire et des flammes, une horde de cadavre qu'une magie noire animait se dressait à présent face à Franco et son armée ! Une armée que Franco connaissait bien puisque les guerriers n'étaient autres que ses propres hommes, pirates et une majorité de fils d'Arwa qu'il avait mené lui-même au cœur des flammes afin qu'ils y périssent. Rick était un vampire !

Le pauvre attirail de ces pantins disloqués, grognant, leur peau calcinée révélant parfois les os rougis, la chair totalement fondue sur leur visage tordus par le souffle du feu paraissait amuser le vampire qui les animait. Rickardo jubilait, avançant d'un pas lent, à la tête de cette armée de morts-vivants. Les jardins de la Caraccapa étaient devenus un immense caveau de putréfaction. Et tout ce que Franco voyait se dresser contre lui aujourd'hui, c'est lui qui l'avait créé. La Flibuste en souffrance allait à présent devoir se battre contre ses propres frères ! Et plus d'une centaine de guerriers noirs des Îlets Sauvages que la Mort animait ! La Mort qui avait ce soir, pris la forme d'une étincelle puis d'une tornade de feu pour trouer le ciel comme un voile ! Guadalmedina n'avait plus le temps de chercher Wallace ! Déjà, Rick avait lancé sur les pirates et les quelques sauvages survivants sa horde de cadavres et ces derniers se jetaient sur eux pour les dévorer vifs ! Franco se saisit de sa rapière en argent massif, par miracle toujours dans son fourreau, et attaqua !

- CAMARADES, À VOUS ! RENVOYEZ-MOI CES FILS DE PUTE SOUS LA TERRE POUR QUE GRANDE LAGOON VIVE DANS LE SOLEIL !

Il se sentit plus audacieux après ces mots hurlés à la face de la Mort, quoique extrêmement faible. Il fallait survivre ! Alors Franco fit un avec sa lame, et il attaqua car aucun autre choix ne s'offrait à lui ! Déjà autour de lui, les premiers guerriers, les fils d'Arwa, se relevaient douloureusement et repoussaient les charognes en chair qui se précipitaient sur eux ! Cela donna du courage à la Flibuste agonisante et les marins de l'Alvaro, ces hommes qui s'étaient ri du gibet, qui s'étaient ri du canon, qui s'étaient ri de Teikoku, du poignard et des révolutions, et qui se riaient ce soir de la Mort ! L'acier trancha la chair et le sang succéda aux flammes ! Plongé dans des souffles de haines et de douleur, Franco Guadalmedina, le visage brûlé par la cendre, assassinait d'estocs et de revers ! Il releva l'un de ses hommes, tombé sous l'assaut de plusieurs charognes animées ! Sa rapière perça en pleine tête d'un des enfants d'Arwa mort puis relevé, et il le renvoya à la poussière pour de bon ! D'un volte-face, il en perça un second puis un troisième, regrettant de ne pas avoir de sabre afin de les démembrer avec plus d'efficacité !

- Relève-toi ! Cria Franco à José qui basculait. Si tu te bats comme un loup, tu ne crèveras pas comme un chien ! Ceux qui tombent à terre restent à terre !Pas de pitié ! Pour personne !

Alors, au cœur de ce carnage, Franco repéra son cher Wallace ! Vaillant, fier comme à son habitude, le Second sous son bouc et sa moustache noire se battait avec ardeur et décapitait de son sabre l'un après l'autre ses adversaires ! Il entendit alors Rick crier à l'attention de ce faux Franco, à plusieurs pas de lui :

- Descends du trône Franco et suis-moi au fond de l'abîme !

Mais Wallace, pressé par une ligne de zombies, n'avait pas entendu le vampire ! Franco courut sur lui, rapière en avant !

- Non !

La pluie morte puait autant que le vent et que la horde ! Franco allongea son bras, voulut transpercer la poitrine de ce vampire une bonne fois pour toute, mais il s'était annoncé et Rick avait des réflexes ! Il dévia le coup du plat du bras avant de lui expédier en plein estomac une rouée du poing qui le fit s'élever à plusieurs pas du sol ! Il retomba plus loin, le ventre retourné, la rapière loin de son poignet et sonné. Rick dégaina alors de sa canne une lame presque aussi fine qu'une aiguille et, piégé par sesyeux que la magie grise abusait, il alla chercher Franco. En vérité Wallace !
Ce dernier ne vit qu'au dernier moment le monstre de noirceur qui s'annonçait ! Wallace para la lame de Rick avec son sabre en un éclair qui lui sauva la vie ! Mais le vampire ne désirait point se limiter à cela. Il enchaîna coups sur coups et les deux fers se frottèrent et se cognèrent l'un contre l'autre au milieu d'un effroyable tintamarre ! Wallace, trop fatigué pour lutter longtemps contre un vampire, perdait rapidement du terrain ! Pour lui désormais, le Mage le savait, tout n'était plus qu'une question de temps. Rick l'avait déjà percé plusieurs fois et il rendait le sang comme une fontaine !

- C'est tout ? ragea le vampire. Je m'attendais à plus de résistance que ça venant du ''Roi Pirate'' qui a osé me défier !

pfuiiit. La lame de Wallace vola dans les airs, emportée par une fine rotation du poignet de Rickardo ! La main du Second se brisa sous la force surpuissante de celle du vampire ! L'on entendit nettement les os des doigts se briser sous le regard alternativement cruel, pervers et implacable de Rick se délectant des cris de sa proie ! Le vampire le perça encore et encore du bout de sa lame puis, lassé de ce petit jeu sans résistance, il envoya Wallace racler le sol sur plusieurs mètres d'un formidable coup de poing au ventre qui lui éclata quelques côtes ! À demi vif, l'homme sombra alors dans des ténèbres qui n'appartenaient qu'à lui. Rickardo s'avança, d'un pas léger, ses crocs luisant sous la pluie. Charmé de sa force et plein de sa grandeur. Alors il le vit. Le visage véritable, inconscient, de l'homme qu'il venait de tuer. Et ça n'était pas celui auquel il s'était attendu !

- Magie Grise ! Hurla-t-il plein de colère. Tu n'es pas...

Mais Rickardo n'eut pas le temps de terminer sa phrase car, perçant entre ses deux seins, la fine rapière de douze pouces d'argent de Franco Guadalmedina jaillit sous les étoiles hurlantes.

- Franco ? termina-t-il la phrase en enfonçant la lame de toute sa force entre les chairs livides. Non, c'est vrai. Je suis juste derrière toi !

Il fut étrangement sensible au sang noir qui giclait du poitrail du vampire hurlant sa douleur ! Un hurlement long, infini, glacial et inhumain. Il fallait sans doute remercier là Madame De Fleurimont qui s'inquiétait pour l'autoproclamé Roi Pirate de Grande Lagoon. Suite à ses supplications, Franco avait accepté de renforcer sa garantie contre la Non-Mort en se faisant forger cette rapière en argent pur ! Et l'argent brûlait la Mort comme les flammes ce soir-là avaient brûlé la vie !

- Que la Caraccapa apprenne cette nuit. La Flibuste est comme le loup blessé, qui se tait pour mourir. Mais qui mord le couteau de sa gueule qui saigne !

Et il enfonça la lame jusqu'à la rondache ! Lorsqu'il la retira enfin, Rick s'écroula dans un ultime hurlement. Une seconde d'après, toutes les charognes profanées s'effondrèrent aux pieds des arbres comme si un marionnettiste invisible avait coupé les fils de ses pantins de chairs. Être encore debout au milieu de cette bataille terminée, de ce champs aux centaines de morts, cadavres de bêtes, d'esclaves, de pirates, de sauvages et de vampire, cela prouvait la valeur des survivants. Sans qu'il daignât récupérer sa rapière en argent, Franco se sentit dans un étât extrêment faible et il vomit du sang sur l'herbe. Un instant, il sentit les bras solides de ses hommes le supporter, lui demandant où était-il touché et si tout allait bien, mais ça n'était pas pour son sang répendu que le pirate se pâmait ! Il trouva la force de se redresser et alla choir près de Wallace qui respirait encore, percé de toutes parts. Rapidement, Franco examina les blessures de son Second. Il s'était battu pour lui, sous ses traits, et avait enduré les coups qui lui étaient destinés à lui avec la dernière valeur. Franco mit un doigt dans l'une des plaies, celle qui siagnait le plus, afin de se rendre compte de sa profondeur. Wallace ouvrit un œil. Du sang coulait de la comissure de ses lèvres pâles.

- Ca y est ? articula-t-il si faiblement que Franco dut approcher son oreille de ses lèvres pour entendre. Tu..l'as..eu ?
- Oui.
- Un putain...de vampire...

Il toussa.

- Tu choisis bien...tes ennemis, enculé. Franco...
- Je ferai plus attention la prochaine fois, promit Franco.

D'un geste sec, il déchira ce qu'il restait de son propre habit afin de couvrir les plaies de Wallace.

- Reste avec moi Wallace. Pense à la mer de l'Archipel qui nous attend. Argentée sur la droite. Indigo au centre, émeraude sur la gauche.

Mais le Mage Gris venait de sombrer derechef. Franco ordonna alors à tous les survivants valides de fabriquer avec les branches des arbres une civière pour transporer jusqu'à l'Alvaro De La Marca son cher frère. Et comme Wallace avait toujours été homme apprécié de tous, les fibustiers s'exécutèrent avec une volonté de fer, dans la mesure de leurs moyens. Déjà quelques paysans vivant aux allentour se pressaient dans les jardins de la Caraccapa et aidaient les survivants, portant assistance aux pirates blessés. On ramena plusieurs chevaux pour hisser les morts et ceux qui ne pouvaient plus marcher.

- Seigneur Franco, dit José. Venez voir ça !

Traînant sa carcasse sur des dizaines de mètres, laissant derrière lui un sillage de sang noir, Rickardo paraissait lent à mourir. Le corps tordu de convulsions et plein d'une lente haleine de souffrance, le parrain de la Caraccapa paraissait vouloir tout fuir. Même la vie. Franco ordonna qu'on lui apporte des chaînes, solides, et il lia lui-même son ennemi vaincu. Il se hissa tant bien que mal en selle, la tête lui tournant, le corps brisé, traînant dans sa main les chaînes qui traduisaient le vampire agonisant dans la poussière des sentiers de Santa-Sarah. Franco demeurait trop épuisé pour les grandes cérémonies, mais il lui restait un dernier engagement à honorer. Ainsi, il gagna la place principale de l'île. Là où, la veille, il avait fait pendre les deux paysans que ses hommes l'avaient vu appréhender. On alluma dans la nuit rouge un feu de joie afin de signaler à Grande Lagoon la victoire du Loup sur la Mort. Si on laissait faire la Caraccapa pus longtemps, annonça Franco, elle aurait tondu le lion en caniche ! Il fit donc un exemple, avec Rick. Et il le voulut capabe de marquer tous les esprit au fer rouge. Le vampire fut lié sur une immense croix plantée en terre et l'on cloua ses poignets et ses chevilles sur le bois lézardé. Franco embrasa lui-même ce bûcher-là. Mais il savait que ça n'était pas suffisant. Alors, tous sur Santa-Sarah, pirates, sauvages, paysans, esclaves, purent assister, silencieux comme des rocs, au lever de l'aube. Et Lothÿe se chargea lui-même de mettre un terme aux jours impérissables du parrain ! Brûlé par le feu divin solaire sous les flammes des hommes, c'est encore en hurlant que se dépeça avant de fondre le vampire crucifié.

- La terre aurait mieux fait de remplir sa gueule pour le faire taire, cracha Franco. Les morts ont horreur du bruit.

Il se tourna alors vers ses hommes, après un dernier regard pour Wallace et la quantité infinie de blessés que le convoi traînait dans son silage.

- Nous rentrons, annonça le capitaine de l'Alvaro De La Marca. Sur Puerto Blanco.

Et il serait effectivement rentré sans tarder si, en face de lui ne se dressait pas Valentino encadré d'une cinquantaine de soldats en armure ! En une seconde, la place centrale de Santa-Sarah se retrouva remplie de monde !

- Valentino...-il crut que ses yeux le trompaient- Qu'est-ce que vous venez faire là ?

Derrière l'Élu de Nerel se tenait, bien droit avec son singe posé sur l'épaule, le Capitaine Ashqar el Mardos qui tirait une tête d'enterrement. Franco leur aurait bien araisonné à tous deux le groin à la mitraille ! Mais son corps ne le portait plus. Le torse nu, le peu de vêtements qu'il endossait encore, plus le poids de sa rapière et du pistolet passé à sa ceinture, parut lui peser une tonne !

- Valentino...qui gouverne Puerto Blanco, si vous êtes ici ?

S'il eût consenti à discuter la chose avec Franco, Valentino aurait pu répondre qu'Anabelle assurait la régence en son absence. Mais il n'était visiblement pas là pour ça.

- Je viens pour t'arrêter, Franco. lâcha-t-il simplement.

Ses oreilles bourdonnaient tant qu'il crut avoir mal entendu. Il ne pouvait qu'avoir mal entendu !

- Valentino, le trône du Roi Pirate et l'équilibre de Grande Lagoon sont un géant à l'assise fragile dont tous souhaitent la chute. Tu viens là pour quoi, exactement ?

Énervé, migraineux, Guadalmedina était passé au tutoiement, agressif, sans même s'en rendre compte.

- Ca te plaît de chevaucher l'orage et jeter au diable le reste ?

Et à présent, le Loup haletait comme une bête ! La tention était montée au sein des pâturages et des champs de Santa-Sarah. De nombreux paysans essayaient de toucher Valentino, véritable prophète de Nerel à leurs yeux, presque une divinité, et les gardes de ce derniers les tenaient à distance du bout de leurs sabres ou de leurs lances.

- En toute entreprise, il faut considérer la fin. répondit Valentino avec un petit hochement de tête. Une bonne action peut être une mauvaise action. Qui sauve le loup tue les brebis.
- Sans déconner ?

Franco s'était avancé d'un bon pas vers le récent Gouverneur de l'Archipel. Il tenait à peine droit.

- Valentino, répéta-t-il. Sans déconner ?

Et il geula en levant les bras.

- Je viens de tuer un putain de vampire !
- Franco, ne te méprends pas. Je viens pour te mettre aux fers.
- Je viens de faire ton travail ! Mes hommes ont besoin de soins sans tarder ! Regarde-nous ! Je dois retourner à l'Alvaro sur le champs !
- Tu as assassiné des paysans innocents hier.
- Et alors quoi ! geula Franco les yeux injectés de sang. C'étaient des traîtres à ma cause que j'aurai mieux fait d'écarteler pour l'exemple ! On tue un homme, on est un assassin ! On tue des millions d'hommes, on est un conquérant ! On les tue tous, on est un Dieu !

Comme Valentino le dévisageait, silencieux, Franco Guadalmedina dégaina sa rapière. Le sifflement de l'acier contre le cuir lorsqu'il l'extirpa de son fourreau fut entendu par tous.

- Laisse-moi passer. Nous regagnons l'Alvaro De La Marca. Je dois soigner Wallace.
- Franco, je t'en prie. Comment peux-tu faire le poids dans ton état ?
- Si tu veux ma peau. Viens la chercher. laissa tomber le Roi Pirate.

Á un stade si avancé des hostilités, l'affrontement devenait inévitable. Franco attaqua le premier dès que Valentino eût tiré également sa rapière !

- IL EST TEMPS QUE QUELQU'UN ICI REMETTE UN PEU LES ÉLUS DIVINS Á LEUR PLACE ! TU VAS T'ÉCRASER FACE AU LOUP, VALENTINO !
- Tu espères me donner une bonne leçon alors que tu ne tiens pas même sur tes jambes, Franco ?

La suite fut hélas brève. Voler, c'était l'habitude du Loup. Et tuer, il le faisait très souvent. Cependant, son corps n'était plus en état de supporter quelqonque assaut que ce soit. Franco était trop sanguinolent, peu remis de son combat destructeur contre Ikraa le jour d'avant-veille, et surtout trop fiévreux pour deviner les mouvements de poignets de Valentino. Ce dernier le perça en plusieurs points du bout d'une botte que Guadalmedina ne vit venir ni la première, ni la seconde, ni la troisième fois. Et lorsqu'il se remit en garde pour tirer à botte nommée d'une portée folle sur son adversaire, tenant hors de mesure avec une garde des plus imposantes, les trois touches de Valentino firent mouches et, en une même secondes, Franco éclata en sang puis, après un dernier pas, s'écroula dans les bras même de son adversaire ! Il semblait être venu à bout de tous les excès que le monde lui autorisait.

- La Caraccapa...J'ai fais ton putain de travail. Tu devrais me remercier, plutot...
- Je suis désolé, dit Valentino.

On arrêta Franco qui n'était plus en état de dompter qui ou quoi que ce soit. Il sentit qu'on lui passait les fers autour des poignets. Ses hommes se rendirent car ils comprirent vite l'inutilité d'un affrontement avec les soldats suréquipés de Valentino Tarenziore. Hissé sur un cheval, Guadalmedina titubait sur la selle tandis que le Gouverneur les emmenait tous captifs au petit Port de Santa-Sarah ou les attendaient, dociles sur leurs ancres, la Caimán et le noir Alvaro De La Marca. Bon prince, Valentino fit ferrer Franco à bord de ce dernier, isolé de ses hommes. ''Puisqu'il tenait tant à rejoindre son navire, accordons-lui cette faveur.'' avait dit l'Èlu de Nerel. Tous les autres prisonniers étaient montés à bord du navire de Valentino. Les trois bâtiments mirent à la voile, le cap sur Puerto Blanco. Madame avait les commande de la Caimán. Un sous-fifre de Valentino barrait le navire avec lequel ce dernier s'était rendu jusqu'à Santa-Sarah arrêter le Loup de la Passe. Valentino et sa fille, Comnena, étaient à bord de l'Alvaro De La Marca. Franco quant-à-lui, sombra dans les ténèbres dès l'instant où la sombre grille de sa geôle s'était refermée en grinçant sinistrement. Ses yeux flambaient, son sang suintait. Et dans ses pires cauchemars, il revécut en boucle son duel contre Ikraa sur la plage des Îlets Sauvages, quatre jours plus tôt.

~



Kalsang gonfla ses poumons d'air et frappa de toutes ses forces ! Le plat de son sabre avait rencontré celui de son adversaire. Javier, en combattant aguerri, prit le temps de se repositionner. Kalsang savait qu'il s'exposait depuis plusieurs minutes à diverses variétés de morts subites. Son adversaire n'avait rien d'un novice dans l'art de manier le sabre ! Kalsang arrêta de justesse une botte qui avait pour but de le toucher à l'épaule et il rééquilibra immédiatement sa garde ! En cas de fouetté un peu trop brut de son ennemi, se dit le jeune Seigneur Pirate, il y laisserai sa peau. Il para et attaqua de nouveau ! Le bruit que faisaient les lames en s'entrechoquant lui faisait tourner la tête. Kalsang avait trente Tours aujourd'hui même et il songea que cela serait dommage de mourir le jour de son anniversaire. Aujourd'hui, la Flibuste reprenait ses droits sur Puerto Blanco. Les Seigneurs Pirates prenaient le trône du Loup et investissaient la maison du Gouverneur ! Kalsang se concentra sur le combat qu'il menait. Il recevait de Javier, le chef de la Garde de Valentino, des coups puissant. Alors son adversaire perça sa défense et il sentit la lame de son sabre percer sur l'os ! Il lâcha son arme avec un cri et tomba au sol. Son adversaire ne lui laissa pas le temps de crier plus longtemps ; déjà il avait levé haut son arme, prêt à clouer le forban au sol ! Mais juste avant qu'il n'ait eu le temps d'abaisser ses bras, deux coups de feu retentirent entre les murs du palais. Puis deux trous rouges s’agrandirent sur le corps de Javier. Alors, jaillissant comme la foudre, le vétéran Kiang Choï Léong apparut. Il portait deux pistolets à bouts de bras et en quelques secondes, ce fut fini pour le tout nouveau chef du régiment de renom pour Puerto Blanco !

- Relève-toi gamin ! Ne reste pas au sol. Ceux qui tombent à terre restent à terre ! Pas de pitié ! Pour personne !

Les jambes encore tremblantes, le Seigneur Pirate Kalsang se releva. Il se saisit de son sabre que son confrère lui tendait après avoir rangé son pistolet.

- Ca y est ? demanda-t-il. Nous avons pris le palais ?
- Le Profanateur a déjà le cul posé sur le siège de Nerel, confirma Léong avec un hochement de tête.

Kalsang respectait le vieux pirate, Kiang qui venait de l'est, là où se levait le soleil. Sous la directive de Franco, les deux hommes naviguaient de concert sur la Passe depuis plusieurs Tours maintenant. Ils s'étaient tous deux considérablement enrichis avec la piraterie sous le Loup noir.

- Et le reste des gardes ? Nous les avons tous tués ?
- Loin de là, répondit Léong. La plupart d'entre eux sont en déroute ! Ils ont compris que leur nombre était trop restreint face à la Flibuste de l'île. Ils ne s'attendaient ni à ce que nous les attaquions, ni à ce que nous soyons si nombreux à le faire.
- Et les autres ?
- Quels autres ?
- Ceux qui n'ont pas fuis la villa. Ceux qui sont restés fidèle à Valentino jusqu'à la mort ?

Tout autour d'eux dans une étrange brume sonore, comme un rêve presque effacé, reposaient les dizaines de corps sans vie des soldats de Valentino.

- Et bien, dit Kiang Choï, leur fidélité les honore...
- Je n'aime pas ce qu'on a fait, avoua à son confrère Kalsang. Valentino nous tuera tous.
- Il n'en fera rien, assura Léong.

Á cet instant apparut alors Samokaab, dit le Profanateur. Avec Madame qui demeurait absente, ils formaient tous les quatre la totalité des Seigneurs Pirates de Puerto Blanco. Aux pieds du géant noir peinturluré de poudre blanche mêlée au sang des soldats, une femme se tenait recroquevillée sur elle-même. Elle n'avait rien pu faire face à cette attaque fulgurante de pirates habitués à tuer. Cette femme, c'était l'épouse de Valentino Tarenziore.

- Il n'en fera rien, tant que nous tenons sa femme.

Kalsang songea avec regret que la situation s'était envenimée à partir d'un rien. Si aucun des Seigneurs Pirates de Franco n'avaient levé le petit doigt afin de s'opposer à Valentino Tarenziore lorsque celui-ci était parti dans le but de le mettre aux arrêts, une première vague de mécontentement avait commencé à frapper la Flibuste de l'île. Valentino, visiblement, se riait du Loup. Autrement, pourquoi aurait-il quitté son île en fanfare et trompettes, annonçant qu'il s'en allait arrêter Franco ? Personne n'ignorait que, après les esclaves, la majeure partie de la population de Puerto Blanco était composée de pirates. Des pirates qui travaillaient pour Guadalmedina. Valentino avec sa note de chanterelle s'en était allé, et les Seigneurs avaient commencé à murmurer entre eux. Que Valentino parte réger ses comptes avec Franco, cela était leurs affaires. Qu'il parte l'arrêter et qu'il clame la chose officiellement, c'en était une autre. Il fallait empêcher le pouvoir de changer de camp.
Mais en réalité, l'étincelle qui avait mise le feu aux poudres n'était autre qu'Anabelle, cette femme du Nord que Valentino avait placé à la tête de leur île. Lorsque la femme de Valentino avait envoyé sa garde personnelle arrêter les trois Seigneurs Pirates que tout désignait comme les responsables de l'assassinat d'Eskam Dandélion, la révolte avait été immédiate ! La Flibuste s'était soulevée, elle était prête. On ne l'égorgerait pas comme un chien, on ne l'enchaînerait pas comme une condamnée ! La villa du Gouverneur était tombée entre leurs mains. Ils tenaient également le Fort de l'île et attendaient le retour de leur chef avec une grande impatience. Ils faisaient à Annabelle grâce de leur luxure dévorante en attendant Tarenziore. Les Seigneurs Pirates avaient parlé d'une même voix : personne ne toucherait la femme de l'Élu de Nerel. Après l'avoir interrogée, Léong dut néanmoins reconnaître que l'épouse de Tarenziore avait vu juste : toutes les preuves étaient contre La Flibuste dans cette sordide histoire d'assassinat sur la personne d'Eskam. La conclusion n'était donc pas difficile à tirer. Il y avait encore des ennemis sur Puerto Blanco. Les auteurs de l'attentat qui avait eu lieu dernièrement sur la Plaza Ariel, sans doute. Á présent qu'ils n'avaient plus à se soucier de mettre un frein à la volonté de leur irritation, tous attendaient le retour de l'Alvaro et du bâtiment de Valentino. Samokaab dit Le Profanateur fit enfermer Anabelle dans le Fort de Puerto Blanco et l'on débarrassa la grande villa des corps qui le jonchaient. Le cul bien enfoncé dans le fauteuil de Valentino, Samokaab posa ses deux bottes poisseuses du sang des morts sur la table. Il porta à sa bouche un fruit dans lequel il croqua avec délectation. Léong les abandonna là; il voulait se charger de l'occupation du Fort. Kalsang se sentait épuisé et la tournure des événements récents le terrifiait sans qu'il n’osa l'avouer tout haut. Il venait des Montagnes Noires et, en dépit de son jeune âge, avait déjà eu la chance de naviguer sous le pavillon de Brecianne Léocadas, à une lointaine époque. Il se rappella que la Capitaine Léocadas disait ceci à ses proches :

''La pratique du pouvoir absolu ne mène qu'à une lente corruption.''

On jeta les corps des gardes restés fidèles à Valentino au fond d'une fosse, puis on les recouvrit de terre en dernier hommage à leur valeur.

~



Franco entendit un bruit de pas. Des pas feutrés, qui venaient vers lui dans l'obscurité humide de sa geôle. Du fond de l'estomac de l'Alvaro De La Marca, le Loup de la Passe aperçut la jeune Comnena. Il ne prit pas même la force de se relever à l'intérieur de sa cellule. Assis, le dos posé contre le fond de sa cage, il ruminait. Mais la jeune Comnena s'était selon toutes évidences fait un devoir d'empêcher le Roi Pirate de s'ennuyer au cours du voyage. Il la gratifia d'un hochement de tête, saluant sa venue.

- Sois la bienvenue, Comnena. J'imagine que passé un jour sans me voir, le monde n'a pour toi plus de sens.

C'était une tentative d'humour. Pitoyable, reconnut-il. Comme d'habitude.

- Papa ne sait pas que je suis là, lui dit Comnena.
- C'est Valentino qui barre l'Alvaro ?
- Oui, répondit l'enfant en hochant la tête. Comment vous sentez-vous monsieur Guadalmedina ?
- Comme un morillo sanguinolant tout troué de banderillos.
- La dame au masque vous a pourtant soigné. Elle est restée près de vous toute la nuit dernière. Papa a ordonné une halte afin qu'elle puisse soulager tous les pirates blessés. Dites, c'est vrai que vous avez tué un vampire ?

Franco n'avait pas le souvenir d'avoir vu Calcite le visiter, mais néanmoins des flash prirent d'assaut sa mémoire encore douloureuse.

- Ah ça, fit-il en posant la tête contre le bois de l'Alvaro, j'aurai mieux aimé ne pas avoir à en affronter un. Comment va Wallace ?
- Je ne suis pas autorisée à vous dire ça.
- Tu n'es pas autorisée à être ici non plus, normalement.
- Monsieur Wallace, il va bien. Enfin je crois. Il va mieux, en tout cas.
- Il s'en sortira ?
- J'ai entendu papa le dire.

Franco fut soulagé du fond de sa prison.

- Tout le monde là-haut dort. Valentino aussi, sûrement. Tu es ici pourquoi, Comnena ?

L'enfant fournit un air désolé à son visage tout recouvert d'ombre. Elle tordait ses petites mains sur son ventre et Franco sut ce qu'elle allait dire avant même qu'elle ne le dise.

- Je n'aime pas trop que vous soyez en prison.
- Dis-le à ton père, ironisa-t-il. Il envisage de me faire pendre sitôt arrivé sur Puerto Blanco !
- Pourquoi ferait-il ça ? s'étonna l'enfant en écarquillant de grands yeux.
- Pourquoi se priverait-il de ce plaisir ?
- Vous nous avez hébergé longtemps avant que papa devienne gouverneur de l'île, lâcha Comnena avec tristesse. C'est un gentilhomme. Il ne vous pendra pas !
- Il ne t'a rien dit ? lança Guadalmedina d'un air tout étonné.

Comnena leva les yeux au ciel, comme pour se souvenir. Elle fit non de la tête.

- Va-t-en, Comnena. lui dit Franco. Tu ne peux plus rien pour moi.
- Je parlerai à mon père, pour vous. lui fit-elle en s'éloignant à petits pas, à reculons.

Franco attendit que l'enfant se soit éloignée de quelques pas afin de déclarer, l'oeil brillant :

- Je me sens, à la vérité, un peu coupable. Mais savoir l'Archipel de Grande Lagoon débarrassé d'un vampire me fait du bien. Je ne suis guère ami des batailles, mais il faut bien quelqu'un pour verser son sang, n'est-ce pas ? Le destin ne marche pas devant nous, mais il nous suit pas à pas. Valentino peut bien vendre mon cou aux enchères. Je sais que dans sa position, il n'a pas tellement le choix. Excuse ton père, gamine. Tu comprendras un jour que pour lui non plus, rien n'aura été simple. Les Dieux ne nous font pas de cadeaux. Au moins, mes os banchiront au soleil de Puerto Blanco. C'est ici que je suis né. Tu le savais ? Bien sûr, tu le savais. Tu es fûtée, comme gamine.

Comnena, touché par ce discours, vint s'approcher des grilles qui ombrageaient Franco.

- Monsieur Franco, je ne pense vraiment pas que mon père veut vous tuer.
- Quelle importance maintenant ? Il le fera pour satisfaire la population. Il n'aura que ce choix-là.
- Vous ne pouvez pas mourir...lui fit-elle avec tant de tristesse dans la voix que l'émotion n'en était que plus intense.
- Je vais te dire un truc, Comnena. J'aurai vraiment aimé finir ma carrière autrement que sous la corde. Je n'ai jamais rien remarqué dans la grimace des pendus qui m'ait donné l'envie d'aller beiguer leur place. Ce ne sont que de tristes sires. Sous la terre, on est mal. Sur la terre, on est bien.

Les yeux d'enfants de Comnena se voilèrent de tristesse et tout en cette petite criait au malheur, à l'injustice et à la détresse. De loup, Franco était devenu l'agneau qu'on emmenait -que Valentino son père, emmenait !- à l'abattoir.

- J'aimerai vous aider...

Alors il se leva afin de s'avancer vers Comnena qui le regardait étrangement.

~



Á bord de la Caimán, la porte de la cabine de Madame s'ouvrit sur une vieille carne qu'un manteau déchiqueté ombrageait. La pirate se redressa immédiatement sur son lit, ses pieds nus foulant le bois du plancher.

- Il y a un problème, Babilia ?
- Tout va bien à bord, Madame. Vous m'aviez ordonné de vous prévenir lorsqu'elle irait lui rendre visite.
- Je vois que tout s'est déroulé selon nos attentes, répondit Madame en enroulant un turban autour de sa chevelure.

Puis elle alluma sa pipe d'un craquement d'allumette. La tabac qui se trouvait déjà à l'intérieur du creuset s'embrasa tout doucement. Elle tira une bouffée en couvrant son corps nu d'une robe légère. Derrière la fumée du tabac, Madame avait l'air de porter un masque, tant ses traits semblaient sculptés dans la brume. 

- Il a réussit à la convaincre ?
- Il réussira, je le pense.
- Ne perdons pas de temps, Babilia !

D'un même élan, les deux femmes s'élancèrent hors de la cabine. La nuit en était à son second quart et le plus gros du monde à bord de la Caimán dormaient. Les hommes de Franco montés à bord de ce bâtiment-ci n'avaient pas été inquiétés par Valentino, dans la mesure où ils n'étaient pas à ses côtés lors du raid sur Santa-Sarah. Rapidement, et profitant d'un bouchon de nuit, les deux femmes allèrent s'enfermer dans la cabine personne dont disposait la très vieille Babilia. Madame prit soin de calfeutrer toutes les issus, porte et hublot. Très vite, l'odeur et l'épaisseur de la fumée de pipe envahit tout l'espace. Babilia s'etouffa un peu, ne supportant pas le tabac. Madame, quant-à-elle, continuait à tirer de grandes bouffées sur sa pipe de bruyère. Plusieurs creuset étaient déjà allumés au-dessus de feu. Une infinité de burettes et d'instruments étranges, de toutes sortes, habillaient une table basse qui constituait le seul mobilier de l'endroit.

- Si sa compagnie vous est odieuse, s'interrogea la prénommée Babilia, pourquoi ne restez-vous donc pas loin de lui ?
- Garde ta pitié, Babilia, car c'est perdre notre temps.

Babilia ouvrit un petit coffret de bois qui contenait divers objets. Des pièces de tissus, des aiguilles, de la paille, de petits flacons. Ce coffret, la sorcière veillait sur elle comme le bourreau sur son échaffaud. Des crocs de serpent, étranges petits crochets luisant sous la lumière de la lune, ajoutèrent la touche de macabre necessaire à une telle opération. Babilia commença à psalmodier en un langage ancien : des paroles nées de lèvres empoisonnées. Armée d'une large pince, la vieille faisait chauffer à l'intérieur d'un creuset un étrange liquide qui se mit à bouillir. Des chansons macabres voltigèrent parmi la fumée de tabac et les maléfices. Alors Madame ouvrit un second coffre et en extirpa d'une main experte deux objets. Deux poupées de chiffons, de toile, en vérité des chiffes disloquées. La première représentait obscurément un homme tout vêtu de noir, chapeau plumé, cape et tricorne. La seconde, une petite fille aux longs cheveux clairs. Un tel rituel aurait fait se glacer d'effroi n'importe quel meurtrier. Madame sortit alors de son caveau un fin et long poignard en obsidienne. Elle s'entailla le bras, récoltant quelques gouttes de sang qu'elle versa au sein du second creuset avant d'y ajouter quelques gouttes d'un venin noirâtre qui exhalait le cadavre. Alors elle attendit que le feu amène le tout à bonne température et elle trempa la lame du poignard. D'un geste sec, Madame planta la pointe noire de son arme au niveau du sein de la poupée qui représentait la petite fille. Elle reposa la poupée sur la table. Quelque chose, au loin, s'était passé et avait tressailli. Babilia psalmodiait toujours. Madame se pencha alors au-dessus du creuset qu'avait allumé la vieille sorcière durant son sommeil, afin de surveiller sa cible. L'on voyait se dessiner avec grand trouble au-dessus de la surface bouillante la figure de Franco Guadalmedina qui fuyait les geôles de l'Alvaro De La Marca. Il ne vit pas, encore derrière lui, Comnena qu'une attaque au cœur venait de surprendre. La fillette appela son père à l'aide, mais déjà les mots s'étouffaient dans sa gorge. Tous ses muscles se tétanisèrent, elle devint aussi rigide que la mort et s'écroula sur le plancher du navire. Franco, qui n'avait rien entendu, était déjà loin.

Madame balança la poupée qui représentait Guadalmedina dans le lac de feu bouillonnant. Elle fondit aussitôt. Elle n'en avait plus besoin désormais.

~



Á bord de l'Alvaro De La Marca l'on réveilla Valentino Tarenziore au beau milieu de la nuit ! La petite, Comnena, venait d'être retrouvée, morte, dans les cales du navire. La cellule du prisonnier était ouverte. Franco s'était échappé !
Nulle trace d'agression sur le corps de la jeune Comnena. Nulle marque indiquant que l'enfant avait été brutalisée, étranglée ou même poignardée. Mais son corps avait la rigidité cadavérique. Elle semblait ne plus respirer. Lorsque l'ordre de fouiller de fond en comble l'Alvaro De La Marca fut donné, les gardes de Valentino lui rapportèrent qu'ils n'avaient rien trouvé. Valentino fut intraitable, Franco n'avait pu aller bien loin ! Les recherches se poursuivirent mais le résultat final demeurait inchangé : Franco Guadalmedina s'était volatilisé ! Seule manquait à l'appel une carapace de tortue qui était la veille encore à sa place dans le magasin de l'Alvaro.

- Vous voulez me faire croire que Franco s'est jeté à la mer avec pour seul radeau une carapace de tortue ! s'enerva l'Élu de Nerel.

Dans le grand cimetière qu'était le lit de Comnena à bord de l'Alvaro De La Marca plus personne ne parlait. Comment le Loup avait-il pu quitter sa cage ? Comnena lui avait ouverte la porte, cela ne faisait aucun doute. Où avait-il bien pu filer, à présent ? Des dizaines de questions demeuraient sans réponses. Tout accusait Franco, mais l'absence de marques sur le corps de l'enfant avait de quoi laisser le triste public sans voix. On voulut lui accorder le bénéfice du doute.

- Accorder le bénéfice du doute à cet homme, comment le pourrai-je ? dit à son Général Valentino. Ses crimes parlent pour lui. Hier encore il vient de pendre publiquement trois paysans innocents de Santa-Sarah.Comnena ne serait pas la première petite fille qu'il assassinerait. Myrah m'a parlé d'Artémis. Le Loup de la Passe serait un tueur d'enfants.

Les recherches se poursuivirent. On ne trouva personne. Et l'on ne voyait dans la nuit et sur l'océan au-delà de l'Alvaro qu'un immense horizon tendu de noir.

~



Forçat arraché au charnier, Franco entendait Valentino fureter dans les papiers de son bureau, à un saut de puce de lui. Les teintures recouvraient le mur qui le dissimulait. C'était une chambre secrète minuscule qui venait de lui sauver la vie, se plut-il à songer. Dans les ténèbres, l'oubli et le souvenir, Franco Guadalmedina s'allongea sur le lit minuscule aux draps blancs. Il serrait contre son sein nu le déshabillé carminé plein de l'odeur du passé. C'était un homme noir au sang salé qui frémissait sous un parfum de femme et de printemps. L'Alvaro le ramenait sur Puerto Blanco.
Mar 17 Avr 2018 - 3:14
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Abad El Shrata du Khamsin
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Abad El Shrata du Khamsin
Dans la pénombre de la chambre à peine éclairée par d’éparses bougies fluettes régnait un parfum d’encens épicé et de sang. Sur le sol, au milieu de la pièce, gisait le corps sans vie d’un homme à demi-vêtu dans une flaque de sang noir. Sur les artères bleutées de chaque côté de son cou était implantée la marque de deux paires de croc, qui avait dégoulinait en un flot de sang à présent sec. Disséminés autour du corps encore tiède, des vêtements masculins, qui partant des plus épais capes et pourpoints s’amenuisaient en de fins sous-vêtements traçant leur chemin vers la couchette.

Sur les draps de soie trempés sang étaient allongés deux hommes nus au corps fin et musclé. Ils s’embrassaient avec fougue, leurs langues se mêlant en leurs bouches par à-coups ; petites touches plus ou moins brusques, comme la flamme des chandelles vacillant aux quatre coins de la pièce. Des commissures de leurs lèvres bouillonnait un liquide visqueux, doux mélange de salive et de sang frais. D’un geste fulgurant, le plus grand des deux à la gueule cassée et à la musculature saillante retourna l’autre sur le ventre, puis ils s’adonnèrent tous deux aux plaisirs de la chair.


Battista:

De ses doigts aux ongles teintés de rouge, Battista tournicotait les boucles brunes qui retombaient sur le front hâlé d’Innocente. Enlacés au milieu des draps, ils scruptaient mutuellement le vide :

« Il m’aura fallu quatre-vingt dix sept ans sur cette terre maudite pour connaître ce qu'est une bonne baise », se décida à dire Battista.

Innocente sourit puis se saisit de l’index que son amant avait fait courir sur son torse nu et en suça le sang caillé sur l’extrémité. Lorsqu’il le retira de sa bouche, passant au fil de ses lèvres, il était immaculé. Battista sentit une poussée de désir partir de son entrejambe jusque dans sa poitrine, jeta ses lèvres à son cou qu’il couvrit de mille baisers.

« Tu veux dire que je suis la meilleure baise que tu as eu en deux cent soixante ans ? dit-il en le repoussant légèrement.

Battista le regarda dans les yeux et acquiesça d’un signe de tête. L’autre éclata de rire, rabattit le bras qui encerclait son cou et se leva promptement, enjamba l’homme qui gisait sur le sol et se dirigea vers le bar de l’autre côté de la pièce.

« Quoi ? lança Battista en se redressant sur les coussins fourrés de plumes de cygne, ce n’est pas réciproque ?

Innocente s’était servi un grand verre de vin. Un cépage local à la robe purpurine que Battista avait choisi pour l’occasion. Il but une gorgée et lui lança un regard narquois par-dessus le bord de son verre à pied :

« Non ?! questionna Battista en haussant les sourcils.

L’autre fit non de la tête de la tête puis reposa son verre sur la table de bois exotique.

- Laisse moi me rattraper dans ce cas, ajouta Battista en tendant la main vers lui. Innoncente s’apprêta à le rejoindre mais au même moment on frappa à la porte.

Battista fronça les sourcils tandis que son amant se dirigeait vers la porte qu'il ouvrit à la volée sur un valet de pied qui détourna les yeux à la vue du corps nu devant lui.

« Oh tu as pensé au dessert ? lança Innocente pour Battista. La tête légèrement inclinée en arrière, il toisait le petit homme brun apeuré, sa langue louvetant entre ses canines acérées.

— Non celui là n’est pas à manger, lança Battista en s’allumant une cigarette. Qu’y a-t-il Francesco pourtant donné l’ordre que l’on ne me dérange pas lorsque je suis en réunion avec mes compères. »

Son pouce pressa la roulette du briquet à silex qu’il tenait dans sa main droite : le mécanisme s’actionna en une gerbe d’étincelles vint allumer la cigarette puis s’écraser contre sa poitrine ; une douce brulure sur sa peau de glace.

— J’espère que tu ne me déranges pas pour quelques fantaisies dont tu as fait l’invention, dit-il en soufflant la fumée à travers ses lèvres épaisses.
— Maîtres, c’est les messages revenus de Point-Marchais que je vous ramène. Maître Ricardo a été attaqué et l’on me rapporte un terrible incendie qui aurait ravagé sa demeure. On le dit mort et gisant dans …

Le valet n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’Innocente le plaqua contre le mur, suspendu à un mètre du sol.

— Que dis-tu incensé, Rick n’est plus ?

L’autre hocha la tête, il aperçut alors le corps gisant sur le sol et détourna des yeux pleins de larmes :

— Qui ?! hurla Battista qui, déjà à la fenêtre, apercevait de sa vue perçante un panache de fumée à l’horizon.
— Franco ! »

*

La lune levée, baigne la scène d’une lueur argentée,
Le vent par de clames bouffées, fait voler les restes calcinés,
Et les vagues par-delà les plateaux, remuent en sanglots.
La Caraccapa sur les lieux réunis, frémit à la vue de cette infamie,
« Toi ! », hurlent ici-bas Battista membre de cette mafia,
« Perfide pirate aux desseins putrides, nous retrouverons l’auteur du fratricide,
Dans les flots là-bas déchainés, nous te ferons payer toute ton oisiveté !
Toi Luciano de stature peu apte à la guerre, reste en arrière,
Ce afin de préserver le charme qui nous maintient maîtres de ces terres. »
Ces paroles ainsi prononcées, tous se transforment en créatures ailées
Et fonçant sur les flots, ils allèrent retrouver l’auteur de tous leurs maux.

*

Un matelot sur le pont

Il fut surpris par la fraicheur de la nuit. Il aimait venir sur le pont le soir, admirer la Lune. C’était une habitude qu’il avait gardée depuis tout jeune lorsqu’à l’époque sont capitaine lui faisait nettoyer le pont jusqu’au petit matin. Lorsqu’il y repensait, il avait toujours travaillé pour des pirates… en même temps lorsque t’as grandi dans les bas-fonds de Port Argenterie, il est difficile de faire autre chose, pensa-t-il en s’appuyant contre le garde-corps.

C’est vrai que cela n’avait pas été facile et il n’avait pas mangé tous les jours à sa faim mais bon il avait survécu et on ne pouvait pas dire ça de tous les gosses de la vieille Argenterie.

Maintenant il travaillait pour Valentino, un élu divin. Il avait embarqué à Kelvin, l’annonce disait : « Départ pour le bout du monde, 10 pa la journée. » Il ne lui en avait pas fallu plus, lui qui tournait aux patates congelées depuis un mois. Il avait pris son petit sac en toile dans lequel tenait toute sa vie et avait embarqué pour la douce chaleur de l’archipel.

Ce soir néanmoins, un vent frais soufflait dans les cordages et un « Wooooo » presque continu languissait sur tout le pont. Il se passa une main sur le front, signe d’une migraine en approche. Cette journée avait été particulièrement difficile. Le coma de la petite Comnena et la disparition de Franco avaient été un coup dur pour tout l’équipage … et en particulier pour Valentino. Jamais il ne l’avait vu dans une telle colère :

« Que l’on me fouille chaque centimètre carré de maudit Alvaro ! »

Alors on avait jeté l’ancre et fouillé, toute la journée. Même lui qui avait travaillé toute sa vie en mer n’avait jamais vu un navire si immense. Il avait entendu parler d’Andelzzer et de ses cinquante canons (?) mais n’avait jamais croisé sa route. Toujours était-il que Franco demeurait introuvable. On avait passé à l’interrogation les deux négresses qui barraient l’autre navire mais elles ne semblaient au courant de rien.  Quant au second de Franco il était encore trop dans le coltar pour avoir manigancer quoique ce soit. Le loup s’était volatilisé.

Il leva les yeux vers le grand disque d’argent qui flottait dans le ciel en se demandant ce qu’il allait advenir des prochains jours quand il vit de petites taches noires mouvantes se découper dans la lueur de la lune. Il n’y préta pas vraiment attention, surement un vol de quelques oiseaux marins.

Ses pensées se portaient plutôt sur les jours à suivre. Allaient-ils devoir fouiller les autres navires ? Retourner à Santa-Sarah ? Où regagner Puerto Blanco ? Son cerveau était assagi de questions sans réponses mais décidément c’était vraiment bizarre, les tâches semblaient s’approcher de lui. Des oiseaux de nuit ?... Non ! Un groupe de chauve-souris. Elles passèrent au-dessus de sa tête puis, avant qu’il n’ait eut le temps de se retourner il fut saisi par une forte étreinte qui l’empêchait complément de bouger.

Dans un souffle il entendit à son oreille : « Franco … » La voix lui glaça le sang. Instinctivement il ramena sa tête en arrière. Le coup fit mouche. Il entendit un cri tandis qu’il courait vers la sonnette d’alarme sans se retourner. Il se saisit de la chainette en métal et tira de toutes ses forces : un coup, deux coups, trois coups, puis il sentit comme deux poignards glacés s’enfoncer dans le creux de son cou et puis plus rien …
Ven 1 Juin 2018 - 22:53
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Franco Guadalmedina
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C’est l’empire des sens anémone l’ivresse
Et le sulfure et la saveur d’un sang chéri
La légitimité de toutes les caresses
Et la mort délicieuse entre des bras flétris

Desnos






Le Griffon, La Caimán, l'Artois et L'Alvaro De La Marca avaient jetés l'ancre à quelques milles de Puerto Blanco et des nombreuses îles et îlots qui l'environnaient. Vergues et espars immobiles, comme les bâtiments. La nuit était tombée, sur l'océan bordant Grande Lagoon, entourant les quatre bâtiments de son voile d'obscurité. Ce soir là, la nuit avait des appas qui glaçaient les hommes et les bêtes. La journée, pour tous, avait été épuisante. Et avec les ténèbres était venu l'irritation et le dépit. À bord de l'Alvaro De La Marca, tout d'abord, puis progressivement aux bords des trois autres bâtiments. Las d'avoir cherché Franco toute la maudite journée, les matelots ruminaient. Valentino, brisé de fatigue, lassé par le surmenage, s'était retranché au chevet de sa fille où il avait réussi à dormir quelques heures avant de finalement regagner sa cabine. À savoir, anciennement celle du Capitaine de l'Alvaro, donc de Franco. Tout juste entendait-on sa voix lorsqu'il adressait quelques ordres désespérés à ses hommes d'armes, et à peine percevait-on la conviction dans ses accents. Un silence profond s'était établi avec la nuit. Un silence si profond qu'on eût entendu tomber des larmes sur le pont ; celles d'un père qui ne reverrait plus jamais sourire son enfant. Immobilisés sur la ligne d'horizon, étincelant au clair de lune, les douze mâts et leurs nombreuses voilures que formaient les quatre navires évoquaient douze fantômes perdus dans l'immensité de l'ombre. Pas un son, pas un souffle, et une nuit de ténèbres qui charriait une haleine de mort. Du fond des geôles de l'Artois, partageant sa sombre cellule avec divers camarades, le mage gris Wallace évoquait la maison. Puerto Blanco et ses tours de chaume blanches, les dalots de la villa rendus secs comme de l'amadou à cause des rayons du soleil, Myrah et Ewa qui habitaient cette même villa. Le souvenir de la peau chaude de la jeune esclave, Ewa, tira un sourire douloureux à Wallace et il soupira en évoquant sur ses lèvres le goût des siennes lorsqu'elle l'embrassait. C'était pour lui une vision qui plaisait et avait même de quoi troubler l'horizon. Plus qu'elle ne l'aurait dû, sans doute. Après tout, il n'était qu'un pirate.

- Arrivés sur Puerto Blanco, Valentino aura les pleins pouvoirs, dit le marin à ses compagnons d'infortune. S'il lui plait bien, nul ne nous soutiendra, sinon la corde. Ah, comme j'aimerai mourir misérable, mais dans un lit...

Il avait perdu beaucoup de sang et sa rémission lui imposait de beaucoup dormir. Ainsi, Wallace ne vit et n'entendit pas de suite ce qui venait de s'abattre sur le Griffon, La Caimán, l'Artois et L'Alvaro De La Marca
Ce fut un véritable carnage sur les ponts supérieurs de L'Artois. En témoignaient les cris des hommes de Valentino Tarenziore qui se faisaient de toute évidence tailler en pièce ! L'acier rencontrait l'acier, hurlant, crissant, se tordant. Du fond de son enfer, le mage gris entendait s'étaler sur le pont des corps agonisants, glisser dans le sang de leurs compagnons des soldats dont l'armure rendait le pas incertain, s'aplatir en un ''shlap'' terrifiant divers organes que devaient vomir les plaies des combattants ! Un véritable tohu-bohu digne de l'enfer qui dura ainsi plusieurs minutes !

- Qui nous attaque ? demanda un jeune garçon du nom d'Artiaga Oward.

Wallace tourna péniblement la tête vers celui-ci. Le gratte-papier de l'Alvaro De La Marca était enfermé dans la même cellule que lui. Il ne l'avait pas même remarqué jusqu'à maintenant.

- Qui peut bien nous attaquer ? reprit un pirate. Nous sommes sur le navire de Valentino, gardé par ses hommes suréquipés.
- Valentino est à bord de L'Alvaro De La Marca, rappela Wallace en se relevant du fond de sa prison. Pas ici.

Un craquement net lui évoqua une nuque qui venait de se briser ! Il entendit au-dessus de sa tête rouler bouler des tonneaux sur le pont. Un cri rauque suivi du bruit d'une armure qui s'affala ! Une autre lui fait écho ! La première chose que distinguèrent les hommes de Franco prisonniers de l'Artois fut les gouttes de sang qui dégoulinèrent des planches de bois du pont supérieur. Puis un bruit de pas. Et Wallace se retrouva face à face avec la mort, qui le dévisageait, là. Tombé dans ce dernier abîme du malheur, l'ancien Second de l'Alvaro sut que c'était là son dernier voyage. Deux, puis quatre yeux rouges les dévisageaient du fin fond des ténèbres qui les environnaient. Les vampires sont nyctalopes, songea le mage gris. Les morts qui venaient les visitaient avaient bien des ports de rois. Franco, mon frère. La Caraccapa ne comptait pas seulement Rick comme membre. Dans ta précipitation, tu as négligé ce détail.. Une voix sortie d'outre-tombe le frappa comme un carreau d'arbalète. Les prisonniers avaient tous reculés au fond de leurs geôles, tremblants de peur comme des gamines. L'ancien Second tenta d'adopter un air un peu moins misérable ; dans sa fierté il s'autorisa même à bomber un peu le torse lorsqu'on lui posa la question fatidique :

- Lequel est Franco ?

Un marin cria de peur, pelotonné contre les grilles des geôles. Eux aussi, comme moi, savent qu'ils vont mourir cette nuit. Wallace ne baissa pas le regard, et c'est yeux dans les yeux qu'il fit la réponse suivante d'une voix qui ne trahissait rien de son état :

- Le Capitaine n'est pas ici. Vous ne le trouverez pas.
- Où est-il ? gronda le second vampire en dévoilant des crocs nacrés taillés en pointe de poignard.
- Nous l'ignorons tous. Il a réussit à échapper à Valentino Torienzore.
- Où est-il ! rugit de nouveau la voix.

Autour de lui, tous gémissaient ou criaient. Wallace se donna de la force :

- Il était ferré à bord de l'Alvaro De La Marca. Il aurait utilisé une carapace de tortue en guide de radeau pour filer à leur nez et à leur barbe.

Après un échange de regard, les deux vampires remontèrent l'escalier qui menait aux geôles du bâtiment et détalèrent. Des bras se tendirent entre les barreaux, on les appelait à l'aide. On demandait de leur ouvrir. Wallace ne demanda rien, lui. Il se contenta de se rasseoir au fond de sa cage. J'ai fini. Laissez-moi avec ma destinée. La nuit avait des relents de mort, ce soir. Bien sur, les deux vampires ne firent pas demi-tour. Et bien sur, rien ni personne ce soir ne viendrait ouvrir la porte de leurs geôles. La mort s'était invitée à bord. Et elle repartait, les laissant seuls à  bord d'un navire recouvert du corps des trépassés. D'un navire auquel la caraccapa mit intégralement le feu avant de l'abandonner à son sort.

- Nous sommes des marins, assura-t-il à ses frères. Nous préférerons la mort par l'eau à celle dont nous menacent continuellement la poudre ou la corde. Alors arrêtez de geindre comme de vieilles gouapes bande de lopettes ! Sourions, plutôt !

Mais sa boutade ne fit rire personne. Épuisé, il se laissa retomber dans les ténèbres de sa prison. L'épuisement lui donnait l'impression que quelqu'un venait de lui jeter un voile sur les yeux.

~



De sa chambre secrète, Franco Guadalmedina entendait tout. Nul besoin de voir. Les cris, les accents, les plaintes et les voix qui jaillissaient de toutes parts de son Alvaro De La Marca l'informaient de tout. Ils étaient attaqués. Par qui, il l'ignorait. Il ignorait où donc commençait le carnage et où finissait la mesure de la bravoure de Valentino Tarenziore et de ses hommes. Partout à bord du navire aux voiles noires, le fer crissait et s'entrechoquait avec d'autres fers ! Un son sec lui évoqua la chute d'un couperet sur le billot d'un boucher ! Il y eut des cris ! Valentino Tarienzore avait quitté le confort du bureau ou des draps du lit afin de gagner le pont sitôt qu'avait résonné l'appel de la cloche qui faisait l'alarme ! L'Alvaro tanguait, tantôt bâbord, tantôt tribord. L'atmosphère était semblable à l'éclair dont la violence invisible perçait tout ce qui l'entourait ! Puis, une éternité plus tard, ils les entendirent pénétrer dans sa propre cabine. Il entendit qu'on vandalisait son propre vaisseau. Comment cela était-ce possible ? Un pillage ? Des pirates ? Valentino et ses gardes les auraient arrêtés. Sans même une chemise sur le dos, et pas plus armé que vêtu, le Loup de la Passe se garda bien de sortir de l'alvéole murale qui le dissimulait à ses ennemis. Un tiroir se fracassa au sol ! L'écho des bouteilles -rhums, vins, muscat, punch !- de l'armoire qu'une main rageuse envoyer s'éclater sur le plancher ! Le bureau que l'on renversait ! Une voix -inconnu- :

- Pas ici non plus. L'Élu a dit vrai.

Une autre qui répondit :

- Il le cache !
- Pourquoi le ferait-il ?
- Il le cache je te dis ! Interrogeons-le !

Les deux individus s'éloignèrent ! Sans même avoir renversé les murs, pour mon plus grand bonheur, songea Guadalmedina l'oreille presque collée contre la paroi. La pire canaille de tout Grande Lagoon alliée au célèbre Valentino Tarenziore et à ses soldats viennent d'échouer face à la Caraccapa ! La mort, l'acier, le sang et les flammes avaient tout ravagé lorsque Franco Guadalmedina sortit de sa cache. Voilà que je me cache, moi le Loup, comme une souris dans son trou. Je devrais plutôt me battre contre la Mort avec la dernière valeur ! Mais le bon-sens l'avait préservé d'une telle folie ! Si il avait eu besoin d'une armée entière et de toutes les ressources que pouvait produire son fidèle Wallace afin de venir à bout de Rickardo sur Santa-Sarah, quelles chances aurait-il eu face à une horde de vampires, blessé, convalescent et non armé comme il l'était ? Partout sur l'Alvaro De La Marca cette nuit, la Mort venait de prélever sa livre de chair. Et flambaient tout le bastingage, flambait la voilure, flambait avec elle la mature, le mobilier, flambaient les ponts inférieurs et flambait entier son Alvaro De La Marca ! L'horreur que lui montrait ses yeux faisait suffoquer Franco ! La fumée brouillait sa vision. Il devait se tailler un chemin à bord au milieu des innombrables morts ! Le bois du vaisseau grinçait, claquait, se rompait avec violence sous l'assaut des flammes ! L'Alvaro De La Marca tout entier se tordait de douleur ! L'épave d'un rêve évanoui. Franco se saisit d'une lunette marine qui jonchait le pont, lui-même recouvert de sang et la pointa entre les branles en flammes des haubans. Pas si loin, l'Artois et à ses côtés, Le Griffon et La Caimán flambaient eux-aussi. À ses talons, sous ses semelles, des flaques rouges que les oscillations du pont faisait couler dans les dalots lui fit deviner que le même carnage devait se dérouler à bord deArtois, duGriffon et deLa Caimán. L'ardeur de sa rage et de son désespoir augmenta lorsqu'il vit à travers la lunette l'Artois démâter, en proie à l'incendie le ravageant, puis le bâtiment se craqueler de toutes parts pour enfin se fendre en son milieu. Pas de courses effrénée sur le pont. Pas de corps se jetant à la mer. Pas de canots de rade sur les flots. Les vampires n'avaient fait aucun survivants, pas plus qu'à bord de son Alvaro De La Marca. Si je fais mettre à flots une barque de l'Alvaro, se dit le Roi Pirate en laissant tomber désolé la lunette sur le pont, peut-être aurai-je le temps de rejoindre l'Artois pour y délivrer les éventuels survivants. Mais un regard autour de lui lui apprit que survivants, il n'en trouverait pas plus à bord du navire de Valentino Tarenziore qu'à bord de son propre vaisseau ! Le visage figée dans la tristesse, Franco partit au pas de course à travers le cimetière flottant qui le portait, à la recherche de Valentino ! Il le trouva. Percé de mille côtés, allongé sur le ventre, dans une flaque de sang qui grossissait à vue d’œil. À ses côtés et tout autour de lui étaient tombés en cercle comme des mouches plusieurs hommes ! Guadalmedina identifia la plupart comme des gardes de Valentino, que la Mort avait su faucher en dépit de l'armure, des sabres et des arbalètes. Deux autres corps juraient avec les armures aux plastrons émaillés d'or et de cuir de buffle. Des corps aux yeux rouges grands ouverts, à la peau blafarde comme les os d'un macchabée, aux ongles pointus et noirs. Franco se recueillit une demi-seconde sur les prouesses militaires de Tarenziore. L'Elu de Nerel avait vendu chèrement sa peau. Un gargouillis attira son attention tandis que l'une des vergues de perroquet de l'Alvaro s'écrasait sur le pont ! Il poussa du bout de sa botte le corps de Valentino Tarenziore et, à sa grande surprise, ce corps bougea les lèvres ! Valentino tenta de parler mais il vomit du sang plus que des mots. Franco le vit fichu et s'en retourna au pas de course ! Les morts, se dit-il en mettant à l'eau sous une tornade d'étincelles le canot de rade de l'Alvaro De La Marca, ne racontent pas d'histoire ! Alors, pendant que, quelque part, la Non-Mort puissante vidait quelques coupes, Le Loup de la Passe ultime survivant de l'Alvaro De La Marca s'en retourna d'un penchant d'audace tracter l'Élu de Nerel jusqu'au canot de rade qui s'écrasa sur l'océan ! La nuit noire pullulait des frissons de l'énormité et bientôt, sous le regard glacial du Roi Pirate déchu, le géant Alvaro à l'assise embrasée vint se noyer dans la gueule d'Ariel. À grands coups de rames, Franco Guadalmedina qui s'éloignait du feu sous l'eau songea que la Garce l’accueillerait bien. La perte de son Alvaro De La Marca lui déchira l'âme. Non loin, Le Griffon, La Caimán et l'Artois, fantômes de flammes métamorphosés en courtisans fidèles suivirent leur roi dans le giron de la Déesse. Un capitaine doit périr avec son vaisseau. Pourquoi suis-je encore en vie ? Toutes ses pensées étaient mêlées d'une rage ! Un regard sur Valentino Tarenziore, l'Élu de Nerel qu'il venait de soustraire de l'enfer, lui manifesta une once de réponse. Ce n'était rien de plus qu'une de ces tempêtes qui ébranlent un navire et contre laquelle il fallait lutter pour survivre. Toute sa vie durant, il avait affronté sa houle pernicieuse. Aujourd'hui, elle venait de le vaincre. Mortels à voir, les reflets or et pourpre des carcasses de vaisseaux qui entamaient sous les étoiles hurlantes leur plus grand -et ultime !- voyage. Franco Guadalmedina rama au milieu du champ de bataille silencieux, parmi les débris. Il rama suivant le courant, se repérant directement aux astres, et le canot de rade qui le portait finit par s'échouer peu avant l'aube aux abords d'une plage de sable fin. Il traîna le corps sans vie de Valentino Tarenziore hors de son arche sur la plage puis se laissa lui-même tomber à genoux dans le sable. Il avait vu trop de choses qui épouvantent pour pleurer. Mais il pouvait hurler sa fureur. Ce qu'il fit.

~



L'ombre épaississait de moment en moment le visage tuméfié de Valentino Tarenziore. Et même lorsque s'éveilla l'aube blafarde aux teintes de pourpre et d'azur, un profond et sombre ravin paraissait avoir redessiné les traits de l'Élu de Nerel. De gigantesques ecchymoses s'étaient incrustées sur l'arcade, longeant la paupière tuméfiée. Là où jadis brillaient deux yeux bleus nordien sans âge tremblaient dorénavant deux puits de ténèbres, enfermés sous les paupières closes. Du sang, mêlé de de sueur, de cheveux et de sable formait une sorte d'épaisse masse croûteuse qui s'étendait vers la tempe. La chevelure coupée court sous une odeur expirante s'emmêlait, gluant de sang. Quand Franco le déshabilla, il remarqua que Valentino était percé en plusieurs parts. Il le crut mort au début, décédé lors de son voyage forcé en barque, au sortir de l'Alvaro en feu, mais un gémissement, tout juste audible, du pauvre diable lui indiqua qu'un cœur battait toujours sous ce torse sanguinolent. Une demoiselle aurait rougi à la vue de ce corps parfait et nu, quoique brisé, songea Guadalmedina. Même à deux doigts de la mort, cette canaille de Tarenziore, le roi des voleurs, était très beau. Mais à quoi pourrait bien lui servir un beau visage, une fois en enfer ? Le Loup de la Passe fit de son mieux afin de maintenir Valentino en vie, réduire les hémorragies et abreuver d'eau douce ce gosier en feu. L'îlot était minuscule, mais fort heureusement il ne manquait pas de fruits et des mares, à l'ombre des frondaisons longeant la plage de sable blanc, retenaient l'eau de pluie. Par ailleurs, située à quelques milles seulement de Puerto Blanco, l'île -comme il y en avait tant d'autres, d'ailleurs- servait de repère aux contrebandiers de passage qui s'en servait parfois pour dissimuler leur marchandise. Franco savait qu'ils seraient rapidement secourus. Tôt ou tard, un navire de passage viendrait mouiller sur les rives de cette cache. Dans combien de temps ? Un jour ? Sûrement deux ? Peut-être trois, voire un peu plus. Guadalmedina retira ses bottes qui crachèrent l'eau. Un instant, brisé et à bout de force, il s'étendit dos nu sur la plage, le visage face au soleil de la mi-journée. Comment savoir si il y avait des survivants ? Il y en avait forcément, se dit le Roi Pirate. Nous étions plus de quatre-cents pirates, Valentino et ses hommes compris. Certains doivent en avoir rechapés. Il avait couvert les plaies de Tarenziore avec des feuilles de bananiers liées entre elles par des lianes et s'était servi de sa propre ceinture afin de pratiquer une compresse. Avant que toutes ses forces ne l'abandonnent, Franco se trouva l'audace de réunir le bois nécessaire à la confection d'un feu. Il l'alluma à l'aide du briquet à silex de l'Élu divin contenu dans la poche intérieure de son gilet puis, avisant la fumée montant toujours plus haut sur le ciel bleu, se laissa choir de nouveau sur le sable, à l'ombre des bananiers.

Il n'eut pas à attendre très longtemps. Une barque s'échoua sur la rive quelques heures après. Á son bord, les rescapés que Franco espérait tant ! Wallace, mon frère, appelait-il intérieurement. Jose. Calcite. Mais aucune de ces trois personnes que l'on avait enfermé à bord de l'Artois ne se trouvait dans la barque. Debout à la proue de l'embarcation, Madame, le regard dur et fermé. Une vilaine plaie, observa Franco, lui traversait l'épaule presque de part en part. Perché sur son autre épaule, trempé d'eau de mer mêlé de sang, le singe du Capitaine Ashqar el Mardos piaillait à qui mieux mieux. Quelques marins, que Franco identifia comme ayant servi à bord de La Caimán et du Griffon se pressaient derrière Madame.

- Personne d'autre ? demanda Franco l'âme pleine d'espoir pour Wallace.
- Personne d'autre. Le Capitaine el Mardos a préféré se jeter à la mer plutôt que d'affronter la Caraccapa. Il a péri noyé tandis que le Griffon brûlait. Mais j'ai repéré son singe qui nageait non loin, et lui ai tendu ma rame pour l'amener sur notre barque.
- Et à bord de l'Artois ?

Madame se garda de regarder Franco dans les yeux. Elle aida à tirer l'embarcation sur le sable tandis que le singe de Mardos bondissait sur le sable en s'ébrouant.

- Personne d'autre, répéta-t-elle. Je n'ai vu aucun survivants à bord de l'Artois.

Franco encaissa le coup. Il aida les blessés qui suivaient Madame à mettre pied à terre puis chacun se relayèrent afin d'entretenir la fumée. Ils passèrent la nuit à l'affût d'une autre embarcation, mais aucune barque ne s'échoua. Le lendemain peu avant l'aube, comme Franco l'escomptait, un sloop contrebandier vint les secourir et ils regagnèrent dans la même journée l'île de Puerto Blanco.

~



Alors que Franco Guadalmedina se raidissait de son échec cuisant face à la mafia vampire, on lui apprit qu'il était désormais le seul maître de l'île. Suite à une mutinerie de ses Seigneurs pirates, Kalsang, Chiang Leong et Samokaab Le Profanateur, Puerto Blanco leur appartenait. Ils régnaient désormais depuis la villa de feu monsieur De Fleurimont, nouvellement villa de Valentino, et plus nouvellement encore villa de Samokaab. Le Profanateur ayant trouvé les souliers du Gouverneur de l'Archipel à son pied, il ne s'était pas gêné afin de les enfiler. Franco apprit que ses Seigneurs tenaient pour prisonnière la femme de Valentino et il put donc leur livrer ce dernier qui, bénéficiant des meilleurs attentions des prêtresses locales et des médecins, revint petit-à-petit parmi les vivants. Mais lui même ne voyait plus en ses hommes que de futurs rivaux et la mort de Wallace doublé de la perte de L'Alvaro De La Marca lui rendait l'humeur terne. Souhaitant néanmoins y croire toujours, même un peu, Franco fit poster à chaque coin des plages abordables de l'île des hommes afin de guetter l'arrivée d'une potentielle barque. Par bonheur, ses Seigneurs pirates ne remarquèrent pas son apitoiement de mauvais ton. La gestion nouvelle de Puerto Blanco, de l'Archipel entier, leur prenait tout leur temps. Le Profanateur et Madame s'étaient tourné vers l'avenir. Ils prenaient pour cible un convoi maritime Ramien en partance d'Alkhalla à destination de Simabii et parlaient déjà du Castilla-et-Léon pour remplacer l'Alvaro De La Marca. Sur ses sept bâtiments, Franco n'en avait plus que quatre en plus de la trirème. Il était bien vrai en ces jours difficile, pour Guadalmedina, le proverbe disant : un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Il se retira petit-à-petit des affaires, accordant sa confiance à ses Seigneurs, se contentant de faire de la figuration dans les rues, au Saint-Domingue, en enfer ou ailleurs. Il avait quitté la villa du Profanateur pour rentrer chez lui, se reposer un peu. Il prenait plaisir à tenir Camille dans ses bras, aussi. Lorsqu'il n'était pas trop -ou pas encore- bourré pour le faire. Ewa était grosse, et à présent cela se voyait. Kiyana disait que l'enfant serait un mâle. Le fils de Wallace ? Ou le mien ? Ewa était de ces maîtresses qui avait tâté des deux hommes en même temps. Quoi qu'il en soit se promit Franco, il traiterait l'enfant bien.

- Les îles ''vers le vent'', expliquait un jour Franco à Kalsang venu le trouver chez lui, abritent une grande prospérité et celles ''au vent'' ouvrent sur un avantage stratégique. Si c'est pour la richesse, il nous faudra choisir le cap ''vers le vent''; pour la maîtrise des mers et le contrôle entier de la Passe c'est ''au vent'' qu'il faudra cingler.

Il finit par demander à Kiyana de lui faire couler un bain chaud et s'y prélassa. Il se sentait aussi lourd que du plomb. Du punch dorait dans un carafon d'argent à même le sol de la baignoire. Myrah le dérangea.

- Vous a-t-on dit que monsieur Eskam est mort ainsi ? lui lâcha la môme.

Franco ouvrit un œil, puis le second. De très mauvaise humeur. Il avait remarqué que sa nouvelle cicatrice qu'il devait à Ikraa dans les Îlets sauvages, qui lui avait emporté l'oreille et une bonne part de chair sur les rocailles, terrifiait Myrah lorsqu'elle lui parlait et désormais, n'osait plus le regarder dans les yeux.

- Je sais qu'Eskam Dandélion a été assassiné chez lui.
- Il est mort dans sa baignoire, ricocha Myrah. Il se prélassait en buvant du rhum, comme vous.
- Ce n'est pas du rhum mais du punch, je suis donc en parfaite sécurité. À présent va-t-en, Myrah !

À défaut de s'éloigner, la jeune mère au contraire s'approcha de Franco. Il se sentait si vieux, par rapport à elle. Même Valentino aurait pu être mon fils. Si il ne trichait pas avec l'âge.

- Je veux que vous renvoyez Ewa.

La voix de Myrah lui était à présent insupportable.

- Ewa porte l'enfant de mon ami, Wallace. Je ne la renverrai pas.
- Elle n'est qu'une esclave ! Vous devriez lui tisser une chemise à coups de fouet. C'est une catin qui se donne à n'importe qui !

Franco se souvint, qu'effectivement, il avait acheté la jeune Ewa à un marchand étranger qui soldait des femmes élevées pour le plaisir de la chair.

- Elle porte l'enfant de Wallace, répéta-t-il en fermant de nouveau les yeux. C'est non !
- L'enfant de Wallace. Ou le votre ?
- Quelle importance cela fait ?
- Vous ne savez pas vous occuper d'un enfant !
- Ah. C'est toi qui dit ça, idiote ?
- C'est vous qui avez tué Artémis.

La remarque lui fit l'effet d'une flèche en plein cœur qui le ramena à Phadria Red l'instant où il s'y attendait le moins ! Il bondit comme un aspic de sa baignoire, attrapant Myrah par les poignets, l'envoyant mordre le carrelage ! Elle poussa un cri de stupeur, glissa, sa tête heurta la baignoire, la renversa. Le sentiment du danger fut vivement réveillé chez elle et elle poussa un cri strident lorsque Guadalmedina se hissa sur elle pour la gifler. Il n'avait plus ni l'envie ni la force de la disputer. Jamais il ne baisa Myrah avec plus de violence. Las, las, las, il la planta au même endroit, elle vidée de ses pleurs, lui vidé de son sperme, et à bout de force. Il l'avait battu aussi, un peu. La gamine ne viendrait plus lui chercher de noises, désormais. Camille était sa fille. Et il prendrait soin d'Ewa.

~



- Une carapace de tortue, sans déconner ? Faut être vraiment con.
- Ou sacrément futé, lui répondit Valentino Tarenziore.

Le Loup était allé trouvé Valentino dans sa geôle. Alors qu'Anabelle, sa femme était enfermée dans le Fort de Puerto Blanco, fortement gardé, Valentino lui moisissait dans la prison de l'île. Des chaines enserraient ses poignets de même que ses chevilles. Les cheveux ébouriffés, pieds nus, il jetait de petits morceaux de pain à un rat gros comme un chat lorsque Franco s'était invité. La fine moustache ainsi que le bouc brun de l'Élu de Nerel s'étaient changé en un collier de poils sales.

- Je suis désolé de la situation, avait baragouiné Franco.
- Moi aussi.
- J'imagine que personne ne t'a tenu informé. Ta femme va bien. Elle est ici même, sur l'île.
- Le peuple n'a pas grondé ?
- Les gens sont cons. Ils t'adorent, tu le sais. Le Profanateur se torche tous les matins avec les missives et les pétitions exigeant ta libération.
- Un papier peut-être un brin rugueux pour ses royales fesses, ironisa Valentino.

Puis il leva un visage au milieu duquel brillaient deux yeux incroyablement tristes.

- Franco, viens-en au fait. Comnena est morte, n'est-ce pas ?

Près de cet homme dont une aura divine troublait quiconque le fixait dans les yeux, Franco, l'air sombre et décidé, croisa les bras sur sa poitrine. Il avait repassé son pourpoint, chemise et justaucorps noir, ainsi que la cape.

- Je n'ai pas vu son cadavre à bord de l'Alvaro. C'est tout ce que je sais. Pour le reste, malgré nos différents, il faut que tu me croies. Je n'ai jamais souhaité sa mort. Je ne l'ai jamais touchée.

Valentino avait soupiré.

- Je le sais maintenant...
- Désolé pour ta gamine.
- Tu penses qu'ils l'ont emmené avec eux ?
- J'en ai aucune idée.

Un silence s'insinua entre eux. Franco reprit :

- Tu as maintenu à la Caraccapa que j'avais fui le bâtiment, n'est-ce pas. Alors que tu savais que j'étais toujours à bord.
- Bien sûr que je savais. J'ignorais où elle était exactement, mais je soupçonnais une planque dans le navire.

Le temps d'une demi-seconde, l'ombre d'un sourire rehaussa le visage de Valentino. Il avait presque l'air d'un adolescent.

- Je veux bien croire à ta légende, Franco. Mais une carapace de tortue, même pour toi, c'est un peu gros.
- Bwa. Les gens sont cons et prêts à gober n'importe quoi ! Mais tu aurais pu sauver ta peau, sauver ce qu'il restait de tes hommes, en disant la vérité aux vampires. Tu leur aurais laissé l'Alvaro De La Marca, avec moi dedans. Ils t'auraient laissé partir.

Il haussa les épaules.

- Qui peut en être sûr ? Peut-être que oui, peut-être que non.

Un nouveau silence. Entre eux deux, le rat couina en quémandant de la nourriture que Valentino se remit à lui distribuer.

- Autre chose, Franco ?
- Oui. J'ai une proposition à te faire.
- Je ne peux que l'écouter.
- Le peuple me casse les couilles à réclamer la libération de son Valentino chéri. Et toi et ta femme ne méritaient pas de finir vos jours ici, nos prisonniers. Oublions nos différents. Contre ta parole d'Élu divin de quitter définitivement Puerto Blanco et Grande Lagoon, je te rendrai ta liberté.
- Anabelle aussi ?
- Anabelle aussi.
- Tes Seigneurs pirates sont d'accord avec ça ? s'étonna Valentino.
- Leur avis, je m'en moque. Je ne le leur ai pas demandé. Alors ?

L'Élu de Nerel hocha la tête et tendit sa main à Franco qui la serra.;

- La mafia n'est pas totalement exténuée, et j'ai pour habitude de terminer ce que je commence. Mais Anabelle ne mérite pas de finir ses jours ici, et son bonheur passe avant mes principes. C'est d'accord.

~



Le marchand qui exposait ce soir sa marchandise au Saint-Domingue avait deux vastes jambes qui le soutenaient à peine. Un tronc tors, une démarche boiteuse et un cou aussi large et gras que celui d'un toro. Un manteau en peau de caimán l'habillait et des bagues rutilaient à chacun de ses doigts. Une chaîne en or reliait sa narine droite à son oreille d'où s'échappait une petite touffe de poils noirs et il gesticulait en faisant de grands gestes de la main. La marchandise, quant-à-elle, c'était des femmes. Franco songea que les innombrables torches et bougies du Saint-Domingue faisaient l'effet sur les futures esclaves d'une simple réverbération de lumière, c'est-à-dire d'une clarté sans chaleur. Ce que l'on achetait ce soir, selon le marchand, était de la graine de duchesse, de marquise, de comtesse issue de l'Empire d'Ambre. Les plus intelligentes, se dit Guadalmedina, deviendront vite sur Puerto Blanco des femme à tirer mille écus de chaque accroc à leur vertu. Un verre de rhum en main, un cochon de lait boucané et ouvert en deux face à lui, le Roi Pirate partageait sa table avec quelques-uns de ses hommes -les derniers, ceux qui n'avaient pas été désignés afin de prendre part à l'expédition dans les Îlets Sauvages puis sur Santa-Sarah- et Madame. Cette dernière venait de délaisser son pain à base de farine de manioc imbibé du jus du cochon afin de ce concentrer sur sa pipe qu'elle tassait avant de craquer une allumette, crac, puis l'allumer. Á lui seul, Franco Guadalmedina devait être l'honneur de Grande Lagoon et l'horreur des autres nations, et cela lui pesait. Ce soir particulièrement. La fierté n'était plus de saison maintenant qu'il se retrouvait seul. Sans Wallace. Sans Phadria. Sans son fils. Il songea un instant, tandis que le marchand arrachait le bandeau de toile qui recouvrait le buste de l'une de ses femmes afin de vanter la profondeur de la gorge, à son fils là-bas, quelque part dans les Îles de Jade. Il devait avoir le même âge que Camille, environ. Bientôt deux tours. Avait-il ses yeux à lui ? Ou ceux, d'un vert émeraude, vert sylvestre, un brin doré au centre, de Phadria Red ? Il évoqua le parfum de son baiser. Depuis la mort de Wallace, il n'avait plus le goût à grand chose. Un grand vide l'habitait. Á part pour foutre profond Myrah, il n'avait plus même touché une femme.

- C'est moi que ce type dévisage ?

Madame s'était penchée légèrement vers Franco. Il éclata sa bulle mentale pour porter son regard sur l'individu, tapi dans le coin le plus sombre de la taverne, qui les observait. Deux yeux couleur givre, presque blanc avec la translucidité d'une perle, brillaient dans les ténèbres du capuchon qui recouvrait entièrement son visage. Des mains pâles se devinaient dépassant légèrement des manches noires.

- Non, c'est moi. affirma Franco en fronçant les sourcils.

Un frisson courut sur sa colonne vertébrale lorsqu'il rendit son regard à l'individu et qu'il se sentit envahir d'une impression de déjà senti.

- La Caraccapa n'est pas encore éteinte. Une purge doit être entreprise sur Puerto Blanco, le plus rapidement possible.
- Laissez-tomber. professa Madame en tirant une large bouffée de tabac qui lui faisait pleurer les yeux. Vous n'êtes plus en état.

Il eut l'impression que sa Seigneur Pirate venait de sonner le glas pour lui. Mais avant qu'il n'ait pu répliquer quoi que ce soit, sans quitter l'étranger du regard, un jeune garçon pénétra le Saint-Domingue au pas de course pour venir le trouver !

- Monseigneur ! Monseigneur !
- C'est moi.
- Une barque, Seigneur Franco ! Une barque vient de s'échouer à l'instant sur la plage des cáscaras. Je viens vous avertir, conformément à vos ordres. Il y a des survivants !

Il se leva d'un bond, Madame sur ses talons !

- Wallace ?

La tête lui tournait, et ça n'était pas que de l'ivresse !

- Je l'ignore Monseigneur.
- Vite ! Guide-moi gamin !

Ils quittèrent la taverne sans s'excuser, provoquant un quasi souffle au cœur à l'esclavagiste qui se vit heurté de plein fouet par le total désintérêt du Loup qu'il était venu appâter ! Trois chevaux les attendaient devant la taverne. Franco, Madame et le gamin partirent en direction de la plage sous la nuit bruyante !

~



Ils galopèrent plusieurs minutes, au milieu des catins de Puerto Blanco et des bagarres de pirates et d'ivrognes ! Finalement, Franco dégagea son pied de l'étrier. Ils se trouvaient tous trois au-dessus d'une falaise escarpée et rocailleuse, dont les renfoncement et les creux étaient foison. Au-dessous d'eux, à plusieurs pieds, se trouvait la fameuse plage des cáscaras. Les rochers et les écueils, aussi tranchants que des rasoirs en écho au hauts-fonds qui émergeaient de la mer agitée faisaient songer aux plages des Îlets Sauvages. Le vent hululait entre les rochers et les vagues hurlantes. Franco se saisit de la lunette de marine que le garçon lui tendit et tous les muscles de son corps se tendirent comme un espars, à l’affût. La luminosité était faible, la plage déserte. Le Loup de la Passe ne trouva aucune barque.

- Je ne vois rien.

Lorsqu'il éloigna la lentille de son œil, il comprit son erreur. Jaillissant de derrière les murailles rocheuses, Kalsang et le Profanateur l'encadraient tous deux. Leur visage était impénétrable, sans expression. Ses hommes avaient l'air de porter un masque et il ne reconnut pas les compagnons d'armes qui avaient affronté à ses côtés l'armée ailée de Ram et de Samuel sur le Nouveau Monde.

- Que signifie tout cela ? gronda Franco en passant la lunette marine à sa ceinture.

Si Phadria Red était ici, avec moi en cet instant, me sentirai-je en sécurité ?

C'est le bras droit du Profanateur qui prit la parole. Le garçon parlait toujours pour son maître, dont quasiment personne n'avait jamais entendu la voix.

- Nous t'attendions, Roi Pirate.
- C'est terminé, Franco.

C'était la voix de Madame, dans son dos. Froide et tranchante comme une lame. Sa pipe à la main, encore fumante.

- Madame, même toi ?

Mais il n'obtint aucune réponse.

- C'est une plaisanterie ! s’énerva-t-il !
- Nous mettons fin à ton règne, reprit le Profanateur par le biais du garçon. Tu as perdu tes navires, tu as perdu ton combat contre la Caraccapa, tu as perdu ton équipage et l'Alvaro De La Marca.
- J'AI TUÉ LE CHEF DE LA CARACCAPA ! hurla-t-il. Je suis un putain de héros !
- Tu parles moins, tes cheveux deviennent blanc et tu bois trop. lui opposant le vétéran Kiang Léong.
- Tant que tu restes sur Puerto Blanco, dit Kalsang avec le timbre de voix de l'homme qui cherche à se justifier, nous sommes tous en danger. Les vampires en ont après toi. Et nous ignorons leur nombre exact.
- Vous avez la trouille ! Tous, vous pissez dans vos froc !

Á la vérité, son emportement était plus de détresse que de déconvenue.

- On en finit. décida Madame. Quelqu'un pourrait nous voir.

Kalsang hocha la tête. Même lui à l'air déterminé. Il ira jusqu'au bout. Même lui dont je ne me suis jamais méfié.

- Une dernière volonté peut-être, Capitaine ? demanda le jeune Seigneur pirate en portant la main sur la poignée de son épée.

Toutes les ambitions et toute la rage que Franco avait pu porter dans sa poitrine en cet instant s'évanouirent après cette phrase. Á quoi bon ? Tout se terminait. Mes frères m'ont jeté au seuil de l'enfer. Plein d'angles, les traits de son visage se détendirent alors.

- Laissez-moi quitter Puerto Blanco. Laissez-moi gagner les Îles de Jade. Retrouver ma femme. Et mon fils.

La deuxième langue de Samokaab le Profanateur lui répondit, glacée comme la mort.

- Ta femme est ici. Et tu n'as jamais eu de fils.

Avant que Franco n'ait pu dégainer de son fourreau sa rapière d'infortune, ses quatre Seigneur pirates le percèrent de part en part avec les leurs. Il sentit les quatre lames de vingt-sept pouces d'acier se frayer sans un bruit un passage dans son corps comme dans du beurre et le sang envahit sa bouche. Un grand incendie, mais gelé, se déclara dans son âme et il tomba dans la poussière aux pieds de ses assassins. Alors il distingua entre ses larmes la langue du Profanateur, aidé du gamin qui était venu le trouver au Saint-Domingue le soulever et, sans ménagement, balancer son corps du haut de la falaise. Loin. Il fut happé par une vague puis heurta plusieurs esquifs tranchants comme des couteaux. Son itinéraire le conduisit dans les bras glacés des eaux sombres où s'élargissait désormais une flaque rouge à la surface. Plus d'air dans ses poumons. Le sang quittait son corps à torrent. Il coula. Tout devint noir. Noir. Noir. Il n'y eut plus rien après.
Ven 22 Juin 2018 - 23:30
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Abad El Shrata du Khamsin
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     La lance ? Intéressant, pensa Rick qui fixait la longue carte qui avait été déposée au centre de la table. Il leva les yeux vers son adversaire, c’est donc toi qui à la Pierre Tombale.
Il se tenait droit sur sa chaise, son paquet de carte bien disposé en éventail entre son pouce et son index gauche. D’un œil tranchant comme une lame, il analysait chaque centimètre carré de visage de la montagne de muscle assise en face de lui. A travers les ridules de son visage boursouflé et distendu, il pouvait deviner les micros expressions de satisfaction qui précèdent la victoire proche, tous se trahissent de la sorte. Mais non ne crie pas victoire si vite. Tout ce qu’il fallait faire maintenant c’était attendre une faille et en prendre l’avantage comme il savait si bien le faire. Et lorsqu’il déposa son jeu pour distribuer, il sut que c’était le moment. Délicatement, il vint placer son pouce à la base de la carte qui se trouvait au centre de son jeu : le Soleil, comme c’est étrange puis il le fit remonter doucement, le tout sans lâcher des yeux le jeu de son adversaire, posé face cachée sur la table. Au fur et à mesure que son doigt glissait sur la carte, celle-ci se métamorphosait, et le soleil doré qui figurait sur le centre de la carte se changea peu à peu en une pierre tombale aux reflets argentés.
Voilà, maintenant il reste plus qu’à attendre pensa Rick en reposant sa main baguée sur la table.
L’autre distribua, il reçut Le Limier mais cela importait peu, il avait déjà gagné. Vint le tour du jeune blondinet à sa droite qui se coucha. Puis au tour de Rick. Il révéla doucement son jeu sous les yeux interdits de l’autre abruti puis il prononça la phrase d’usage dans sa langue natale de l’Empire d’Ambre : Rwyv bob amser yn ennill, Je suis vainqueur.
Comme de coutume en cas de victoire dans le jeu de Kwent, tous les autres joueurs jetèrent leurs cartes vers lui, en signe de résignation, tous sauf un :


« C’est moi qui avait la Pierre Tombale, grogna-t-il, ses cartes compressées dans son poing droit.
— Tu as fortement abusé de la boisson ce soir camarade. Surement as-tu confondu celle la avec une autre, dit Rick sur un air qui se voulait rassurant. Maintenant couche toi, ajout a-t-il en le regardant droit dans les yeux. »


      L’autre s’apprêtait à se lever pour répliquer mais lorsque Rick prononça ses derniers mots, il vacilla et retomba sur sa chaise. Puis, dans un geste saccadé, comme s’il n’était plus vraiment maître de ses mouvements, il jeta son jeu au pied de Rick. Maintenant que tout le monde s’était couché, il ramassa la mise (un bon pactole de cinquante pièces d’or) qu’il fourra dans sa besace en cuir puis il quitta la taverne bondée.


     Mais il n’avait pas remarqué que derrière lui, le jeune blond s’était levé lui aussi.



*


A cette période de l’année, durant la journée lorsqu’un fort parfum de glycine flottait au-dessus des pavés, les rues de la Cité de Jade étaient fréquentées par des commerçants venus des quatre coins de Ryscior. Mais la nuit, lorsque les délicates pétales carnés de glycine se referment, les personnes qui arpentent ces mêmes rues ne sont plus très … recommandables.
                Est-ce que Rick faisait partie de ce groupe-là ? Oui, surement. Après tout le vol était utilisé comme un crime dans l’Empire d’Ambre. Mais était-ce réellement ce qu’il « faisait » qui le rendait dangereux ou ce qu’il « était » ?
                Il remontait d’un pas ferme la longue rue pavée qui menait à son auberge, son berret à visière en flanelle bien vissé sur son front. Il soufflait une légère brise dans la contre allée qu’il avait empruntée. En cette période de Lune du Déclin il ne devait pas faire si chaud que ça pour un simple humain, mais lui cela faisait bien longtemps qu’il avait toujours froid.
                Cependant, et ce malgré les rafales, il avait senti la présence d’une entité derrière lui. Au son de ses bottes contre les pavés il en déduit que c’était un homme. Quant à son odeur … il y décelait une grande part de peur mais aussi une once d’excitation.
                Il tourna net sur le petit cul de sac à sa droite et attendit, tapis dans l’ombre. Il voulait en avoir le cœur net. A l’affut, aplatit contre l’arrête du mur, il attendit que les bruits de pas se rapprochent toujours plus près. TOK, TOK, TOK … maintenant !
                D’un geste vif et précis il saisit le bougre par le col et l’entraina dans l’obscurité de l’impasse. Il le souleva à bien vingt centimètres au-dessus du sol, et après inspection de son visage, il reconnut le blondinet qui avait jouer contre lui au Kwent.

                « Pourquoi me suis-tu ? dit-il, les bras tendus et ses yeux braqués comme deux rapières prêtes à pourfendre.
                — Je … je sais qui vous êtes, bégaya le blond.
Rick resserra son étreinte. L’autre transpirait à grosses gouttes. Après tout, il ne devait pas faire si froid.
                — Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
                — Vous… j’ai vu comment vous avez réussi à faire plier l’autre mec toute à l’heure. Vous … vous êtes un vampire n’est-ce pas ?

                A peine avait-t-il prononcé ces mots, qu’un bruit de chair qui éclate résonna dans ses oreilles affinées. Le thorax du garçon s’était ouvert en deux, et une lame argentée se tenait maintenant en plein milieu. Rick, le visage recouvert le sang, lâcha la victime qui retomba sur les pavés dans un bruit mou. Rick leva les yeux, devant lui, il reconnut les deux autres joueurs, dont celui à qui il avait volé la victoire, qui essuyait d’un geste expert le sang sur ce qui semblait être une grosse machette.

                — Alors comme ça t’a voulu me baiser ? dit l’autre sans s’arrêter d’essuyer la lame. T’es plutôt doué dans ton genre espèce de petite ordure, si mon pote juste là -il désigna son acolyte d’un haussement de sourcil- ne m’avait pas rabâché la supercherie j’y aurai vu que du feu. Alors comme ça t’es un putain de magicien gris ? T’as commis une erreur -il rangea le chiffon dans la poche de son pantalon- tu aurais dû hypnotiser toute la table !

Alors qu’il prononçait ces derniers mots, il brandit la machette et fonça sur Rick. En une fraction de seconde tous ses muscles de ce dernier se détendirent. La synergie accumulée était si phénoménale que ce fut comme s’il avait arrête le temps. D’un coup eclair bien placé dans l’articulation du coude, il fit lâcher son arme à son assaillant qu’il récupéra avant de lui trancher la gorge et une parade bien placée. Puis il fondit sur l’autre et le décapita d’un coup sec.
Les deux corps restèrent figés une seconde, puis ils retombèrent en même temps sur le sol. Mort.
Rick eut un rictus qui révéla ses canines, tout les muscles de son corps lui faisaient mal à présent. Il lâcha la machette ensanglantée et le bruit métallique de sa chute résonna dans l’allée. Au loin un chien aboya.

« Ah, ah … »

Le rictus s’était transformé en un léger pouffement puis tout à coup, et de manière hystérique, il rit à gorge déployée. L’odeur du sang tout autour de lui le plongeait dans l’extase. Il soulagea les articulations de son cou d’une rotation de la tête tout en humant l’odeur de l’hémoglobine qui lui donnait l’eau à la bouche. Mais au fond c’était une torture : les deux connards étaient déjà morts, leur sang à présent froid il ne pouvait plus y toucher.
Il renifla deux coups et se pencha sur le blondinet. Lui il n’est pas mort. L’autre avait toujours les yeux ouverts, deux grands yeux vert émeraude qui brillaient presque dans la sombre allée

« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il tout en sortant ses gants de mousseline, qu’il enfila délicatement.

L’autre remuait les lèvres comme une carpe agonisante hors de l’eau, il tentait clairement de parler mais aucun son compréhensible ne sortait de sa bouche, à la place résonnait un gargouillement immonde à chaque fois que la langue venait heurter son palais et remuait au passage des flots de sang qui vrombissait aux commissures de ses lèvres.
D’un geste expert, penchant son visage sur le côté, Rick l’aider à expulser tout le sang, puis il redemanda d’une voix distincte :

« Comment t’appelles-tu ?
— Ir … Irkel, agonisa l’autre.
— Dorénavant tu t’appelleras Ignacio. »

L’instant d’après, ses crocs étaient dans sa gorge.


*

La lune culminait haut dans le ciel lorsque Ignacio entama l’ascension la colline. Quatre jours plus tôt ce sommet de colline avait été le départ de son périple dans la forêt luxuriante de Puerto Blanco, aujourd’hui c’est sa ligne d’arrivée. Il releva la tête vers le point culminant et, sa silhouette découpée dans le clair de lune, il aperçut Piccolo.
« Ah Ignacio ! Tu m’as presque fait attendre, lança l’ancien marchand d’esclave en levant les mains au ciel comme il en avait l’habitude, mais il s’arrêta net, ses yeux hagards fixant l’espace au-dessus de l’épaule d’Ignacio. Ce dernier vint se placer près de lui, toisant de sa longue stature toute l’étendue de Puerto Blanco en contrebas, constellation de fenêtres éclairées del Barrio au Vieux Port.
Piccolo se mit à rire :
« Mes Dieux Ignacio, lorsque je te disais de récupérer les marrons je ne pensais pas que tu allais rameuter toute la marronière. Combien sont-ils ? Il fait trop noir je ne vois pas, cinq cents ? Huit cents ?
— Trois mille », coupa court Ignacio.
Piccolo ne répondit rien. Il se contentait de regarder la foule de marron qui s’étendait entre les arbres devant lui, remplissant chaque centimètre carré d’espace disponible. Immobiles, ils lui rendaient son regard ; stoïque.
« Qu’as-tu fait de Tavish ? demanda-t-il finalement.
Ignacio siffla un coup entre ses dents et deux silhouettes se détachèrent de la foule. C’était Le Pingre, qui tenait fermement Tavish entre ses mains gantées. Celle-ci était complètement incapable de marcher par ses propres moyens. Sa tête retombait pendante sur son épaule. Elle semblait évanouie.
« La chienne a été un peu retissante au début, confia Ingacio sans lâcher des yeux la ville en contrebas dont les lumières dorées bouillaient en ses yeux verts comme de l’or en fusion. Elle a essayé de s’enfuir … nous a fait perdre un temps précieux … j’ai pris les mesures nécessaires », résuma Ignacio, comme si chaque mot sortant de sa bouche lui demandait la fourniture d’un travail énorme.
Piccolo fronça les sourcils. Il longea du regard le corps de l’élu divine pour remarquer que son pied droit était manquant. Au lieu d’un pied, c’était par un moignon pullulant de mouches et suintant de pus que se terminait sa jambe. Piccolo resta de marbre.
« Après cela elle s’est montrée beaucoup plus … coopérative, termina Ingacio.
Puis s’adressant au Pingre :
« Lâche là. Elle est morte. »
Ce dernier s’exécuta et le corps sans vie de l’élue divine vint s’écraser contre le tapis de feuilles infesté d’insectes grouillants de la forêt.
« Sinon que s’est-il passé pendant mon absence ? demanda Ignacio sur un ton qui aurait tout aussi bien été adapté pour demander la date d’aujourd’hui.
Piccolo déglutit, se détourna du corps de la druidesse et dit :
« Franco est revenu.
Une légère tension des muscles de son visage, comme un voile qui l’espace d’un instant passe devant ses yeux.
« Dans ce cas Rick est mort, murmura Ignacio.
— Ce n’est pas tout, ajouta Piccolo. Pendant ton absence les seigneurs pirates ont fomenté un coup d’état. Ils ont repris El Barrio des mains de la garde de Valentino. Quant à lui, Franco l’a renvoyé accompagné de sa femme vers Kelvin. Il a pris un bateau aux premières lueurs du jour.
— Quand ?
— Ce matin même. »
Alors que Piccolo prononçait ces mots, il entendit comme un le bruit lancinant d’une rafale de vent puis trois silhouettes mouvantes se dessinèrent derrière eux. Piccolo sursauta, mais ni Ignacio ni aucun des marrons ne broncha. Les silhouettes suffisamment proches, Piccolo reconnut trois grands hommes. Leurs habits étaient à moitié déchirés, tachés de sang et pour celui qui se trouvait devant lui toute sa manche gauche était complètement partie en fumée, révélant un bras rougit couvert de boursouflures et de cloques.  
 
Piccolo recula d’un pas. Les autres restèrent de marbre, faisant face à Ignacio, ils ne lui lancèrent même pas un regard. Ignacio lui leur tournait le dos, contemplant toujours le spectacle qui s’offrait à lui en contrebas.
« Ignacio, commença celui dont le bras avait brulé, Rick n’est plus. Franco et ses hommes sont les responsables. Nous avons riposté après qu’il ait pris la mer. Les quatre navires qui formaient sa flotte ont été coulés, mais nous n’avons pas réussi à mettre la main sur lui. Nous avons cru préférable d’attendre votre retour pour procéder à la suite des opérations.
— Franco n’est pas mort d’après lui, lança Ignacio couplé d’un signe de tête en direction de Piccolo qui se tenait sur sa droite.
Trois paires d’yeux vinrent se poser sur lui. Piccolo frissonna à la vue de leurs yeux qui réfléchissaient la lumière à la manière d’un félin. Ces hommes là n’avaient rien de normal. Quelque chose ne tournait pas rond. Il sentit une goutte de sueur couleur le long de sa tempe et il lui prit une soudaine envie de prendre ses jambes à son cou qu’il réussit tant bien que mal à maîtriser.
« Comment se fait-il que vous ne soyez que trois ? interrogea Ignacio qui leur tournait toujours le dos. Battista, parle. »
L’homme qui se trouvait au milieu prit la parole. Il portait ses cheveux en crète et son visage était ravagé de cicatrices, l’éclairage de la lune en plongée accentuant toutes les imperfections de sa peau.
« Asciano et Gegliemo ont péri, déclara Battista.
Sa voix était grave, rocailleuse.
— Ils étaient chargé du navire de Franco durant le raid. Nous n’avions pas prévu que l’élu divin serait à son bord. Il est le seul à avoir pu les mettre en jouc. »
Pendant une seconde qui sembla durer une liturgie Ignacio ne dit rien. A quoi peut-il bien penser ? se demanda Piccolo. Puis il se tourna vers ses hommes, à vrai dire c’était le premier mouvement qu’il faisait depuis qu’il était venu se placer ici.
« Si vous cherchez l’élu divin il est parti ce matin pour sa Kelvin natale. Vous devriez pouvoir le rattraper facilement, histoire de finir le travail. »
A ces mots Battista se volatilisa à l’insu de tous. Piccolo reconnu ce bruit de rafale caractéristique qu’il avait entendu un instant auparavant, puis il perçut un bruissement d’elle à côté de lui et un léger déplacement d’air vint heurter son visage. Du coin de l’œil il aperçut une chauve-souris passer au-dessus de sa tête.
« Non, murmura-t-il.
Il tomba à genoux.
— Non, ce n’est pas possible. Non, non … des vampires ? Ce n’est pas possible », répétait-il une main sur son front.
Autour de lui, personne ne lui préta la moindre attention.
Ignacio se tourna vers Puerto Blanco :
« Détruisez tout. »
Alors tous les marrons se mirent à déferler le long de la colline telle une marée humaine. Lorsqu’ils l’eurent tous dépasser, Ignacio s’apprêta à leur emboîter le pas mais il s’arrêta net. Lui tournant toujours le dos, Piccolo vit sa nuque se raidir un petit peu tandis qu’il redressait la tête, laissant ses cheveux blonds baigner d’une lumière argentée :
« Ah j’allais oublier. Tuez-le. »
Et il reprit sa marche.
*

Spoiler:

Dans le frais patio du palais del Barrio, les colonnes de marbres blancs s’élèvent tel des arbres de pierre et à la rencontre des coursives de marbre, forment une galerie dégagée s’ouvrant sur un ciel d’été. Les étoiles y scintillent d’une ferveur pâle et leur lumière vient se refléter dans l’eau cristalline qui alimente la petite fontaine centrale. Au centre de celle-ci, se dresse une réplique à l’échelle un demi le premier jet de la statue d’Ariel trônant sur la Plaza Mayor. De fins canaux bien dissimulés dans la pierre transportent l’eau jusqu’à la base de la nuque. Icelle ruissèle ensuite le long du corps d’albâtre, soulignant des formes féminines aux proportions parfaites.
Au coin Nord-Est de la cour, aux pieds des colonnes que recouvrent un bougainvillier épanoui en explosion de mauve sont disposées deux chaises ainsi qu’une table en fer forgé blanc. L’une d’elle est restée vacante, l’autre est occupée par un homme grand et fin qui patiente. Ses yeux verts chatoyants dans la nuit sont braqués sur la grande porte d’entrée en bois peint en bleu. Il ne détourne son regard que pour inspecter sa montre à gousset qu’il a sorti de la poche de son veston : minuit.  
Une heure à présent que la ville était sienne. A vingt et une heures ses troupes marchaient sur Puerto Blanco. A vingt trois heures il pénétrait dans le palais par la grande porte. Pris au dépourvu et en infériorité numérique les troupes de pirates se retrouvèrent instantanément submergées. Pourtant il sait qu’il n’aura pas gagner tant qu’il n’aura pas accompli ce pourquoi il patiente depuis plus de deux lunes. Franco.
Nouveau coup d’œil à sa montre. Minuit une. Soudain la porte s’ouvre. Déboule dans la salle deux marrons tenant fermement dans leurs mains une vieille femme aux cheveux gris attachés en chignon et portant une longue robe de chambre couleur crème. Ses traits son tirés et ses yeux légèrement bouffies : elle semble avoir été réveillée il y a peu et avoir enfilé la première chose qui lui venait sous la main. Néanmoins et ce malgré son âge avancé, sa démarche n’est ni lente ni boiteuse mais au contraire légère et maitrisé en dépit des deux mains noires agrippées à ses bras qui la dirige vers la table en fer forgé où l’attend Ignacio. Arrivés à son niveau, les deux marrons tentent de la faire s’asseoir de force mais elle les repousse. Ses yeux bleu gris comme l’aurore viennent croiser ceux d’Ignacio en signe de protestation. D’un geste de la main ce dernier congédie ses hommes. Ayant relâché leur étreinte, ils vont se placer de chaque côté de la porte d’entrée.
Un instant les deux protagonistes se toisent, le silence ambiant seulement rompu par le clapotis de la fontaine. Ignacio, un demi sourire aux lèvres fait signe à la vieille de prendre place. Celle-ci semble hésiter un instant puis elle s’exécute :

« Madame Fleurimont, commence Ignacio, je ne suis pas sûr que nous n’ayons jamais été présenté. Je me nomme Ignacio et fait partie du conseil de régence de Santa-Sarah.
A ces mots la vieille étouffe un ricanement.

— Comme vous avez pu vous en rendre compte, continue Ignacio qui fait mine de ne pas l’avoir remarqué, l’île de Puerto Blanco est désormais la propriété de Santa-Sarah et j’en deviens ainsi le Gouverneur officiel. De ce fait il serait fortement souhaitable que vous apposiez votre signature sur ces documents, dit-il en sortant un rouleau de parchemin de la poche de son manteau avant de le poser sur la table. Ici et ici, ajoute-t-il en pointant du doigt deux emplacement en bas de page où figure la mention « Signature ».  
Madame Fleurimont considère le document impassible. Puis elle s’en saisit d’une main droite ridée et moucheté de taches de rousseur et le déchire ; en deux puis en quatre et de l’envoyer voltiger les morceaux sur Ignacio.

Elle prend la parole :

« Nous ne sommes jamais rencontré si je ne m’abuse ?

— Non, en effet, répondit Ignacio en rassemblant calmement les morceaux de papiers qu’il posa en pile au bord de la table.

— Auriez-vous une cigarette ? demande Madame Fleurimont.

— Je ne fume pas, désolé.

Madame Fleurimont plisse les yeux et le toise un instant :

— On m’avait parlé de vous comme d’un excentrique, un original au goût prononcé pour la boisson, la cigarette, le sexe ; avec tout et n’importe quoi et les drogues en tout genre … et pourtant c’est bel et bien une tout autre personne qui se présente devant moi. Un contrat Monsieur Rivalone ? Vraiment ? dit-elle d’un d'un ton remplit de sarcasme.

Elle le dévisage sans retenue puis reprend :

— Vous semblez être une toute autre personne. La mort de Monsieur Ferrantonio vous aurait-elle changée ?
La pique fait mouche. Ignacio se redresse sur sa chaise, esquisse un demi sourire et réplique :

— Pour vous répondre Madame Fleurimont, je suis bien étonné par les mots qui sont arrivés à vos oreilles à mon encontre. Si courte est la distance qui sépare nos deux îles, enfin mes deux îles désormais —Œil pour œil, dent pour dent salope— et pourtant comme le bouche à oreilles est bon à tout déformer. Certes, comme vous vous en doutez la perte de mes confrères membres de la Caraccapa, dont notre mentor, Ricardo, ne m’a pas laissé indifférent : des personnes respectables, avec lesquelles j’ai communément œuvré et ce depuis plusieurs années maintenant pour le bien-être de notre île, enlevées si sauvagement —il accompagne le mot d’un geste de la main simulant d’écraser quelque chose au creux de son poing— de la surface du monde.

Il marque une pause, minant l’affliction. Au loin une chouette hulule dans la nuit.

— C’est la raison pour laquelle je suis ici ce soir. Voyez-vous, au-delà d’une simple histoire de vengeance, c’est pour la mémoire et les idéaux de mes comparses que je me bats, eux qui ont toujours été opposés aux trafics d’esclaves régnant dans l’archipel et dont la parole a été étouffée sans …

A ces mots Madame Fleurimont frappe du point sur la table, se relevant par la même occasion de sa chaise :

« Oh, épargnez-moi votre mauvaise fois Monsieur Rivallone ! Un attentat ?! Mais où aviez-vous la tête ?! se met-elle à hurler.

Les veines bleutées de son cou pâle et distendu pulsent du sang qui afflue de son cœur enragé. Elle pointa son index vers Ignacio :

— Tout ma vie je l’ai passée sur cette île. Mes parents y sont nés et morts et leurs parents avant eux également. Jamais avons-nous connu de conflits sur Grande Lagoon. Êtes-vous sérieusement conscient de vos actes ? Dois-je vous rappeler que Puerto Blanco,  Portazura, Porto Santo demeurent toujours nos alliés. Vous venez de déclencher une guerre qui déchirera tout l’archipel, dit-elle comme si ces mots avaient invoqué une épée de Damoclès flottant maintenant au-dessus de la tête blonde d’Ingnacio.

Ignacio étouffa un ricanement :

— Décidément les ouï-dire et ragots vont bon train sur cette île. Il me semble que vous ne possédiez aucune preuve de ce que vous avancez Madame Fleurimont. L’attentat aurait pu être perpétré par n’importe qui. Je ne pense pas que Franco soit en reste concernant les personnes qui veulent lui nuire n’est-ce pas ? La Caraccapa ne l’est pas non plus, il n’est pas omis que cet attentant ait été perpétré afin de créer une guerre entre nos deux nations.

Il ne lui laisse pas le temps de répliquer et enchaine :

— Mais comment ne pas répondre de la sorte après l’attaque de Franco sur nôtre île ? Le meurtre de paysans innocents ainsi que de notre Gouverneur Franco dont le crime a été de refuser de payer un impôt qui allait à l’encontre de toute ses idéologies. Comme je l’ai déjà mentionné, si Santa-Sarah a aboli l’esclavagisme ce n’est pas pour le financer à l’extérieur par l’intermédiaire d’une taxe bidon.

Ignacio déglutit. Il commence à perdre patience. Où se trouve Franco ? Franco, Franco, Franco …

— Et puis Madame Fleurimont, si guerre il doit y avoir guerre il y aura. Cependant je connais des puissantes nations étrangères qui voient d’un très mauvais œil le fait qu’il existe une capitale pirate à quelques centaines de kilomètres de leurs côtes, lacha-t-il en relevant un sourcil, et ils n’hésiteraient pas, je n’en doute moi-même pas le moins du monde, à soutenir de près ou de loin le partit s’opposant à ces pirates. Non ?

Madame Fleurimont tituba. Elle posa une main fébrile sur son accoudoir et se rassit.

Je la tiens.


— Maintenant, dit-il en sortant de son veston une deuxième copie du contrat ainsi qu’un encrier et une plume, si vous voulez bien signer.


Mais Madame Fleurimont ne semblait pas l’écouter. Elle fixait délibérément le sol, hagard.

— Oh mais où avais-je la tête, dit Ignacio en se frappant le front du plat de la main, votre signature ne vaut plus rien, vous n’avez plus aucun pouvoir sur Puerto Blanco, si vous n’en aviez de toute façon jamais eu … En revanche, il fit mine de réfléchir un instant, nous connaissons tous deux une personne qui pourrait signer ce document.

Madame Fleurimont ne bouge pas d’un pouce, ses yeux toujours perdus entre les joints du carrelage qu’elle fixe délibérément. Alors Ignacio se lève, se rapproche d’elle et vient lui empoigner la tête entre son pouce et son index comme au creux d’une pince de homard. Celle-ci se débat alors il vient plaquer son autre main sur son front, maintenant son visage fixé sur le sien :

— Puisque vous ne semblez pas avoir compris les règles du jeu Madame Fleurimont, je vais prendre la peine de les réexpliquer. Mais d’abord permettez-moi de procéder à un bref résumé de la situation. J’ai gagné, dit-il avec une articulation exagérée. Vos troupes ont capitulé. L’île tout entière m’appartient et vos pirates au fer. Seulement il en manque quelques-uns à l’appel. Ceux-ci répondent aux noms de Madame, Samokaab, Kalsang, Chiang Leong et bien entendu Franco Guadalmedina.

Il ressera son étreinte. Les yeux de la vieille s’agitaient dans leurs orbites comme deux toupies.

—Vous allez me dire où ils se trouvent, dit Ignacio dans le plus grand des calmes.
La vieille ne répond rien. Alors il resserre une fois de plus son étreinte. Emane alors de la captive un cri étouffé.

— Ne me sous estimez pas Madame Fleurimont, les champs de ruines de Canergen sont un salon de thé en Oro comparé à ce que je peux vous faire subir. Je vais répéter ma question une dernière fois : où-se-trouve-Franco ?

Un long silence envahit la cour. Un filet de sang coulait de la narine droite de la vieille sous le regard interrogatif des marrons se tenant sur les côtés. Va-t-il lui exploser le crâne ? C'est ce qu'ils doivent penser. Ignacio lui laisse une seconde de plus mais aucune manifestation de coopération se fit entendre. Alors il s’appréte à réduire son cerveau en bouillit quand tout à coup la porte s’ouvre à la volée. Ignacio relâche son étreinte et Madame Fleurimont s’effondre par terre, évanouie. Dix marrons ont pénétré dans la pièce, ils trainent deux par deux —sauf pour un sur lequel ils sont quatre— quatre individus aux visages tuméifiés et gouttelant de sang qui vient tacher le carrelage.
Ignacio leva les mains en signe de bienvenue :

« Ah ! Vous voyez Madame Fleurimont nous en venons aux faits, dit-il en s’adressant à la vieille toujours knock out. Permettez que je vous fausse compagnie un instant, ajouta-t-il en se dirigeant vers ses nouveaux hôtes.

— Tiens, tiens, dit-il en arrivant aux niveaux des pirates toujours fermement retenus par les marrons. Vous, vous devez être Kalsang, dit-il en venant se placer devant le plus jeune des prisonniers. La tête du jeune homme retombe désespérément sur sa poitrine et ses mi-longs crasseux et dégoulinant de sang provenant d’une blessure sur le sommet de son crâne viennent cacher son visage. Celui-ci ne bougea pas. Face à la stoïcité de son haute Ignacio fit un signe de tête au marron sur sa gauche qui vient envoyer une gifle dans la gueule du pirate. L’autre revient presque immédiatement à lui. Ignacio approche son visage à deux centimètres du sien et de son avant-bras relève les cheveux du garçon.

« Où est Franco ? dit-il sur un ton glacial.

— Sais pas, répond le blanc bec dans un souffle.

Ignacio étouffe un violent rictus tandis qu’un spasme traverse sa nuque.

— Bien, dit-il en se redressant. Tuez-le.

A peine a-t-il prononcer ces mots que l’autre marron sort une dague de son fourreau et vient trancher la gorge du pirate d’un coup sec. Le son de la lame tranchant chair et tendons est immédiatement suivi d’un « splash » lorsque le flot de sang vient heurter le sol. Alors que le garçon se vide de son sang, toujours maintenu par les marrons, Ignacio se dirige sans un mot vers le prochain prisonnier se trouvant à sa gauche, un gars au yeux bridés et au crâne chauve couvert de tatouage. Un de ses yeux noir de jais est injecté de sang et son arcade sourcilière est bousillée, pourtant il est encore maître de ses esprtis, du moins pour le moment. Du sang a coulé tout le long de son visage pour venir se perdre dans sa moustache qui ressemble maintenant à un balais brosse.
Ignacio le toise un instant, l’autre, même borgne soutient son regard. Il approche ses lèvres de son oreille.

« Tu sais que c’est très dangereux ce que tu fais là, chuchota Ignacio. Il est plutôt déconseillé de regarde un vampire dans les yeux Kiang Choi Leong …

Il lève les yeux en direction des deux marrons.

— … si tu vois ce que je veux dire.

Le vieux détourne la tête. Ignacio esquisse un sourire.

« Je vais répéter la même question. Où se trouve Franco ? »

Aucune réponse.

« Tuez-le. »

Shlack. Nouveau prisonnier. Grand, noir, musclé avec des inscriptions à la peinture blanches sur tout le corps. Celles-ci se sont mélangés à sa sueur et à son sang et colore à présent sa peau d’une couleur rose pale. Même maintenu par quatre marrons, le fou essaye quand même de se projeter vers l’avant pour en découdre avec l’homme responsable de sa capture.

« Samokaab, n’est-ce pas ? On m’a beaucoup parlé de toi. Moi c’est Ignacio. Vois-tu je tiens à te remercier, le coup d’étât, magnifique idée, tu m’as vraiment facilité la tâche sur ce coup-ci.

Il fait un ample geste de la main.

— Car tout ça, je le dois à toi.

A ces mots l’autre se jeté ce qui oblige Ingacio à reculer d’un pas. Mais il n’a pas le temps d’aller bien loin et est vite remis à sa place par les marrons, et un lui envoie un coup de bâton bien placé derrière les omoplates qui lui fera réfléchir à deux fois.

« Franco ? »

Pas de réponse.

« A vrai dire pour te remercier de ton dévouement j’allais t’exécuter en dernier mais après ce que tu viens de faire j’ai changé d’avis. »

Le regard du nègre est rempli de haine, et les rebords de ses narines frémissent à chacune de ses respirations.

« Tuez l…

— AAAAH !

Un cri. Aigu. Démoniaque. Ignacio tourne la tête vers sa source. Cela vient de la négresse à côté. Ses cheveux flottent dans les airs et ses yeux sont révulsés.

Quoi ?!

Tout à coup ses yeux roulent dans leurs orbites et ses pupilles viennent se braquer droit sur Ignacio :

« MONSTRE A DEUX VISAGES ! SERPENT ! DEMON ! MONTRE NOUS TA VRAIE NATURE ! hurle-t-elle.

Alors c’est comme si le crâne d’Ignacio avait été placé dans un étau. Ses jambes sont prises d’un tremblement qui remontre dans tout le reste de son corps. Soudain une douleur aigue se déclenche au milieu de son cerveau. Il vient placer une main à son visage et se rend compte qu’il saigne abondamment du nez.

Qu’est-ce qui m’arrive, pense-t-il paniqué pour la première fois. Se tenant toujours le front de sa main gauche il ammène sa main droite devant son visage et voit que celle-ci bouge de manière incontrôlable. Sa peau gonfle et se dégonfle par endroit, comme si des centaines de cafards rampaient à l’intérieur de ses muscles et tendons. La sensation est la même dans tout son corps. Alors il comprend.


Non, la salope !!


Alors ses cheveux blonds se raccourcirent irrémédiablement tout en se colorant d’un chatains qui vire au gris sur les temples. Son front se ride et les pupilles de ses yeux, virent du vert au brun. La douleur est intenable et il pousse tout à coup un hurlement tandis que le dessus de ses lèvres se bleuit d’une barbe nouvelle. Puis … plus rien.
Immobile un instant, c’est une silhouette familière qui se redresse devant les deux pirates. Samokaab crache à ses pieds. Madame elle le regarde avec un sourire en coin qui révèle un incisive taché du sang qui a coulé de son nez et de ses yeux.

Devant eux se tient à présent Ricardo Rivallone.  


*


Qu'il est bizarre pour lui de retrouver sa véritable apparence, après tout ce temps passé sous les traits d'un autre. Quelle curieuse sensation que les transformations. S'y était-il vraiment jamais habitué ? Il lisse ses cheveux et sa moustache d'une main baguée. Puis il expire bruyamment en tirant sur les pans de son pourpoint pour en lisser les plis. Il ouvre les yeux. Des yeux ayant repris leur couleur habituelle. Et qui font face à deux paires d'yeux écarquillées. Un silence de plomb est retombé sur toute la pièce seulement entrecoupé par les respirations de Madame qui soutient vivement son regard. Elle respire à grande haleine et chacune de ses expirations expulse des micro gouttelettes de sang venues effleurer ses lèvres. Un demi sourire aux lèvres, Rick hausse les sourcils, forcé de reconnaître la performance de la négresse qui se tient devant lui. Puis il fait un signe distinctif aux marrons qui se trouvent derrière les prisonniers : il passe son pouce au travers de sa gorge. Dans l'instant qui suit les marrons sortent un coutelas de leur fourreau s’apprêtant à trancher dans le vif mais Rick lève une main tout en inclinant légèrement la tête :

"Pas la négresse..."Non, pas la négresse, ajouta-t-il pour lui-même un sourire sadique aux lèvres.

Il abaisse la main et la gorge du pirate est tranchée. Celui-ci émet un bruit de succion horrible et ce sont des flots de sang qui s’écoulent de son artère ouverte. Bizarrement, celui-ci ne bronche pas. Toujours à genoux, il se meurt sur place, les yeux toujours ouverts, une longue trainée de sang recouvrant son torse et ses vêtements. Mais ce qui tracasse réellement Rick, c'est cette saleté qui s'est coincée dans l'ongle de son index. Il déteste par-dessus tout avoir les ongles sales. D'un geste expert il vient récurer son ongle avec son autre index puis par une friction du pouce il laisse retomber la saleté par terre. Enfin Rick s'approche du pirate raide mort. Et, touchant son front de son index, il le repousse du bout du doigt. Ce dernier vient s'écraser sur le sol en marbre dans un splash humide. Rick enjambe sa carcasse puis se penche à l'oreille de Madame. Celle-ci recule la tête, se débat, claque des dents, semblant prête à lui arracher un morceau de joue si il s'approche trop près. Mais le marron derrière elle a déjà rangé son coutelas et lui maintient la tête droite.

"Je m'occuperai de toi plus tard, vient susurrer Rick à son oreille, j'ai d'autres plans pour toi sorcière."

Un bruit sourd détourne leur attention. La grande porte vient de se refermer derrière le Pingre qui s’approche aux côtés d’un marron tenant dans ses bras … Franco ? Inerte. Une chape de plomb est retombée sur tout le palais enfermant tous ses occupants dans une stupeur inaudible. Le visage du Loup de la Passe est tourné vers l’intérieur, dissimulé entre les bras de son porteur. Il est trempé et de l’eau coule le long de son bras droit pendant avant d’atterrir par terre. L’eau claire forme de petits cratères sur le sang épais comme de la boue. Le Pingre, son visage toujours caché par une pièce de tissu sombre vient placer aux côtés de Rick :

« Retrouvé en bas du précipice. Il est mort »

Un cri strident provenant de derrière suivit son annonce, tous firent volteface, tous sauf excepté Rick, dont les yeux restaient braqués sur la dépouille de Franco. Madame Fleurimont s’était relevée et son cri se répand à présent à travers les deux mains tremblantes qu’elle a apporté devant sa bouche faisant écho dans toute la cour. Un cri atroce, déchirant de douleur.

Rick fait un signe de tête précipité, presque comme un tic de rage et le Pingre se dirige immédiatement vers la vieille. D’une main il empoigne ses cheveux et la tire vers la sortie. Celle-ci veut se jeter sur Franco mais glisse sur le sol mouillé et retombe tête la première. Rick est braque deux pupilles rouges orangées sur la fauteuse de trouble :

« Hors de ma vue, catin, lâche-t-il avec une expression de dégout sur le visage.

Le Pingre se précipite sur la vieille à moitié évanouie tachant de réparer son manque de vigilance et la porte jusqu’à la sortie.
Le silence revient dans la cour. Tout en se massant les paupières, s’efforçant de contenir sa rage, Rick se dirige vers Madame. Il se plante devant elle et lui tire une gifle qui l’envoie immédiatement à terre. Le marron demeure stoïque portant toujours Franco à bout de bras, comme si ce fut une poupée de chiffon. D’une main, Rick se saisit de la gorge de Madame, enfonçant chacun de ses doigts le long de sa trachée avant de la soulever vingt pouces au-dessus du sol.

« Vous êtes les responsables, n’est-ce pas ? Toi et les trois autres déchets. »

Par terre, les corps des trois pirates baignent dans leur sang rouge incarnat. Les yeux de Samokaab sont restés ouverts, braqués sur un monde dont il ne fait à présent plus partie.

« Vous, les pirates, dit-il en expulsant un filet de bave tant sa bouche s’articule avec rage, ne méritez pas de vivre. Vous ne connaissez aucune loyauté, aucun honneur. Et ce sont les vampires que l’on traite de monstre ? »

Il ricane. Son visage a changé d’apparence. Non seulement ses yeux ont changé de couleur, mais son nez s’est rétréci et renfrogné exposant ses fines narines. Ses pommettes se sont réhaussées et ses oreilles affinées. Il ne ressemble presque plus à un humain.

« Malgré tout, je vais tenir parole et t’épargner, car nous vampires savons respecter un serment. »

Il fixe Madame droit dans les yeux, celle-ci ne se débat plus. Elle est à deux doigts de l’évanouissement. Ils échangent un regard, plein de haine pour l’un, rempli de pitié pour l’autre. Puis, en une fraction de seconde, il se jette sur son cou et y mord à pleines dents. La pirate essaie d’hurler mais aucun son ne sort de sa gorge entravée mais la main puissante du vampire. Elle parvient seulement à ouvrir la bouche. Le sang coule et la magie noire opère. Ses canines s’allongent inexorablement, ses jouent se creusent et son teint devient blafard. Lorsqu’il retire ses canines, sa tête retombe sur sa poitrine, inerte. Rick lâche son étreinte et Madame se retrouve par terre.
Lentement car il est épuisé, il tend un bras vers un des marrons :

« Va la coucher. Veille à ce que la pièce soit à l’abri de la lumière. »

Le marron s’exécute et Madame disparaît de la cour.

A présent il ne reste plus que lui et Franco. Il s’approche en titubant sur le pirate, manquant de glisser dans la flaque de sang. Le marron voulut l’aider mais Rick fit un geste qui veut voulait dire « c’est bon ». Arrivé à hauteur de Franco, il approche sa main et tourne son visage vers lui.

Alors c’est à ça que ressemble le Loup de la Passe ?


Son visage est livide et ses cheveux de jais collant contre son front mouillé n’en accentuent que la blancheur. Ses lèvres supérieures et inférieurs son éclatées du côté droit, ainsi que son arcade sourcilière, surement à l’endroit où sa tête à heurter les rochers. L’hélix de son oreille gauche a aussi été arrachée, mais cela semble une blessure plus ancienne. D’une main Rick écarte les lambeaux de ses vêtements trempés. Dans la lueur de la lune il discerne quatre plaies béantes. A leur vue, Rick a un rictus de dégout et retire sa main.

« Tu seras mort comme un chien, Loup de la Passe. Tu aurais dû choisir tes alliés avec plus de discernement et pas les premiers à venir te lécher les couilles. »

D’un revers de manche qui faillit lui faire perdre l’équilibre, il essuie sa propre bouche dégoulinant du sang de la pirate. Un sang noir, épais, épicé.

« J’aurai préféré te tuer de mes propres mains mais il en est ainsi. »

Alors il embrasse le front du pirate y laissant l'empreinte de ses lèvres rouges sang.

« Rwyv bob amser hunj yn ennill, Je suis toujours vainqueur. »

Puis il se dirige vers la sortie :

« Fout le dans un tonneau et jette le à la mer, dit-il en direction du marron. Le plus loin possible d’ici … et nettoyez moi ça bordel … putain de bordel »

Il enfile sa cape qu’il a laissé sur le dossier de la chaise et alors qu’il s’enfonce dans le hall sombre du palais il ne peut remarquer les yeux de marbres de la déesse spectatrice braqués sur son dos …

Mar 26 Juin 2018 - 21:12
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Franco Guadalmedina
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Roi Pirate
Franco Guadalmedina
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.

Desnos



Sa tête le faisait affreusement souffrir lorsqu'il porta une main tâchée de sang sec à son crâne. Il songea un instant au caractère éphémère de la vie. La vie, c'est  comme l'alcool. Le rhum des contrebandiers ou les tords-boyaux des archipels de Vaora : on boit, il y a une nuit de joie, oui ; mais le matin froid arrive, et on a de la migraine et le ventre est malade. Ses yeux étaient collés. Il paniqua un peu. Était-il devenu aveugle ? Une vision s'imposa à son esprit sifflant tandis qu'il tentait d'ouvrir ses yeux collés par l'iode et le sel : la bouche collée contre le sabord. Sa bouche à lui était si sèche qu'avaler sa salive lui faisait grand mal. Le malheur, c'était cette nuit éternelle, épaisse comme de l'encre, et qui l'entourait de toutes parts. Ses yeux restaient collés.
Le diable a pris l'offrande, mais il reste l'autel... dit une voix. La voix était familière. Il prit alors conscience que les ténèbres avaient eu raison de lui une nouvelle fois. Un instant, il paniqua en songeant qu'on lui avait peut-être cousu les yeux. Ou bien était-il simplement devenu aveugle ? Il était temps de l'envisager. On avait beau prier dans la fosse, les paroles ne faisaient pas sortir la lumière des yeux clos. Il essaya alors de parler. Un poing de pierre gigantesque percuta son esprit. Une tempête, violente, déchira sa tête. Ses yeux acceptèrent enfin de s'ouvrir sur le monde. Le bas était en haut et le haut en bas. Puis il prit conscience de ce qui l'entourait. La lumière, tout d'abord. Incroyablement forte. Le soleil, à son zénith, étincelait haut au-dessus de lui. Ses rayons déguisaient en diamants chaque caillou ou grain de sable sur lequel ils se posaient. Lui, il était allongé sur le ventre, sur une plage de sable brun, presque noir. Le paysage était entièrement de lumière. Tout ce blanc et tout cet éclat autour le faisaient souffrir. Il referma aussitôt les yeux.

«  Tu comptes somnoler encore longtemps ? dit une voix.

Il reconnut la même voix que tout à l'heure. Bon sang, pourquoi n'arrivait-il pas à se souvenir ? Á qui appartenait cette voix ?

- Tu peux parler ?
- ...soif...

Il n'avait pas réussi à prononcer d'autres mots que celui-ci. Un rire, froid et aiguisé comme la lame d'un couteau lui répondit. C'était une femme qui riait et conversait avec lui.

- Soif ? reprit la voix. Voyons ! Comment peux-tu avoir soif dans un tel endroit ? Allez, lève-toi.

Étrangement, cette voix de femme n'avait rien de chaleureux. C'était une voix dure, sévère et sans ouverture.

- Lève-toi ! Reprit-elle. Tu dors depuis trop longtemps !

Faut-il que je sois fort ! pensa-t-il, pour trouver la volonté d'ouvrir les yeux une nouvelle fois, et me redresser. Mais il le fit. Petit-à-petit, les contours des éléments qui l'entouraient se firent plus nets. Le sable un peu moins lumineux. Le sifflement doux des vagues à ses pieds parvint à ses oreilles. Il se redressa doucement, s'assit. Il reconnut alors le paysage : c'était l'un des nombreux Îlets sauvages de l'Archipel. C'était, précisément, l'îlet sur lequel il avait dû combattre à mains nues le chef de la tribu, Ikraa, le fils de Calcite Yorel. Tout autour de lui, des roches presque noires, aussi pointues que des pointes de couteau ou des dents de requin jaillissaient des vagues d'un bleu profond qui venaient doucement mourir sur les rivages. Le ciel était blanc. Dégagé. Sans aucun nuage. Un peu plus loin, de nombreux arbres aux troncs rugueux, noirs et longs de plusieurs dizaines de pieds faisaient un peu d'ombrage. Il distingua alors une forme, assise sur un rocher à l'ombre des frondaisons, la peau noire et les pieds nus enfoncés dans le sable. Un capuchon loqueteux en peau de bête tressé de coquillage encadrait un crâne humain faisant office de masque. Un drap léger composé de plusieurs couches de tissus différents formait une robe de cérémonie particulière qu'il identifia tout de suite. Une main vola alors jusqu'au crâne, et le masque s'écrasa dans le sable, aux pieds du visage qu'il était censé dissimuler au regard. D'une main experte, la prêtresse noire fit s'enfoncer la lame d'un large couteau dans la chair d'une noix de coco bien mure, avant d'en porter l'eau à ses lèvres sèches et brûlées par l'air du large.

- Calcite...murmura-t-il d'une voix étouffée.

Elle ne dit pas un mot mais avança jusqu'à lui, d'une démarche qui le fascinait. Une démarche presque fantomatique. Alors, une fois ses pieds postés dans le sable brûlant, elle s'accroupit dans le but d'être à la même hauteur que lui et lui tendit le fruit qu'elle venait d'ouvrir en deux.

- Bien, dit-elle d'une voix qui aurait pu contenir du venin tant elle le moquait, nous progressons. Te rappelles-tu aussi de ton nom ?

Il ouvrit la bouche pour répondre immédiatement, indigné, mais aucun son n'en sortit. Il venait d'oublier. Mais cela lui revint presque aussitôt !

- Évidemment, je ne suis pas abrutit ! grinça-t-il. Combien de temps ai-je dormi ?

Ses mains portèrent à ses lèvres l'eau de coco avant de laisser rouler le fruit un peu plus loin. Il n'avait pas l'impression que cela venait de soulager sa gorge en feu. En même temps, il se tâtait au travers ses vêtements. Il était vêtu de pied en cape, exception faite de son couvre-chef qui manquait, de son fourreau et de sa rapière. Il ne portait plus ses pistolets non plus.

- Longtemps. Très longtemps...

Les embruns des vagues qui roulaient à ses semelles le lavaient. Lorsque ses doigts éraflés se troublèrent au niveau de son thorax et de son ventre, il trouva plusieurs déchirures sur ses vêtements. La veste et le gilet, jusqu'à la chemise qui couvrait son torse, s'ouvraient sur quatre plaies béantes, visiblement anciennes qui le marquaient. Sa mémoire travailla, encore une fois, un peu. Puis il se rappela les lames fines et aiguisées de ses anciens alliés au sommet de la falaise des cáscaras . Madame, Samokaab, Kiang Choï Leong et Kalsang.

- Lève-toi, Franko, reprit Calcite Yorel en se redressant. Il est l'heure.
- L'heure de quoi ?

Elle se mit en marche et lui répondit sans même tourner la tête vers lui.

- De rencontrer ta Déesse. Elle attend ton réveil depuis très longtemps...

~



La promenade qu'il faisait le long des plages de l'Îlet sauvage le sécha rapidement. Ses bottes lui faisaient mal aux pieds mais il préféra les conserver tant qu'il ignorait où sa prêtresse le menait. Marcher, quoiqu'il puisse en dire, faisait du bien à son corps et son esprit. Il s'était étonné de la rigidité cadavérique de ses jambes et du reste de ses membres. Ils marchèrent sans un mot sur ce qui sembla à Franco être plusieurs heures. Puis ses yeux se plissèrent et ses sourcils se croisèrent d'indignation.

- Á quel jeu joues-tu, Calcite ? L'apostropha-t-il.
- Le loup vient de se réveiller, et il trouve déjà le moyen de râler.
- Nous tournons en rond, regarde. dit-il en désignant du chef les traces de pas et de pieds qui se dessinaient un peu plus loin.
- Nous sommes arrivés.

La sauvage se posa sur un rocher dont la forme parut lui convenir grossièrement, les jambes en tailleur sous son corps svelte. Elle attendait.

- Je ne vois rien, dit-il après avoir scruté l'horizon et les rouleaux de vagues tout autour.
- Tu peux enlever tes vêtements, lui dit la mère d'Ikraa en le fixant de ses yeux blanc décolorés. Tu nageras mieux, sans.

Il ne comprenait pas. Au-dessus de leur front, le dôme brûlant du ciel lui rendait la vision pénible.

- La Déesse t'attend, lui fit Calcite d'une voix calme comme les flots avec un petit mouvement de la tête en direction de la mer. Plonge. Et tu la verras.

Un instant, il se demanda si tout cela n'était pas une immense farce. Comment pouvait-il être toujours en vie après la félonie de ses Seigneurs pirates ? Comment pouvait-il avoir atterri ici, en plein cœur des Îlets sauvages, à des dizaines de lieues de Puerto Blanco ? Et comment aurait-il pu rencontrer Ariel en personne ? Il choisit cependant d'obéir à sa prêtresse. Lentement, il ôta ses bottes et dégrafa sa cape. Il songea que l'air ambiant demeurait de toute façon suffisamment chaud pour le sécher sitôt qu'il sortirait de l'eau. Calcite Yorel le dévisageait toujours, de ses yeux effarants. Toute sa peau brillait sous le soleil. Un instant, il vit en elle l'épave d'un rêve évanoui. Alors il cessa de réfléchir et se poser mille questions, avança entre les rochers jusqu'à avoir l'eau en bas du cou puis plongea. Á peine venait-il de plonger, lui qui détestait cette activité, que tout remua ! L'eau parut se mettre à chauffer autour de lui, à trembler doucement. Il se crut prit dans un tourbillon, étrange sensation. Et pourtant, avant même qu'il puisse se débattre ou se questionner davantage, avant même qu'il ne panique il sentit une vague gonfler sous lui, le porter comme ses poumons s'emplissaient de nouveau d'un air pur. Frais, cette fois. Et il fut déposé par la mer elle-même, à l'égal des embruns, roulante et sauvage directement sur une plage. Cette fois-ci, le ciel était haut et étoilé car la nuit recouvrait tout de son enveloppe. Lorsque Franco Guadalmedina se redressa encore à demi-immergé, ce fut pour se trouver face à face avec une silhouette de femme, drapée dans un linceul d'un blanc immaculé. Elle avait des lèvres rosées comme le vin, très justement taillées ainsi qu'une bouche faite pour sourire dans les vergers. Un menton fin et mousseux. Un front, bien mis, le teint hâlé des femmes de l'Archipel. Sa chevelure de jais cascadait jusqu'au milieu de son dos et ses épaules étaient à la fois délicates et fermes. Sa taille fine ainsi que sa silhouette globale était la mèche chaleureuse d'une bougie dans les temps froids. Et deux yeux d'émeraudes roulaient sous de délicats cils bruns.

- Annabelle ? manqua de s’étouffer Franco.

Il remarqua alors le pendentif serti d'une pierre d'une gemme bleue, étincelant comme une étoile qui se balançait tout doucement entre les seins d'Annabelle. La bouche de son interlocutrice se tordit un peu. Lorsque Franco baissa le regard suivant la courbe de ses mollets nus, il remarqua que, si le niveau des vagues lui arrivait à lui aux genoux, sa belle interlocutrice se tenait elle, debout sur l'eau.

- Tu sembles surpris de me voir, Franco Guadalmedina.

La voix qui émanait de cette bouche splendide lui fit rapidement comprendre qu'il n'avait pas affaire à la jeune Annabelle de son île natale. Toute l'autorité, la beauté et la puissance que dégageait cette voix confirmait bel et bien que c'était une Déesse qui s'adressait à lui. Il fut submergé et hébété par tant d'empire. Alors, la Déesse reprit devant son silence :

- Dis moi, cette apparence n'est-elle pas celle que tu as choisis pour servir de modèle à la statue me représentant sur la Plaza Ariel, là où tu as fais construire mon temple ?

Écrasé par tant d'autorité émanant de cette femme qui n'en était pas une, il parla sans vraiment réfléchir, à la limite du balbutiement :

- Cette enveloppe ne vous fait pas honneur...

Légère comme une goutte d'eau, paraissant flotter sur la surface de l'eau, Ariel lui tourna alors le dos.

- Je le sais ! Mais ma forme véritable t'écraserait, brûlerait tes yeux comme un astre. Toi qui es déjà plein de stupeur et d'ennui comme le commun des mortels ! J'ai pensé que ce visage conviendrait pour une première rencontre. Tu penses que j'ai eu tort ?

Il ne pouvait qu’acquiescer devant l'onde aux syllabes transparentes. La Déesse avait la cheville légère. L'éclat de son pendentif faisait flamboyer la nuit tout entière.

- Non, ma Reine.

Il prit la liberté de la suivre, de l'eau jusqu'aux cuisses tandis qu'elle volait presque, légère, au-dessus du paysage. Au loin, embrassant l'horizon étoilé, l'ombre d'une baleine jaillit des flots avant d'y replonger, sereine. La queue noire de l'animal vint briser la surface de l'eau en faisant son sillage jusque dans les profondeurs.

- Ma Reine...répéta Ariel d'une voix plein de gaieté, voilà bien un titre qui me flatte ! Je trouve qu'il me convient à merveille. Il te donne l'air d'un homme intelligent lorsque tu le prononces, même si ton esprit est chétif. Tu sauras t'en agréer désormais.
- Déesse, reprit Franco après qu'un silence ait ponctué ses paroles, suis-je toujours en vie ?
- Bien sûr que non !

La Reine des océans avait tourné son visage ambré vers lui. Elle riait presque en lui répondant !

- Tu es mort, Franco Guadalmedina ! reprit-elle d'une voix forte comme le tonnerre. Tué par tes quatre Seigneurs pirates sur l'île de Puerto Blanco où tu avais entrepris de régner !
- Pouvez-vous me dire où je suis ?
- Tu es chez moi, assura Ariel l'air dégagé comme si il était stupide de poser une telle question.
- Et Calcite Yorel ?
- Ma prêtresse. Morte aussi. En même temps que tes autres compagnons, à bord de ta flotte. Brûlée par tes ennemis que tu étais allé occire sur l'île voisine de Santa-Sarah. Je lui ai demandé de te conduire jusqu'à moi dès que tu t'éveillerais. Te souviens-tu de tout ça ?
- Maintenant, oui. Je me rappelle de tout. La Caraccapa. Le coup d'état sur Puerto Blanco. Puis les cáscaras.

Il passa une main sur ses quatre blessures, cicatrices encore ouvertes qui laissaient couler le long de son poitrail et de son dos l'eau de mer qui s'en écoulait sans douleur.

- Puis la trahison de mes hommes, reprit-il. Madame, le Profanateur et les autres m'ont passé leurs lames en travers le corps. Ils m'ont ensuite jeté du haut de la falaise. Et puis plus rien. C'est à ce moment que j'ai dû mourir.
- Serais-tu intéresse de savoir ce qu'il est advenu de tes quatre Seigneurs pirates après ta mort ?

La Déesse s'était arrêté d'avancer pour se tourner vers lui. Encore une fois, Franco se sentit écraser par son aura. Elle l'observait de ses yeux verts, sans ciller, la perfection de ses traits accentuant la beauté de sa prestance. Un instant, son silence parut même éteindre les bruits des vagues sous la plante de ses pieds. D'un seul souffle, Franco sut qu'elle aurait pu faire vibrer tous les édifices de Ryscior.

- Je vous écoute.
- La situation a bien changé sur terre, Loup de la Passe, poursuivit-elle en reprenant sa marche sur les flots. L'île est aux mains de tes ennemis. C'est la Non-Mort qui règne en maîtresse sur Grande Lagoon, désormais. Leur chef, Rickardo Rivalone, a fait exécuter tes Seigneurs pirates. Sauf l'une d'entre eux : Madame. Qui est désormais l'une des leurs.

Ariel marqua une pause.

- Cette humaine qui a passé toute sa vie en mon giron, à chercher l'abri tranquille et sacré de mes océans, vient désormais de tourner le dos à ma lumière...et d'embrasser le germe des ténèbres.
- Ils en ont fait l'une des leurs... Mais Rickardo, comment peut-il être toujours en vie ? J'ai exposé sa dépouille sur la grade place de Santa-Sarah, après lui avoir percé le cœur avec mon épée en argent.
- Détrompe-toi petit homme, si facile à abuser...lui dit Ariel. Ça n'était pas Rickardo que tu as tué cette nuit-là, mais Ignacio. Le parrain de la Non-Mort, chef des mensonges, est toujours sur Ryscior. Il siège actuellement sur le trône de Puerto-Blanco.

Á cette voix qui disait la vérité, Franco s'autorisa une pensée triste pour tous ses compagnons d'armes, son frère Wallace et les autres, tombés pour la mort d'un vampire qui n'était qu'un sous-fifre. Il avait mal joué ses dés. Les cartes avaient finalement été redistribuées. La mort avait été son seul lot. Et il avait perdu la partie. Éprouvait-il une quelconque réjouissance à l'idée que les Seigneurs pirates qui l'avaient trahis gisaient désormais morts quelque part dans la posture désespérée de leur chute ? Politique et pouvoir avaient leur venin. Il se sentait à présent détaché de tout cela. Pour l'instant, il se distrayait à voir à travers l'aura Divine les incomparables ondulations de la chevelure de la Reine des mers. Il se sentait en cet instant si proche de l'oubli qu'il cherchait de son vivant en des breuvages exécrés. Une sirène aux yeux bleus envoûtant comme le cristal fit jaillir sa tête de l'eau afin de se presser contre sa divine Créatrice.

- Je te trouve bien silencieux, Franco Guadalmedina. Toi qui n'était pas du genre à attendre que passe l'orage, mais plutôt à danser sous la pluie !
- Faut-il que je m'excuse ? demanda-t-il à demi sarcastique.

La Déesse poursuivit sa marche, faisant un geste évasif de la main et dit :

- Fais en sorte de te sentir concerné. Je ne t'ai pas fais venir jusqu'à moi pour rien ! La mort peut être belle d'inédites beautés, sais-tu ? Mais pour toi, j'ai d'autres plans.
- D'autres plans ?
- Suis-moi, petit loup. Nous ne sommes pas les seuls impliqués dans cette histoire. Il est temps pour moi de t'introduire au Conseil. Ils t'attendent déjà.

C'était le temps de la mobilité. Franco vit apparaître, comme par magie, de petites plates-forme blanches et lumineuses sous les pieds d'Ariel à chaque fois qu'elle levait une jambe. Un escalier formé de plusieurs dizaines de marches que rien ne reliait s'éleva alors allant vers le ciel. La Déesse, dont la large toge blanche flottait sous les étoiles, se retourna pour lui parler. Elle était déjà bien haut hissée sur ces marches, par rapport à lui, resté en bas les pieds dans l'eau.

- Dépêche-toi, lui intima-t-elle d'une voix puissante, et il obéit.

Une à une, Franco gravit à son tour ces marches qui semblaient ne rien peser, allant à l'encontre du ciel. L’ascension dura bien moins longtemps qu'il ne le crût. Très vite, trop vite, comme si le temps n'avait sur ce paysage plus aucun impact, ils se retrouva sur les talons de la Reine des mers, entouré de nuages. Il leva alors la tête, et le vit. Un édifice gigantesque se tenait là, dans le ciel. Les murs et les pilastres, ainsi que les colonnades, les gravures, les moulures, avaient le bleu à la fois auguste et austère de la nuit. Rien ne paraissait soutenir le véritable palais qui accueillait Franco, sinon les nuages et l'azur. Et comme, dans la clarté nocturne, il pressait le pas pour ne pas perdre de vue la Déesse qui le précédait au pied du palais, il eut la gaucherie de se laisser surprendre par l'intense lumière qui filtra lorsqu'elle ouvrit grand les portes gigantesques. Un halo de lumière qui ébranla la nuit toute entière et le contraignit à protéger ses yeux de son avant-bras. Les portes colossales ouvertes, la Déesse sous les traits mortels d'Annabelle s'impatienta :

- Les autres Dieux t'attendent, Franco. Tu les fais patienter.

Il pressa le pas en guise d'excuse et franchit presque épaule contre épaule l'entrée du monument avec Ariel.
Il tomba alors sur une pièce unique, remplie d'une table gigantesque de forme carrée qui s'illuminait elle-même. Tout, y compris les murs et le sol, étaient dorés d'un or éthéré. Il y avait cinq personnes assises autour de la table, à distance respectable les unes des autres. Sur ces cinq personnes qu'entourait une aura divine et lumineuse, Franco Guadalmedina en reconnut deux. Et pour cause, puisqu'il s'agissait de Valentino Tarenziore et de Tavish, des Îles de Jade ! Tandis qu'Ariel se posait sur une chaise, identique aux cinq autres et qui semblait invoquée de nulle part, Franco sentit tous les regards converger vers lui. En même temps, une puissance invisible le contraignit à poser genou à terre, et il demeura ainsi un moment.

- Voici l'homme, dit Ariel d'un air plein d'autorité, comme je vous l'avais promis.
- Et comme nous en avions convenu, lui répondit son voisin de droite en hochant la tête.

À sa droite encore siégeait l'Élue Divine, Tavish. Elle portait dans sa main droite le bâton de druide haussé d'ailes en bois qui faisait sa renommée.

- Ravie de vous revoir, Franco Guadalmedina, dit-elle à son attention.
- Je pense que vous pouvez vous redresser, dit une autre femme.

Ce qu'il fit, mais il se garda bien de se poser nulle part : il ne vit aucune chaise pour l'accueillir. Franco détailla alors tous les visages qui l'entouraient. Á la gauche de la Reine des mers était assis un homme impeccablement coiffé, aux cheveux d'or. Une très fine moustache, ainsi qu'une barbiche haussait les traits délicats de son visage de jeune homme. Un anneau en or splendide traversait de part en part le lobe de son oreille gauche et plusieurs anneaux très finement travaillés décoraient ses doigts aux ongles impeccables. L'individu, drapé dans une large cape rouge, avait sur sa poitrine les bras croisés et paraissait ailleurs, comme s'il méditait en attendant que l'on serve le dîner. Á sa gauche trônait en toute simplicité Valentino Tarenziore qui lissait tranquillement l'un des flancs de sa moustache brune. L'Élu Divin, se dit Franco, n'avait plus rien à voir avec le souvenir qu'il avait emporté de lui. Seul et crade dans une cellule de prison, les pieds nus, l'arcade sourcilière récemment explosée, en train de nourrir un rat aussi gros qu'un chat. Tout en Valentino, en cet instant, irradiait la beauté et la sérénité. Une beauté presque divine. Il semblait lui-même avoir tout oublié du degrés de misère où il était récemment parvenu.

- Valentino ? l'interpella Franco toujours debout à l'entrée de la pièce. Tu es mort toi aussi ?

L'Élu Divin hocha la tête en lui faisant un sourire familier ; l'un de ces sourires pour lequel Myrah, Annabelle, ou toute autre femme qui l'avait connu de son vivant se serait damnée sans y réfléchir.

- J'ai mis hors d'état de nuire deux des vampires de la Caraccapa. Les trois qui restaient m'ont fait payer cher la mort de leurs confrères. Ils nous sont tombé dessus alors que nous venions tout juste de lever l'ancre pour Kelvin,  Annabelle et moi. Elle n'a pas survécu à l'attaque non plus.

Á la droite de Valentino se tenait une femme. Elle était vêtue simplement, tant qu'elle aurait pu ne porter aucun vêtement. Sous la surface délicate et fine de tissu qui abritait son corps des regards, chacune de ses formes se devinait sans que cela n'inspire l'indécence. La quiétude qui nourrissait ses yeux verts alla presque jusqu'à intimider Franco. Dans son dos cascadait en taillis une chevelure vert émeraude épinglée de plusieurs bijoux adoptant la forme de feuilles d'arbres. Á la droite de cette femme-ci se tenait assise l'Élue Divine que l'on prénommait Tavish, vêtue d'une robe blanche presque aussi transparente que ce que portait sa voisine. Et sa chevelure rouge contrastait avec la douceur que l'on lisait dans ses yeux d'un bleu océan. Le ton le plus doux paraissait séjourner entre ses lèvres qui évoquaient les pétales d'une rose. En cet instant, Tavish était d'une beauté irréelle. Entre Ariel et l'Élue d'Elye il y avait un autre homme de nature irréelle. La plénitude de n'importe quel soleil, océan ou tornade n'auraient pu rendre honneur à la puissance divine qu'il dégageait. Son aura était si puissante pour Franco, si lumineuse, que ses sens à lui la percevaient comme une odeur. Et il devait plisser les yeux afin d'observer en détail son visage, sous peine de perdre la vue. Malgré son âge avancé, l'on ne pouvait que reconnaître sa beauté immense. Une couronne ornée de trois pointes habillait son crane, disparaissant en partie sous l'épaisseur de sa chevelure grise et de sa longue barbe blanche. Ses yeux, d'un bleu ciel, indiquaient que l'âme et les oreilles du voisin de Valentino étaient aussi ouvertes que ses pupilles. Il portait une armure de plaques brunes, la plus belle que Franco ait vu de sa vie, et qui paraissait avoir été moulue directement sur son torse. Près de l'individu barbu, Guadalmedina se sentit si laid, faible et petit qu'un sentiment de honte envahit sa poitrine. Il l’étouffa rapidement sans mot dire.

- Sais-tu pourquoi nous t'avons conviés à ce conseil, Franco ? reprit Valentino de l'air de l'homme heureux qui trouve la terre simplement belle.
- Je n'en ai aucune idée.
- Nous discutions de l'idée de te ramener à la vie, humain. dit l'homme blond à l'anneau d'or. Ta mission sur la terre n'est pas terminée.
- Puis-je savoir de quelle mission il s'agit ? osa-t-il demander en faisant un geste de la main.
- Voici la Déesse Ariel, que tu connais déjà, dit cette fois-ci Tavish en présentant toute la table. Nerel, le Dieu des voleurs, Elye, la Déesse Mère et Canërgen, le père de la mort. Ainsi que Valentino et moi-même, respectivement Élus Divins de Nerel et d'Elye. Mais nous nous connaissions déjà, tous les trois.
- Je suis Franco Guadalmedina, répondit-il en hochant la tête. Je ne comprends pas vraiment ce que vous attendez de moi, puisque je suis mort.
- Canërgen, le Père des morts ici présent, dit cette fois-ci Ariel, peut m'autoriser à te ramener sur terre dans le but d'en finir une bonne fois pour toute avec la Non Mort.
- La Caraccapa...murmura Franco les yeux rivés sur le sol.
- Nous ne pouvons tolérer une corporation de vampires sur Ryscior, dit le Dieu Canërgen d'une voix grave qui aurait pu faire trembler les montagnes. Ces usurpateurs ne se sont pas contentés de glorifier le chaos en trompant la mort. Ils se sont en plus attaqués délibérément à nos Élus !
- C'est une provocation à l'égard des Dieux que nous ne pouvons tolérer ! reprit l'homme blond qui était Nerel, le Dieu de Valentino.
- Pour qui se prennent-ils, enfin ? débita encore Canërgen. Ce ne sont que de misérables individus qui retourneront tôt ou tard à l'état de poussière, qu'ils le veuillent ou non !
- Cette organisation de vampires ne peut plus être tolérée et nous devons y mettre un terme, dit cette fois-ci la Déesse Elye qui s'était contentée d'observer jusqu'à maintenant.
- Pourquoi ne pas agir vous même ? professa Franco.
- Hélas, dit Valentino, si les vampires sont parvenus à duper les Dieux sur la terre, ces derniers ne peuvent les atteindre de là où ils sont.
- Il nous est interdit d'interagir avec le monde des mortels, répondit Canërgen. Du moins, au delà d'une certaine limite !
- Tu seras en quelque sorte notre bras armé, ajouta Ariel avec un sourire en coin qui fit frissonner Guadalmedina. Á toi seul, avec notre aide bien sûr, tu iras abattre cette organisation au service des Ténèbres. Tu déchireras nos ennemis, comme la foudre déchire un nuage !
- Ton rôle sera de guider ces âmes damnées vers les liquides sentiers qui serpentent entre leurs noires solitudes, dit Elye.
- Non ! glapit à son tour Nerel. Le destin de nos Élus n'a jamais été de tomber pour périr sous les coups de ces imposteurs !
- Ils règnent désormais sur Grande Lagoon, ricocha Ariel. Mais nous avons notre mot à dire, nous aussi ! Parce que, quoiqu'invisibles et sourds auprès de ces vampires, cela nous soulève le cœur de leur concéder cette victoire !

Quelle étrange chose que l'orgueil d'un Dieu... songea silencieusement Guadalmedina.

- Déjà la Non Mort va errant par la forêt sauvage, à travers grottes, criques et rochers, folle comme une hydre.
- Tu ne seras pas seul pour nous faire honneur, Franco Guadalmedina, lui dit Ariel. Je placerai une escorte à tes côtés. Il y a moult choses que je peux faire rejaillir des abysses...

Nerel tendit alors les bras au-dessus de la table, et une lame étincelante apparut, lévitant à quelques centimètres au-dessus de cette dernière.

- Voici pour toi, humain. Pour t'aider dans ta quête contre les Ténèbres et l'imposture. Je te présente ''Velorum''.

Un large sourire étendit alors le sourire de Nerel et une mèche de cheveux blonds voletant vint cacher une partie de sa paupière droite.

- Je l'ai volée moi-même il y a de cela plusieurs millénaires dans l'armurerie de Lothÿe ! L'idiot ne s'est jamais aperçu de rien !
- C'était donc toi ! Gronda Canërgen en croisant les bras sur son torse.
- C'est en quelque sorte une lame encore neuve, lui dit Valentino en souriant à son tour. Elle n'a jamais servi. Sa naissance n'a jamais eu lieu. Peut-être t'attendait-elle, Franco.
- Aussi légère que le vent, ailé d'esprit, le tranchant droit et juste. La lame peut se charger de la lumière du soleil et son toucher sera mortel pour n'importe quel vampire qui croisera ta route ! Velorum peut être prometteuse.
- Qu'en dis-tu, humain ? Reprit Ariel d'une voix forte.

Elle s'était même levée de son siège. Dans un même temps, Nerel avait fait léviter Velorum jusqu'à lui afin qu'il s'en empare, la main ferme bien qu'émue. Il fut surpris par la légèreté de l'épée : elle ne pesait rien.

- Acceptes-tu de revenir parmi les vivants, d'être notre bras armé pour mettre fins aux iniquités de la Non Mort sur l'île de Puerto Blanco ?

Á l'instant où sa gorge se remplissait de nœuds car il allait répondre quelque chose, les portes dans son dos s'ouvrirent en grand et, comme la première fois, la luminosité l'aveugla. Lorsqu'il eût pu récupérer sa vision, une femme aux cheveux ondulés, rouge comme le feu et une capuche blanche relevée sur le crane se tenait debout là. Franco en eut un haut-le-cœur.

- Je vous prie d'excuser mon léger retard. Je vois que votre décision est prise, dit la nouvelle venue en regardant un-à-un tous les membres de ce conseil divin. Mais ne nous étions-nous pas mis d'accord quant au fait que j'avais moi aussi mon mot à dire au regard de toute cette histoire ?

Sa voix avait la légèreté d'un chant d'oiseau. Elle posa alors ses deux yeux vert émeraude -magnifiques yeux !- sur Franco qu'un tremblement d'épaules saisit.

- Tu es devenue une Déesse...Phadria ?

Il avait parlé si bas et d'une voix tremblante qu'il craignît un instant qu'elle ne l'eût pas compris. Mais c'aurait été sous-estimé la belle Phadria Red. Elle lui offrit en échange le plus apaisant de ses sourires. Il se crut alors au cœur du paradis.

- Tu ne m'as pas reconnue, Franco Guadalmedina ? Je suis la Déesse que tu as pourtant persécuté durant des années...

Le tranchant de la voix était à présent aussi aiguisé que la lame d'un poignard.

- Je vois que la décision du conseil est déjà prise, annonça d'une voix forte Phadria à l'attention de ses pairs. Je souhaite cependant m'entretenir avec l'humain un instant, seul à seule.
- Tu as ce droit, fit observer Canërgen en se lissant la barbe.
-  La Déesse que voilà n'a pas de rancune, mais elle a de la mémoire. fit remarquer à son tour Elye.

Puis elle tendit la main à l'attention de Franco et de Phadria, leur désignant les portes restées ouvertes dans leur dos.

- Allez-y.
Ven 14 Sep 2018 - 2:15
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Franco Guadalmedina
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Franco Guadalmedina
Franco Guadalmedina accrocha à ses frusques le baudrier ainsi que le fourreau de Velorum, puis il suivit la femme aux cheveux rouges qui s'était retournée, sans un bruit. Il fut surpris de constater, qu'une fois encore, le paysage autour de lui avait changé. Loin l'océan, ses créatures marines et son iode. Loin aussi la nuit, le palais dans les nuages, les étoiles et l'escalier mythique. Loin les plages de sable fin, l'horizon bleuté et l'îlet sauvage de Grande Lagoon. Á présent, c'était une petite colline verdoyante, à peine une butte, à l'odeur de l'herbe de prairie au printemps qui les soutenait. Devant eux, les nuages allant de blanc immaculé au rose légèrement carné semblaient vouloir embrasser le sol. Aussi loin que les yeux de Franco voyaient, ils étaient seuls. Il y avait dans l'air vaporeux, comme autant d'îles non peuplées ou de belles cités, des parfums de fleurs sauvages. Et de la terre jusqu'au ciel montait doucement une orbe de soleil : l'aube. La douce oraison sauvage qui le saluait dessinait un brûlant cercle d'or autour du tapis de nuages.


Spoiler:


- Pourquoi avez-vous volé ce visage ? tonna enfin Guadalmedina.

Il sentait un peu de colère et d'amertume en lui. Après un silence, qu'elle passa à contempler le flottement silencieux des nuages sur l'herbe émeraude, Phadria répondit :

- Comme dans les maladies où on forge sa propre souffrance, où chaque inspiration déchire la poitrine, et cependant, on est obligé de respirer. Je sais que ce visage te fait souffrir.

Ses mains plates et croisées sur son ventre faisaient s'effleurer l'auriculaire et le petit fourreau d'un poignard argenté.

- Quelle Déesse cruelle vous faites...Atÿe.

On eût dit qu'il venait de lui cracher au visage !

- C'est toi qui me dit ça ? s'emporta-t-elle soudainement.

Puis, après un silence, ajouta :

- Désires-tu que je change d'apparence ?

Il opta pour une réponse négative d'un simple geste de la tête. Un sourire vint alors voiler le visage doux qui le regardait à peine. Alors, d'une voix basse comme pour elle-même, la Déesse souffla :

- Ils t'envoient sauver le monde, alors que tu es incapable de sauver ton âme...
- Je n'ai rien demandé, se défendit calmement Franco. Á vrai dire je ressens la même incompréhension que vous. Pourquoi moi ?
- Ne t'ont-ils pas expliqué, pourquoi ?
- Valentino Tarenziore ne ferait-il pas un bien meilleur bras armé pour vous ? Il a dû tuer bien plus de vampires dans toute son existence que moi. Il est bien meilleur.
- Je suis assez d'accord, dit Atÿe en rabattant son capuchon afin de savourer les premiers rayons matinaux sur son visage ambré. La proposition a été faite à Valentino, mais il l'a refusée. Valentino a fait son temps. Lui est heureux de pouvoir prendre du repos, enfin.

Á la fois lourd et léger comme une plume, un silence tomba entre eux. Franco laissa jouer ses doigts sur le pommeau de Velorum.

- Comment es-tu mort ? attaqua Atÿe de nouveau, le regard sur l'horizon voilé. Ariel et Canërgen ne m'ont pas mis au courant. Je suis assez curieuse.
- Tué par mes anciens alliés.
- Les Seigneurs pirates...
- Ce sont les vampires qui ont le pouvoir sur Puerto Blanco désormais. Mes Seigneurs pirates ne m'ont de toute évidence pas survécu bien longtemps. Leur leader, Rickardo, les a assassiné. C'est également lui qui a fait tuer Valentino. Ainsi que sa femme, Anabelle. Et probablement Ewa. Puis Myrah.
- Sans oublier ta fille, ricocha Atÿe, Camille. L'aurais-tu oubliée ?

Que répondre à cela ? Franco baissa légèrement la tête, inclinant la nuque. Oui, la Déesse de Phadria le troublait, mais ses mots sonnaient vrais. Si la Caraccapa tenait Puerto Blanco dans sa main et avait jugé utile d'y faire le ménage, il était évident que Camille n'avait eu aucune chance d'en réchapper.

- Et bien quoi ? le nargua Atÿe en cherchant avec le sien son regard. Tu sembles surpris, encore une fois. N'était-elle pas ta seule héritière ? Tu pensais que tes ennemis laisseraient vivre ton enfant après ton trépas ? Enfant infirme, qui plus est.
- Pour la Déesse de l'amour, lui jeta Franco, vous avez une drôle de façon d'annoncer à un père la mort de son enfant.
- Te souviens-tu d'Artémis, l'enfant chéri de Phadria que tu as arraché à sa vie dès l'aube de ses jours ?

Un silence. De nouveau. Bien sûr, qu'il s'en souvenait.

- Un enfant pour un autre, poursuivit la Déesse. Certains diraient qu'il s'agit là du geste de l'oeil de la justice, qui voit tout.
- Je regrette ce que j'ai fais subir à Phadria, mais ça n'est pas à vous de me juger pour ce crime.
- Tu te trompes, Franco. Je suis la personne la mieux placée en droit te juger pour ce crime.

Les rayons de l'aube qui percèrent son cœur le firent frissonner de sensations nouvelles.

- Vous qui êtes son unique Déesse, vous entretenez sans doute un lien fort avec Phadria. Pourrais-je lui faire passer un message ? Je n'en ai pas eu le temps de mon vivant.
- Cette seule idée m'est intolérable, lui répondit Atÿe.

La Déesse avança alors de quelque pas. Très vite, les nuages les entouraient tous deux. Franco aperçut alors entre ses iris gris une fontaine de pierre blanches, sculptées de bas-reliefs évoquant divers motifs floraux et végétaux. Atÿe se posa sur le rebord de la fontaine, sa main vint au contact de l'eau claire qui dormait, paisible, au creux de la pierre. Elle tint entre ses doigts une rose rouge qui se mit doucement à léviter entre son visage et celui de son interlocuteur. Alors, la magie divine opéra et Franco put voir, entre les senteurs de fleurs et les pétales incandescents, le visage de sa belle. Plus de trois ans étaient passés, pour lui comme pour elle.

- L'univers n'est grand qu'à la clarté des étoiles, Franco. dit Atÿe.

Il s'assit à son tour et inclina son buste plus avant, afin de mieux voir le visage si désiré. Enfin, après avoir trois ou quatre fois approché la tête du fameux miroir d'Atÿe, il distingua avec plus de détails. Phadria Red souriait, entourée de ce qui paraissait être des frênes ou des pins sauvages au verdoyant feuillage. Franco ne s'imprégna qu'à demi de ces images qui s'agitaient sous ses yeux. Il analysa tout. Phadria avait les cheveux plus longs et plus beaux que jamais, d'un rouge vif. Sa bouche avait la couleur sucrée de celle d'un fruit et la commissure de ses lèvres palpitait légèrement sous son sourire. Ses yeux pétillaient. Il s’interrogea sur la cause, songea à de la joie puis conclut que c'était car elle se trouvait loin de lui. Elle portait autour du cou un châle transparent, légèrement rosé, et une parure sobre mais cernée de quelques joyaux minuscules autour du cou. Alors, Guadalmedina vit qu'elle serrait entre ses bras un enfant qui venait de bondir, et il se sentit ému. Franco réussit peu dans ses essais d'hypocrisie de faciès. Car le jeune enfant qu'il voyait en cet instant précis, depuis l'au-delà, c'était son fils. Loin, quelque part dans les Îles de Jade. Il félicita intérieurement Phadria d'avoir su mener son fils là où rien ne pourrait l'atteindre. Loin des ténèbres, du sang, de la piraterie et de la mort. Et loin de la non-mort.

- Elle n'a pas envie de t'entendre, reprit Atÿe sans toutefois voiler le miroir. Elle n'a pas envie de te revoir. Elle a trop souffert, par ta faute. Ma prêtresse se porte bien, elle élève son enfant seule dans les Îles de Jade. Elle est enfin heureuse.
- Comment s'appelle mon fils ? tenta Franco le souffle rauque.
- C'est avant tout le fils de Phadria.
- Il y a un ours avec elle.
- Elle ne risque rien, sourit la Déesse. Phadria a appris à se tenir loin des loups.

L'enfant avait les yeux de sa mère, songea Franco. Des yeux verts ouverts sur un monde qui n'appartenait qu'à lui. Ses cheveux, bruns et courts, emmêlés de brindilles, embaumaient probablement le sel et les ramures. Á l'instant où le petit garçon referma ses bras autour du cou de sa mère afin de la câliner, faisant du même coup tomber au sol son châle et sa parure, le miroir cessa de s'animer. Atÿe tendit à Franco Guadalmedina les inestimables reliques. Il porta le châle à son visage, et l'odeur du souvenir le submergea comme une vague de fond. Il était bien aise, d'outre tombe, qu'Atÿe lui offre cette ultime vision avant qu'on ne le renvoie telle une âme damnée sur terre. Une vie loin de Phadria, avec sa haine, valait-elle seulement la peine d'être vécue ?

- Qu'attendez-vous de moi, Atÿe ? Vous savez que nous sommes ennemis, vous et moi. Il est dans notre nature de nous opposer l'un à l'autre. Je ne suis pas l'un de vos prêtre. Je suis un loup. Qui se complaît dans le meurtre, l'autorité et la guerre. Nous n'avons jamais rien eu à nous dire.

Il se leva et tourna le dos à la Déesse, gardant serré dans son poing fermé parure et châle.

- C'est vous qui avez rendu infime mon enfant, Camille ! s'emporta-t-il tout en s'éloignant. Une gamine est innocente des crimes de son père ! Vous vous dites Déesse de l'Amour et pourtant vous parlez d'une juste violence au nom des Dieux !

Elle le vit s'éloigner d'un pas furieux, traînant une prison d'où il ne pourrait jamais sortir, même dans sa mort. Alors, Atÿe rugit, forte comme la foudre :

- D'où te vient cette agressivité envers moi, Franco loup sauvage ? Tu te complais dans le rôle de bête, et pourtant je renonces à te persécuter comme tu m'as persécutée. Tu l'ignores encore, mais je viens même de t'offrir un fils !

Il arrêta son pas. Frappé au cœur.

- Un fils ?

Il avisa passant dans les nues deux colombes s'embrassant.

- C'est impossible. Ewa était enceinte, mais...
- Pas Ewa. Mais Myrah.

Dans son dos, Atÿe se leva. Comme Ariel sur l'eau, ses pieds paraissaient flotter sur l'herbe et la terre meuble. Elle reprit :

- La mère de Camille que tu as violé comme une bête quelques semaines avant que tes Seigneurs pirates ne mettent fin à tes jours, a été capturée par tes ennemis et jetée au fond d'une cellule de prison, couverte de chaînes. Personne ne s'en est préoccupé depuis, mais elle est devenu grosse n'ayant reçu aucune visite. Et elle a mis au monde tout récemment, seule dans les ténèbres de la prison de Puerto Blanco, un garçon en parfaite santé. Ton fils.

La peur se souleva dans son âme !

- Mais la Caraccapa ne le laissera jamais en vie !
- Les vampires ne se préoccupent plus de leurs prisonniers depuis qu'ils ont pris le pouvoir sur l'archipel. Á quoi bon ? Puisque leur victoire est totale...

Et elle le dépassa, entreprenant de remonter la colline verdoyante en portant à son nez délicat la rose rouge. Franco la rejoignit en deux bonds !

- Atÿe !

Comme elle ne cilla pas, il l’appela une seconde fois, plein de détresse :

- Atÿe ! Ne les laisse pas faire.

L'aube naissante qui avait eu pour effet de réchauffer ses vieilles entrailles les laissaient désormais nouées et glacées.

- Ne laisse pas ces vampires assassiner cet enfant !
- Malheureusement pour toi, Franco, je suis Déesse de l'Amour et toi une bête froide et  cruelle, comme tu me l'as si habilement fait remarquer. Je ne te porte pas dans mon cœur. Alors pourquoi te viendrai-je en aide, à toi qui a supplicié tant des miens ?

Il n'avait pas de mot assez fort pour persuader la Déesse, sans doute, cependant il tenta de la convaincre !

- Je n'ai plus d'yeux pour voir ce que font mes ennemis ! Atÿe, tu es une Déesse de miséricorde, non ?

Encore une fois, elle ne lui répondit que par du silence. Franco songea qu'elle se plaisait à le voir se débattre !

- Je te l'ai déjà dis, reprit-il, je regrette la mort d'Artémis !
- Les regrets ne t'ont-ils pas déjà appris l'inutilité de regretter ? Qu'as-tu fais, de ton vivant, afin de te racheter aux yeux de ma douce Phadria ?
- J'offrirai ma vie, s'il le faut ! cria-t-il sous l'écho. Pour sauver celle du garçon !
- Malheureusement Franco, ta vie t'a été ôtée, je te le rappelle. Tu n'as plus rien de valeur à m'offrir.

Il n'obtenait rien d'Atÿe, et ce rien, songeait-il, il l'obtenait de ses craintes ! Les tièdes voluptés des nuages vinrent embrasser leurs deux silhouettes dans le paysage. Il parla alors. Et ce n'était plus qu'un murmure.

- Je te le demande humblement, Déesse. J'ai tout perdu. Jusqu'à ma vie, celle des miens. Sauve la vie de mon fils.

Alors, l'ayant entendu, Atÿe fit demi-tour et leurs regards se croisèrent. Soudain épuisé, Franco tomba à genoux. Ses mains vinrent, comme mues par un réflexe nouveau, se porter sur les quatre plaies ouvertes qui creusaient son poitrail.

- Je te le demande comme un père, qui vient déjà de perdre sa fille. Je n'étais pas là pour la protéger...

Á genoux qu'il était, dans sa propre tombe, il sentit le brasier de la main d'Atÿe le réchauffer doucement lorsqu'elle se posa sur sa joue. Il n'y avait nulle animosité entre eux deux. Seulement dans cette caresse, plus que de la douceur et de l'apaisement. Sa voix, lorsqu'elle parla, avait à la fois la force de la foudre et la douceur d'un rayon. Ses mots reflétaient l'azur.

- Ta détresse m'a attendri, Franco, tout loup fou et sanguinaire que tu sois. Je peux faire quelque chose pour ton enfant, avant qu'il ne soit trop tard. Mais le prix à payer sera terrible pour toi.
- Qu'importe le prix, du moment qu'il vivra. plaida Franco.
- Tu t'engages sans savoir, lui opposa d'une voix désolée la Déesse. Tu devras accepter ton sort dans ce qu'il a de plus sombre.
- Vivra-t-il ? demanda-t-il simplement, d'une voix ferme.
- J'ai déjà envoyé l'un de mes apôtres le sortir des geôles de la Caraccapa. Ton fils à l'heure qu'il est est entre mes mains, et il s'éloigne de Puerto Blanco. Mais je n'ai rien pu faire pour la mère.


Comme aux lueurs d'une forge, il sentit son visage s'éclairer d'une paix intérieure nouvelle. Atÿe s'éloigna de lui tandis qu'il se remettait debout.

- Je vais être franche avec toi. Je t'annonce que je me suis opposée à ta résurrection. Mais le conseil a hélas été unanime face à moi. Valentino et Tavish également. J'ai donc demandé à ta Déesse, Ariel, d'entraver certains de tes faits et gestes. Cela afin de t'empêcher de semer la mort et la terreur sur terre, une fois que tu seras revenu à la vie. Ainsi tu ne pourras jamais passer plus d'une journée sur la terre ferme. La même règle s'applique à l'équipage qui te suivra. Maintenant, Franco Guadamedina, presse-toi et ne gâche pas ta deuxième chance.

Ils arrivèrent tous deux, et d'un même pas au sommet de la colline Franco remarqua alors avec stupéfaction que rien ne se trouvait autour d'eux, sinon le ciel. D'un geste de la main, Atÿe fit apparaître une cascade d'eau claire qui semblait plonger au centre du monde. Les nues dissimulaient à Franco l'étendue de l'eau et la grandeur de la chute. Venait pour lui l'heure de sauter. Il vérifia que l'épée de Nerel, Velorum, tenait bien dans son fourreau. Une dernière fois, la voix d'Atÿe tinta avant qu'il ne s'élance :

- Assurons-nous de nous quitter au moins en meilleurs termes que lorsque nous nous sommes rencontrés, Franco Guadalmedina.

Elle ne souhaita ni de le revoir, ni ne lui souhaita bonne chance. Il bondit alors dans le vide du monde, la poitrine gonflé d'audace. La chute fila en moins d'un clin d’œil ! Avant même qu'il n'en comprenne la raison, il se retrouva au milieu de l'océan ! Il nagea vers la surface, qu'il sentait au moins à trente pieds au-dessus de sa tête ! Un banc de poissons, affolés, se dispersa sur sa route ! Ariel était là également, bras croisés sur sa poitrine. Sa chevelure brune flottait lentement. D'une taille si grande qu'il était impossible pour Franco de la distingue du front aux chevilles, il sentit son souffle lui manquer. Á l'instant où il se noyait, deux bras solides le saisirent puis le tirèrent. Il s'y agrippa de toutes les forces de ses muscles avant de sentir une impulsion extraordinaire le guider en flèche vers la surface de l'océan ! Ses yeux le brûlaient affreusement, il était trempé et trouva la force de grogner devant les larges blocs d'air douloureux qu'on jetait dans sa poitrine ! Il toussa. Lorsqu'il fut en état de distinguer ce qui l'entourait, ce fut pour constater la présence à ses côtés de son très cher Wallace ! Un navire aux voiles déchirées les portait tous deux, ainsi qu'une dizaines d'autres hommes ! L'ancien mage gris l'aida à reprendre son souffle en tapant dans son dos. Les plus beaux lauriers n'étaient pas exempt du tonnerre ! jura intérieurement Guadalmedina. Qu'avait Ariel à vouloir sans cesse lui faire boire la grande tasse ? Une explosion sourde, suivit d'une pluie glacée déboucha ses oreilles. Il tourna la tête sur sa droite. Là jaillissait droit des abysses comme s'il avait lui aussi besoin de respirer, un soixante canons orné de Joly Roger taillés à même son bois noir. Avec à sa proue, un squelette désarticulé tenant le bras gauche levé vers le ciel. Cette figure, Franco l'aurait reconnue entre toutes : L'Alvaro De La Marca.

~



Les coursives de la poupe du baggala Ramien Al-Zahayna disparaissaient sous l'épaisseur de la brume. L'on était en pleine journée, mais le ciel était si couvert, l'océan si noir et la purée de poix tant épaisse que l'on se serait cru au milieu de la nuit nageant dans les ténèbres. Un peu partout à bord du baggala, des flambeaux s'allumaient. L'obscurité, effrayante, presque palpable, était tombée d'un coup. Le capitaine était un homme sec et grand, aux cheveux ornés de frisottis quoique dégarnis au niveau des tempes, du front et des oreilles. Une épaisse barbe couleur poivre et sel lui mangeait le visage, accentuant la rigidité des traits qui le marquait. Il n'en était pas à son premier voyage de Vindex à Teikoku, sur le Nouveau Monde. Le Al-Zahayna regorgeait de présents pour le Sultan de l'Ancien monde. La traversée était longue de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, mais l'opération valait les risques que l'on prenait pour sa réussite. C'était du moins ce qu'il estimait.

- Capitaine ! appela un Ramien. Venez voir ça !

Il tendit au capitaine la longue-vue aux anneaux dorés qu'il avait entre ses mains la minute précédente.

- Qu'en dites-vous, Capitaine ? Nous mettons plus de toile ?

Á la lumière de la lunette, un navire à l'aspect inquiétant venait de jaillir de la brume.

- Il nous colle au cul, répondit-il.

Second coup d'oeil à la lanterne :

- Il a l'air mal en point. Les voiles sont déchirées. Pas de pavillon...
- Il semble agressif, Capitaine, fit remarquer le premier.
- Un pirate égaré, sans doute. Ce que nous transportons est bien trop précieux pour risquer un tiraillement avec les flibustiers de la Passe. Tu as raison mon garçon, fais hisser davantage de toile et semons-le. Je n'aime pas sa façon de nous coller ainsi au cul.

Mais un vent mauvais semblait souffler sur le Al-Zahayna ce jour-là... L'océan gargouillait, à la manière d'une bête féroce et affamée. La visibilité tomba complètement. En moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, le baggala de Vindex se retrouva encerclé. Á l'image du premier, qui leur collait à la poupe, deux autres vaisseaux venaient de jaillir du brouillard ! Bons marcheurs, les bâtiments évoquaient trois fauves, trois hyènes prêtes à se repaître du Ramien qui ne leur échapperait plus très longtemps ! Serrant toujours au plus près leur proie, les trois fauves éclopés aux voiles sombres et déchirées se rapprochèrent jusqu'à ne former vue du ciel plus qu'un seul corps ! Et ce fut l'abordage ! Des hordes d'hommes bondissaient tels des diables à l'assaut du Al-Zahayna ! Épées rouillées au point, couteaux entre les dents, des teints cadavériques et des yeux bouffis de cernes noires ôtèrent aux Ramiens leur bien le plus précieux : la vie ! Au milieu de la tumulte et du carnage personne n'entendit la voix du capitaine hurler depuis le gaillard d'avant :

- Balancez le coffre à la mer ! La cargaison, il faut protéger la cargaison !

Mais ses hommes étaient en train de se faire tailler en pièces sur le pont de son propre navire ! Des gerbes de sang, des débris d'os et de tripes, véritables nids de couleuvres, faisaient glisser ceux que la lame n'avait pas encore cueillis ! Le capitaine se précipita tout en sueur jusqu'à sa cabine, écartant de son mieux avec son arbalète de poing les hommes aux dents noires qui tentèrent de lui barrer la route ! Là, il se saisit d'un coffret minuscule ! Paniqué, tandis que la mort hurlait au-dehors, il laissa courir des doigts tremblants le long de son chemisier. Il vint sortir d'une poche cousue intérieurement une clé étrange à deux rangées de dents, et l'incrusta dans la serrure ! Le coffret ne contenait qu'un médaillon minuscule en or véritable serti de rubis flamboyants ! Le Capitaine serra nerveusement le bijou entre ses doigts et courut sur le pont principal du Al-Zahayna ! Il joignit en deux bonds le gaillards d'avant d'où il venait et passa par-dessus le bastingage sa main avec, à bout de bras, le pendentif au-dessus des vagues et leurs bouches hurlantes !

- Cessez ce massacre ! Arrêtez-tout ou bien je balancerai à l'eau le talisman d'Abraxas !

Un homme interrompit alors le massacre qu'il perpétrait à la pointe de son sabre et leva le visage vers lui. Le seul reflet de ce barbare imprimé sur sa rétine le fit frissonner des pieds à la tête ! Le teint affreusement pâle, la gueule d'un pirate, l'homme vêtu de noir portait sur le dos plus que des oripeaux ! Ses vêtements déchirés, en partie fondus, paraissaient à demi-consumés par on-ne-savait-quoi, tout mêlés d'algues et de coquillages ! Un feu violent dansait dans ses prunelles ! Sa peau était, en diverses endroit, fondue, gouttant presque comme du beurre, et il avait l'air de sortir droit d'un four gigantesque ou bien des enfers ! Différentes couches de peinture noire, ou bien de suie, ou bien de fumée, se mêlait à la sueur et à l'eau de mer qui gouttait sur sa peau dissoute, blafarde ! Une barbe noire, épaisse, presque encore fumante lui mangeait le visage en commençant par le menton !

- Vous n'avez rien compris, cria le démon ! L'or ne nous intéresse pas !

Alors la précarité de sa situation effraya le capitaine ! Il jeta un œil sur l'équipage sorti des trois navires qui l'encerclaient ! D'où étaient sortis ces bâtiments décharnés, au bois disloqués et brûlé ? D'où étaient sortis ces hommes à l'air de charognes ? Les derniers Ramiens étaient en train de se faire massacrer sous ses yeux ! Par une meute d'hommes vêtus de haillons, de lanières, d'oripeaux au teintes calcinées où s'enchevêtraient divers algues, coquilles et coraux ! Une meute d'hommes assoiffée de sang que l'or n'intéressait pas ! Le capitaine enfila autour de son propre cou le talisman certi de rubis et balança au sol son arbalète vidée de carreaux ! Il se saisit de son cimeterre, tremblant, tandis que l'homme barbu au visage fondu montait les marches qui le séparaient de lui sur le gaillard !

- Qui est votre Capitaine ? appela-t-il en dernier recours !

Un choc dans son dos manqua de peu de lui faire perdre l'équilibre. Un navire gigantesque, désarticulé, aux voiles et au bois noir comme la mort avec un squelette brisé en lieu de figure de proue venait de percuter le Ramien en pleine proue ! La dernière vision du commandant de l'Al-Zahayna fut celle d'un Elfe à la peau sombre, haut d'au moins six pieds de haut, ferme comme un colosse qui barrait le navire ayant jaillit de nulle part. Aujourd'hui, la mort se trouvait à son aise ! Le Capitaine blêmit de terreur ! Il cria de nouveau, afin que tous l'entendent :

- Où est votre Capitaine ? Je demande à parlementer avec lui ! J'exige de voir votre Capitaine sur le champs !

Un sifflement dans son dos ! Il eut à peine le temps de se retourner que l'ombre noire qui venait d'atterrir derrière lui à bord de l'Al-Zahayna esquissa un geste. Quelque chose lui perfora le cœur et il s’effondra immédiatement !

~



Les cadavres du baggala de Vindex s'enfoncèrent dans les abysses pour leur dernier voyage, la bouche ouverte et pleine d'eau salée. Le noir rutilant de l'océan était devenu rouge de sang. Déjà, cette nourriture facile avait attiré plusieurs poissons géants, aux rangées de dents aiguisées comme des poignards ! Les goulus. Et au milieu de ce cimetière flottant, quatre navires fantômes qu'un mystérieux et ancien incendie avait ravagé traçaient leur route ! Á bord, les hommes à l'allure triste passaient des cales au pont, où ils venaient s'étendre les yeux clos, reprenant leur souffle après la bataille. Certains jouaient avec les algues mortes ou les coquillages qui avaient trouvé un refuge dans le poil de leur barbe. Le Griffon était barré par l'homme à la peau noire jadis originaire du Sultanat d'Oshiraq : le Capitaine Ashqar el Mardos dont les fils de la barbe, rebelles après avoir connu la morsure des flammes, semblaient destinés à ne jamais plus retrouver leur texture et leur place initiale. La beauté du Griffon n'offrait pas ces proportions froides et monotones qu'offrait habituellement l'Amirauté Kelvinoise en les présentant comme le type de la perfection. C'était un navire de fougue, un étalon qui se jouait des vagues, immense désert bleu sous une voilure écorchée. Guidant Le Griffon sur les eaux de la Passe, L'Artois, ancien et dernier navire de l'Élu Divin Valentino Tarenziore, avec à sa tête un tout nouveau capitaine : Wallace. Suivait les deux précédents, La Caimán.

Franco Guadalmedina jeta un dernier regard au châle incarnadin, à la parure de perles et aux pétales de rose rouge. Puis il referma le coffre sur ces divers objets et verrouilla la serrure à l'aide d'une petite clé en or. Il ne laissa fuir aucun mot sur sa langue puis, silencieux comme une tombe, enfonça sans douleur la minuscule clé à l'intérieur d'une des plaies causées par le sabre de son ancien Seigneur pirate. Avec son pouce, il entraîna la clé aussi loin dans sa carcasse qu'il le pût puis posa le coffre sur l'étagère vide de la grande armoire de sa cabine. Il tenta de faire de sa sérénité un calme temps antique. Si, de son vivant, il avait menti à son âme ; dorénavant il ne mentirait pas. Franco entendait tomber avec distinction sur les planches brisées de son Alvaro De La Marca le son des gouttes de pluie qui venaient s'y écraser. Une averse du diable se déversait sur la Passe. Le vacarme était grand et se répercutait avec force à ses oreilles.

- L'équipage vous attend. Sur le pont.

La voix lui apparaissait comme étrangère, indésirable. Franco ne tourna pas même la tête vers elle. Il savait à qui il avait affaire.

- Je n'aime pas cette familiarité que tu utilises avec moi. J'aime encore moins celle dont tu fais preuve avec ce navire enlevé aux abysses. Je te rappelle que l'Alvaro ne peut avoir qu'un seul capitaine.
- Allons, pas de disputes entre nous.

Toujours cette voix froide, pleine de suffisance. Ce regard débordant de poison. Ce pied, sinistre, lorsqu'il tapait le plancher du soixante canons.

- Après tout, reprit l'Elfe noir en s'adressant à Franco, je te rappelle qu'Ariel m'a envoyé vers toi pour t'aider à vaincre tes ennemis. Et j'aime particulièrement ce vaisseau !

Avec dans la voix le timbre fou de la trahison, le nouveau venu déclara sans sourire :

- Je pense même faire pour l'Alvaro de la Marca un bien meilleur capitaine que toi. Tu devrais le savoir, je suis un navigateur hors-pair, le plus grand esclavagiste du monde ancien et l'un des premiers pionner Elfe Noir à rendre populaire le culte d'Ariel.

Pour toute réponse, sans lever le nez des hublots fouettés par la pluie, Franco annonça :

- Je n'ai jamais entendu parler de toi.
- Je n'aurai pas pensé que tu en porterais la peine. C'était il y a des millénaires. Notre Déesse a un sens de l'humour un brin particulier, tu ne penses pas ? Cela fait des siècles qu'elle m'a délivré de la tombe. Tout cela pour quoi ? M'autorise à hanter les profondeurs abyssales, terrorisant les marins, me gorgeant du sang de leurs capitaines les uns après les autres...et aujourd'hui, elle vient enfin de me libérer de mon statut de prédateur des mers. Cela fait près de huit-mille ans que je n'ai pas foulé le pont d'un navire.
- L'Alvaro est à moi, mais La Caimán a besoin d'un Capitaine.

L'Elfe émit un son guttural à mi-chemin entre un rire étouffé et un râle. Les traits de son visage se tirèrent comme la corde d'un arc, avant de se détendre comme la queue d'un fouet.

-  Je vois. Réglons nos différents dans ce cas. Tout de suite.
- C'est déjà réglé.

Il avait suffit d'une seule chose à Franco : ôter son gant puis ouvrir la main. Surgissant de nulle part, fendant l'air en deux, une lame légère comme un fil de soie apparut à la vitesse de la foudre ! Il la saisit en plein vol, continuité de son bras, avant de la plaquer sur le coup de l'Elfe noir qui se retrouvait bloqué entre la lame et la cloison de bois ! Les muscles de son cou, tendus comme ceux d'un bœuf, paraissaient sur le point de rompre d'eux-même ! Franco le tenait en joue, à la Merci de Velorum. Il avança son visage, jusqu'à ce que leur deux nez se touchent presque. Puis, dans un souffle glacé comme la mort, il lui ordonna en prenant bien soin d'articuler chaque syllabe :

- Je me fous de savoir qui tu as été de ton vivant, ou qui tu es aujourd’hui. Mais l'Alvaro de la Marca m'appartient légalement et je suis autant que toi mandaté par Ariel pour mettre fin aux activités de la Non mort sur Ryscior. Si tu ne m'es d'aucune utilité ici, je te tuerai pour te renvoyer d'où tu viens. Á présent, fais ton choix, Livyatan. Je te le répète une toute dernière fois : La Caimán a besoin d'un capitaine. »

~



Franco Guadalmedina s'avançait parmi les ténèbres nocturnes, Velorum contre sa cuisse, à l'abri dans son fourreau. La pluie tombait sur lui en grosses gouttes, épaisses comme des flaques.  L'ombre des damnés enveloppait tout entier L'Alvaro De La Marca. Sous l'élargissement noir et sans fin de l'horizon, Franco avançait sous le regard de la Déesse. L'équipage se tenait face à lui, formant deux masses grouillantes de marins ébahis, à sa droite et puis à sa gauche. Debout, assis sur le pont principal, ou bien accrochés, tels des singes, aux enfléchures dans les haubans brinquebalants. Il fit un pas. Puis un autre. C'étaient là des dizaines, des centaines de visages décharnés, brûlés ; des toisons fuligineuses et crépues ; des habits rongés par les flammes, partis en fumée. Il discerna, collé sur le pectoraux de Jose, le nouveau Second de bord, une étoile de mer dont les branches s'étaient refermées toutes entières sur le baudrier de cuir guirlandé d'algues noires, vertes et jaunes. Le guerrier à la peau noir, barbu et les cheveux tressés en dreads épaisses lui tendit respectueusement un tricorne noir, usé. Il s'en coiffa alors. Instinctivement, il passa la main sur les quatre plaies ouvertes qui perforaient sa peau. L'eau de pluie en jaillissait comme d'une fontaine, mouillant sa chemise, son gilet et sa veste. Lui aussi, remarquait-il, était vêtu de frusques déchirées et en mauvais état. L'équipage était silencieux, un peu comme à un enterrement. Il prenait le temps, pendant qu'il avançait, de regardait sans se presser le visage de chacun de ses hommes. Il tentait de percer à jour le pauvre étui de ces âmes hébétées. Comme pour en graver à tout jamais le souvenir en sa mémoire.
Devant lui, une femme à la peau noire portant une robe ornée de coquillages noirs et blancs, ainsi qu'un masque fait d'un crane humain le dévisageait. Lorsqu'il arriva jusqu'à elle, leurs regards se croisèrent. C'était comme un songe qui continuait le long des remparts de la nuit. Un songe au long duquel chacun devrait gouverner son âme en flammes. La prêtresse des Îlets sauvage fit un pas sur le côté et fit un geste de la main. Elle désignait le gouvernail du vaisseau. Solennel comme à un enterrement, Franco Guadalmedina écarta alors des drisses en bois les algues informes et le petit crabe gris qui s'y baladait. Il vint s'écraser sur le pont du navire et partit se cacher sous les anneaux épais d'un cordage de chanvre en claquant des pinces, comme mécontent. L'Alvaro De La Marca frissonna tout entier, comme une femme, lorsque ses mains, -l'une nue, l'autre gantée- se saisirent du gouvernail. La foudre s'abattit, vive, prodigieuse et saisissante, non loin ! La voilure du géant noir se déploya alors ! Il avait tellement longtemps erré dans la solitude qu'il ne se souvenait plus de rien. Á présent, tout lui revenait. Doucement, Le Griffon, La Caimán et L'Artois se mirent au pas, suivant le fier Alvaro. Le bâtiment lui prisait de mordre le vent à pleines dents et Franco le laissa faire ! Cette nuit sans lune, L'Alvaro De La Marca avait retrouvé son Capitaine.





FIN
Ven 14 Sep 2018 - 2:15
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